12 nov 2020

Olivier Assayas : “Au cinéma, il faudra choisir entre la qualité et la quantité”

Ecrit juste avant l’irruption du coronavirus mais publié cet automne, l’essai “Le temps présent du cinéma” d’Olivier Assayas s’attèle au décryptage des mutations actuelles du cinéma, un art plus que centenaire aujourd’hui débordé de toutes parts – pour le pire et pour le meilleur. Faut-il imaginer un monde sans salles de cinéma ? Comment filmer quand tout est devenu trop visible ?

Propos recueillis par Olivier Joyard.

Olivier Assayas. Crédit: Les Films du Losange.

Depuis les années 1980, Olivier Assayas construit un œuvre de cinéaste à la fois classique et très en dehors des clous, autant inspiré par Bergman que par les expériences visuelles alchimiques des années 60 de Kenneth Anger. Cela donne des films étonnants, de L’Eau froide (1994) à Clean (2004) en passant par Sils Maria (2014) et Personal Shopper (2016) avec Kristen Stewart. Souvent, Assayas déploie ses personnages comme des énigmes qui se complexifient un peu plus sous nos yeux au fil du récit. Jusqu’à revenir nous hanter bien après la projection. En parallèle à son travail de réalisateur, le parisien mène une réflexion critique sur les images, une tradition que son dernier livre Le Temps présent du cinéma perpétue. Rencontre.

 

 

Numéro: Que faites-vous depuis le début de la pandémie ?

Olivier Assayas: Je suis en train d’écrire, la période y est assez propice, même si à certains moments je commence vraiment à me lasser : le cinéma constitue pour moi un aller-retour permanent entre la réflexion, l’écriture et l’action. L’action me manque, j’ai terminé Cuban Network il y a presque un an et demi. J’ai eu la chance que le film puisse sortir avant le confinement et vivre sa vie en salles, au moins en France…

 

 

Les allers-retours entre la réflexion et l’action ont toujours été au cœur de votre pratique : vous avez été à la fois critique et cinéaste dès le début de votre carrière. Dans Le Temps présent du cinéma, le texte que vous publiez, vous proposez un état des lieux d’une mutation.

Même quand j’écrivais aux Cahiers du cinéma, cela n’avait de sens que parce qu’en même temps, je réalisais des courts-métrages. J’écrivais aussi des scénarios, pour des copains et ensuite pour des cinéastes plus connus comme André Téchiné. Je signais aussi des piges dans Métal Hurlant et Rock and Folk. J’ai même travaillé comme technicien subalterne sur Superman… Le rapport pratique que j’avais aux effets-spéciaux a nourri ma réflexion sur l’évolution contemporaine du cinéma. Constamment, la pratique a contredit la théorie, tandis que la théorie a contredit la pratique.

 

 

Ce n’est pas si fréquent que des cinéastes poursuivent une réflexion théorique durant toute leur carrière. Bresson l’a fait, avec les Notes sur le cinématographe.

Les écrits que je trouve les plus importants sur la compréhension du cinéma moderne sont dus à des réalisateurs : le livre de Tarkovski, Le Temps scellé, Ma vie et mes films de Jean Renoir, les merveilleuses Notes sur le cinématographe de Robert Bresson auxquelles vous faites allusion. Quand les cinéastes évoquent leur vécu et de leurs réflexions, c’est passionnant. Avec les peintres, c’est pareil. Je parle beaucoup de David Hockney dans mon livre, parce que lui aussi contribue à cette tradition, dans une circulation entre la réflexion sur l’image et son œuvre.

 

 

Vous écrivez : “Il ne me semble pas souhaitable, en règle générale, de poursuivre comme avant.” Etes-vous fait de ruptures ? J’ai aussi l’impression que vous restez fidèle à des idéaux qui ont traversé votre jeunesse.

J’essaie de rendre des comptes à l’adolescent que j’ai été, lors d’une période de rébellion et de ruptures, les années 70. Depuis cette époque, je me suis toujours défini contre le dominant. Aujourd’hui, il me semble que des choses sur lesquelles je me suis construit par rapport au cinéma sont remises en cause et interrogées. D’une part, à travers mille nouvelles pratiques qui nous obligent à repenser le périmètre de ce qu’est un film. Et puis, nous sommes confrontés à l’idée de la survie du médium, du fait de la fermeture des salles pendant des mois. Il y a une forme d’accélération de l’histoire. Des questions qui affleuraient – comment les films vont être regardés, par exemple – deviennent vitales. J’y ai assisté en direct sur Cuban Network avec Penelope Cruz, fabriqué à la charnière entre deux mondes. Il s’agit d’un pur film de cinéma, au sens où il a été produit de façon très aventureuse, en casse-cou, dans une logique d’indépendance. En même temps, mes producteurs ont été sauvés économiquement par Netflix, qui a acheté les droits. Dans la foulée, Cuban Network a été vu par un nombre de spectateurs extravagants, en tous cas à l’échelle de mon cinéma. Cela renvoie forcément à la question du choix entre le qualitatif et le quantitatif.

 

 

Comment choisir, quand il est question de survie ?

J’en discutais récemment avec Thomas Bangalter de Daft Punk, qui évoquait un sujet sur lequel je crois qu’il a profondément raison : la dégradation des supports. La musique de Thomas se retrouve aspirée par une machine, des plateformes où il n’a aucun contrôle sur la singularité et l’aura de ce qu’il a fait. On peut évoquer la même chose concernant le cinéma. Parfois, on se retrouve à discuter avec des cadres qui pourraient travailler dans l’agro-alimentaire, au sens où ils discutent des films comme de produits à placer dans un grand supermarché. Ce n’est pas un mal en soi, mais on ne parle pas le même langage. J’ai toujours cru à l’idée du grand écart, que mes films puissent avoir un pied dans le grand public et l’autre dans une histoire longue qui est celle de l’art cinématographique. Mais nous sommes dans un monde où il faut repenser notre rapport à ces questions.

“Le Temps présent du cinéma” d’Olivier Assayas. Collection Tracts (n° 20), Gallimard.

Pour une portion du public, le cinéma représente le seul accès à l’art. S’adresser à des gens qui ne parlent pas le même langage, c’est une des fonctions du cinéma.

Cette conviction, j’y ai toujours été attachée. Mais est-ce vraiment encore possible et de quelle manière ? La situation du cinéma ans nous force à revoir ce qui mérite d’être défendu et ce qui vaut la peine qu’on se batte. Les réponses sont à la fois collectives et intimes.

 

 

Le cinéma a muté depuis quarante ans de façon radicale.
Oui, mais d’une façon assez binaire, du point de vue de la progression fulgurante des effets spéciaux numériques. On passe d’un monde avec des limites à ce qu’on peut représenter vers un monde où il n’y a plus de limites. Aujourd’hui, tu as la même liberté au cinéma qu’un dessinateur ou un peintre. Hannibal qui passe les Alpes avec ses éléphants, tu peux l’écrire dans un scénario et ça ne fera peur à personne. Il y a trente ans, n’importe quel producteur aurait bondi parce que c’était infilmable. Pareil avec les vaisseaux spatiaux… Tous les domaines du fantastique, où on se rapproche parfois du dessin animé, peuvent exploser. L’acteur vivant qui joue et exprime des sentiments humains, n’est plus que l’une des dix-huit couches de ce qui est mis en scène. D’un autre côté, il existe encore un cinéma qui s’occupe de représenter le monde et de maintenir un fil avec son histoire. Cette problématique existe depuis les débuts, entre Méliès et Lumière, mais elle traverse en réalité toute l’histoire de l’art. On a eu une peinture à grand spectacle pratiquée en atelier, comme celle de Véronèse, mais plus tard les impressionnistes ont dit : prenons un chevalet pour aller peindre un arbre dans un champ.

 

 

De quel côté vous situez-vous ?

Je crois à la représentation du réel, donc je chéris un cinéma issu de l’expérience et des émotions humaines. Plastiquement, je recherche une ligne claire. S’il y a un artiste que j’adore et dont le langage m’importe, ce serait Manet : il y a chez lui à la fois le réel et une forme d’esthétisation très graphique et épurée. J’aime aussi cela chez Robert Bresson, Racine, Vermeer. J’en rêve, mais je ne sais pas si je l’atteins d’une façon ou d’une autre.

 

 

Depuis deux décennies, l’idée de la “mort du cinéma” circule dans la lignée du critique Serge Daney et de Jean-Luc Godard. Vous n’aimez pas trop ces regrets d’un âge d’or passé. Comment éviter la mélancolie par rapport aux mutations en cours ?

Quel cinéma après la Nouvelle Vague, quel roman après Proust, quelle peinture après le carré blanc sur fond blanc de Malevitch ? On peut se poser ces questions. Mais on a aussi envie de dire, comme Baudelaire : “La forme d’une ville change plus vite que le cœur d’un mortel”. C’est hélas le problème du temps auquel chacun est confronté, la manière dont le monde qu’on a connu se transforme sous nos yeux. Pour moi, la question de la mort du cinéma telle qu’elle a été exprimée, je ne suis pas sûr qu’elle ait produit grand-chose. La trajectoire artistique de Godard est l’une des plus passionnantes, il y a zéro débat sur cette question, mais la mort du cinéma telle qu’il la formule ne concerne que lui. Ce n’est jamais le cinéma qui meurt ou disparait, mais une idée du cinéma. Celle sur laquelle ce grand artiste a bâti son œuvre. Or, c’est un fait : le cinéma n’est pas mort. Des œuvres se construisent, passionnantes. Mais elles ne peuvent pas avoir les mêmes enjeux historiques que la Nouvelle Vague il y a soixante ans, qui a surgi dans un moment de libération. A titre personnel, j’ai une réponse basique, qui est de revenir au minimalisme et à l’essentiel : le visage, l’émotion, être capable de filmer un champ de coquelicot en étant moderne.

 

 

Le cinéma est-il une forteresse désormais assiégée ?

Je crois tout le contraire. Le cinéma n’est pas une forteresse. Si elle était assiégée, je ferais plutôt partie des assaillants. La cinéphilie archaïque figée ne m’intéresse pas.

 

 

Vous écrivez dans votre livre : “Le cinéma doit interroger la société, et non pas être interrogé par elle”. C’est une adresse aux revendications féministes et des minorités qui remettent en cause le contenu de certains films. Mais ne peut-on pas aussi en profiter pour se demander ce qui pourrait changer dans l’accès au cinéma, appeler à un renouvellement des voix mises en valeur ?

Quand j’ai commencé à faire des films, le cinéma avait beaucoup moins de prestige, comme un truc de mauvais élève. J’ai assisté au moment où il est devenu socialement désirable, à l’image du rock. Cette idée que le cinéma est devenu un lieu de pouvoir social, dont chacun devrait pouvoir avoir sa part, me semble relativement nouvelle. Je ne vis pas le cinéma de cette manière-là. Chacun a droit à l’égalité des chances, je suis attaché à cette notion et je me réjouis que de nouvelles écoles ouvrent, notamment en banlieue. A condition qu’on n’y donne pas Hollywood ou Netflix comme modèle… Moi, je n’ai pas fait d’école de cinéma. Dans mon expérience, le cinéma était même à l’opposé de l’école. Les arts restent des aventures solitaires : il faut un acte fondateur de rupture avec le groupe pour s’imposer en tant qu’artiste. A un moment donné, tu rejettes ce qu’on t’apprend et tu te construis. Ce qui m’intéresse, c’est de trouver face à moi quelqu’un qui me raconte son histoire. Sa singularité. Comme Pasolini l’a fait avant.

 

 

 

Nous vivons dans un monde sans salles de cinéma. Est-ce seulement transitoire ?

Il existe un tel désir de cinéma que le jour où la réouverture sera effective, un afflux aura lieu. A un moment, on a besoin d’être avec d’autres gens pour regarder des images. Je m’en rends compte aujourd’hui plus que jamais. Ils peuvent projeter ce qu’ils veulent : le simple fait d’être assis dans une salle de cinéma me manque. L’autre jour, je regardais The Chicago Seven, sur Netflix, parce que j’aime bien Aaron Sorkin. A quel moment était-ce autre chose que du cinéma ? Les idées sont très brouillées. La réouverture des salles et le choix que feront les cinéastes de croire à cette entité – ce qui veut dire parfois travailler avec moins d’argent – seront décisifs pour l’avenir.

 

 

Dans la pratique des images contemporaines, beaucoup de cinéastes réalisent des séries. Vous-même êtes en train d’en écrire pour HBO, alors que le genre n’est pas ce que vous préférez en tant que spectateur.

La question est de savoir comment se construit notre rapport aux images. Quand j’ai débarqué aux Cahiers du cinéma au début des années 1980, ma culture venait de la télévision. J’ai grandi à la campagne. Les classiques, je les avais vus sur grand écran. Ma culture de bric et de broc a été façonnée de cette manière-là. Je regardais aussi des séries. Je ne parle pas seulement de Chapeau Melon et bottes de cuir et de l’ado amoureux de Diana Rigg que j’étais. Je pense aux Incorruptibles, à Mannix, Des Agents très spéciaux… Ces séries ont constitué mon imaginaire et puis je m’en suis détaché car je les trouvais trop répétitives, trop mécaniques. Je n’ai pas choisi cette voie parce que la liberté du cinéma me correspondait davantage.

 

 

Quelle sera la série que vous allez réaliser ?

Le distributeur américain A24 m’a proposé de diriger une minisérie en huit épisodes, inspirée de mon film Irma Vep (1996). Comme une déclinaison, où le rapport entre la fiction et le réel se trouve constamment interrogé [Irma Vep revenait sur la figure de Musidora, héroïnes des Vampires, le serial muet de Louis Feuillade.] Le deal a été bouclé avec HBO. J’écris, je réalise, je produis. Je me retrouve dans un drôle de truc [rires]. Le rôle principal sera joué par Alicia Vikander. Nous tournons l’année prochaine à Paris.

 

 

Une aventure de plus dans votre cinéma hétéroclite.

J’essaie de tirer les choses le plus loin possible.

 

 

Le Temps présent du cinéma par Olivier Assayas. Collection Tracts Gallimard. Disponible.