“Not all Americans are stupid. 5% remain frequentable”. The cult interview with Ian McKellen
Si ses prestations dans “Le Seigneur des anneaux”, “X-Men” et autres “Da Vinci Code” l’ont fait connaître du grand public, Sir Ian McKellen est avant tout l’un des derniers grands acteurs shakespeariens, dans la droite lignée de Sir Laurence Olivier et de Sir Derek Jacobi. Il y a quelques années, le Britannique de 80 ans s’épanchait pour Numéro sur les sujets sensibles que sont la guerre, la religion et les Américains, avec l’acuité et l’esprit qui le caractérisent.
Propos recueillis par Philip Utz.
Numéro : Le photographe David Bailey vous décrit comme étant une “virulente vieille tante”. J’en déduis que la prise de vue s’est merveilleusement bien déroulée.
Ce très cher David a une fâcheuse tendance à vouloir réduire les gens à une ou deux épithètes, généralement odieuses. Lorsque j’étais dans son studio, par exemple, il m’a traité de “vieux singe”. Ce qui, venant de lui, ne pouvait être qu’un compliment.
Quels souvenirs le vieux singe garde-t-il de la Seconde Guerre mondiale ?
On dormait tous sous les tables, de peur que le toit nous tombe sur la tête. Sirènes, couvre-feu, rationnement… Malgré la noirceur du tableau, mes parents m’ont appris qu’on se devait de laisser la planète dans un meilleur état que celui dans lequel on l’avait trouvée. Ils avaient pour habitude d’offrir leur hospitalité aux évacués comme aux prisonniers de guerre allemands, ce qui ne manquait pas de faire jaser dans les chaumières. Je me souviens également qu’ils avaient hébergé le premier homme noir que Wigan – notre petit patelin du nord de l’Angleterre – ait jamais vu. Henry. Un homme sublime, lustré comme une sculpture d’ébène. Les enfants du village, pourtant accoutumés à voir leurs pères rentrer des mines le visage noir de suie, n’en croyaient pas leurs yeux. Transis, ils le suivaient à la trace dans la rue comme le Messie.
Comment avez-vous surmonté la disparition prématurée de votre mère quand vous aviez 12 ans, puis celle de votre père quand vous en aviez 24 ?
Je ne m’en suis jamais remis. Mon plus grand regret est de ne pas avoir connu mes parents dans ma vie adulte. De ne pas avoir eu l’occasion de parler avec eux des choses essentielles, fondamentales. De ne pas avoir été leur confident, leur ami. De ne jamais leur avoir révélé mon homosexualité.
L’avez-vous toujours assumée ?
J’ai su très tôt que le David de Michel-Ange m’émoustillait plus que la Vénus de Botticelli. Mais, en ce temps-là, ce n’était pas quelque chose qu’on criait sur les toits. Et pour cause : l’homosexualité était réprimée par la loi en Grande- Bretagne jusqu’en 1967. A strictement parler, j’étais donc un criminel jusqu’à l’âge de 28 ans. Et lorsque ce n’était pas la police qui vous jetait en taule, c’était l’opinion qui vous lynchait sur la place publique. C’était abominable.
Est-ce à l’université de Cambridge que vous avez renoncé à votre patois du Lancashire pour cet anglais châtié qui fait votre réputation ?
Les comédiens jouent de leur voix comme les musiciens d’un instrument. La mienne a donc toujours été pour le moins modulable. Petit, j’avais déjà deux façons de parler : celle – injurieuse, prolétaire – que je réservais à mes camarades de classe, et celle – benoîte, complaisante – que je destinais à mes parents. En arrivant à Cambridge, j’ai vite compris qu’à moins de parler comme si j’avais une cuillère en argent dans la bouche, jamais je ne me ferais accepter par tous ces fins de race pédants.
Comment expliquez-vous qu’en dépit de votre stricte éducation chrétienne, vous soyez aujourd’hui un athée impénitent ?
Enfant, j’affectionnais le communautarisme de la paroisse chrétienne. Les écoles religieuses, les messes dominicales, les vacances bon marché entre chrétiens bien-pensants… Ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé que la religion avait pour vocation de diviser et non de rassembler. L’homophobie rampante prônée par la plupart des dirigeants religieux est édifiante. La croyance religieuse est une chose, le matraquage idéologique en est une autre.
Ne craigniez-vous pas de vous aliéner votre public en proclamant sur un talk-show américain que la Bible n’est qu’un tissu de mensonges ?
J’étais en pleine promo au Festival de Cannes lorsque ma langue a fourché. J’aurais mieux fait de l’avaler. Mais les Américains ne sont pas tous des évangélistes abrutis. 5 % de la population restent parfaitement fréquentables, je peux vous l’assurer.
Pourquoi alors avoir récidivé en déchirant des pages de la Bible en public ?
“Lorsqu’un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, tous deux ont fait une chose détestable. Ils doivent absolument être mis à mort.” Excusez-moi du peu, mais c’est écrit, noir sur blanc, dans le Lévitique. À force de systématiquement trouver ces satanés versets au chevet des lits d’hôtel, j’ai fini par prendre la mouche. Pour la petite histoire, un couple d’amis mariés s’est amusé à m’envoyer une trentaine de ces pages, chinées dans des chambres au gré de leurs voyages. Leur carte mentionnait simplement : “Pour les W-C.” Dont acte.
Pourquoi les comédiens britanniques sont-ils systématiquement relégués à de sombres seconds rôles de Machiavel ou de parias dans les productions hollywoodiennes ?
Parce qu’on est des allochtones, tout simplement. Ce qui suffit à en épouvanter plus d’un outre-Atlantique, vous pouvez me croire. Et puis, on est les seuls étrangers dont les Américains maîtrisent la langue… même s’ils ont parfois du mal. D’autre part, l’accent anglais a des sonorités délicates et huppées. Ce que les Américains trouvent toujours très suspect, voire inintelligible. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les malfrats des films hollywoodiens étaient allemands. Pendant la guerre froide, ils étaient russes. Et dernièrement, la tendance est au malfaiteur extrême-oriental. Les héros, quant à eux, sont invariablement incarnés par des stars américaines. Et s’il y a bien un rôle qui ne fait pas partie de mon répertoire, c’est bien celui-là.
Votre “sir” vous permet-il de dégoter une meilleure table au restaurant depuis que vous êtes chevalier de l’ordre de l’Empire britannique ?
Sir Laurence Olivier, Sir John Gielgud, Sir Alec Guinness… Je ne vais pas vous cacher que c’était un immense honneur pour moi de rejoindre un tel panthéon. Il y avait juste un hic. Je trouvais parfaitement diabolique que le gouvernement Thatcher daigne m’accorder cette distinction tout en s’acharnant à faire passer un projet de loi visant à interdire toute discussion en rapport avec l’homosexualité dans les écoles britanniques. Depuis ce jour, le “sir” me sert avant tout à me faire entendre par les responsables politiques avec lesquels je m’entretiens régulièrement dans l’espoir de faire évoluer les mentalités.
[Archives Numéro 98, novembre 2008]