2 fév 2021

Who is the enigmatic Shygirl ?

Pour inventer en toute liberté son propre personnage et son univers envoûtant, la musicienne Shygirl se présente à son public sous les traits de quatre avatars en 3D. Proche de figures aussi pointues que SOPHIE, Zebra Katz ou encore la productrice électro Arca, la Britannique nous entraîne, avec son EP Alias, dans son univers futuriste qui défie toute catégorisation.

Shygirl par Aidan Zamiri.

Deux jeunes femmes modélisées en animation 3D se font face, éclairées par une lumière couleur miel. Si leurs courbes plantureuses rappellent des poupées gonflables, leurs visages ronds et leurs yeux immenses évoquent plutôt les célèbres Bratz chères aux enfants des années 2000. Mais bien loin d’être prudes, ces personnages se prêtent ici à un jeu sensuel de séduction pendant qu’une voix sombre et suave susurre sur un rythme frénétique : “Nasty, filthy, moving your body, so close, so close to me.” [“Méchante, dégoûtante, qui remue ton corps si près, si près de moi.”] La parade envoûtante ressemble à une invitation et les deux corps aux proportions impossibles approchent leurs visages l’un de l’autre mais sans jamais s’embrasser. “Come and get it if u need/ I guarantee you’ll like the taste.” [“Viens et prends-le si tu en éprouves le besoin, je t’assure que tu en aimeras le goût.”]

 

 

Dissonantes, les harmonies et les mélodies laissent résonner un érotisme agressif, tandis que la puissance glaçante de leurs beats nous replonge directement dans la moiteur d’une rave de la fin des années 90. Aussi chauds que les coups assénés par la musique sont froids, les corps s’y cherchent et s’y découvrent. On pense à un croisement audacieux entre la techno acide du producteur Benny Benassi et le R’n’B sensuel d’une Cassie, des influences que Shygirl, la singulière auteure du titre, assume complètement.

 

 

Comme son nom ne l’indique pas, la jeune femme cachée derrière Shygirl n’a en réalité rien d’une fille timide. Elle serait même tout l’inverse, et son pseudonyme a été choisi précisément afin de renverser ce stéréotype. Tout au long de son enfance et de son adolescence dans le sud de Londres, Blane Muise – de son vrai nom – reste “celle qui dit ce qu’elle pense et lance une conversation”. Ses idées fourmillantes, elle les exprime très tôt par les mots, textes et poèmes qui remplissent ses carnets jusqu’à, plus tard, envahir les notes de son téléphone. Mais si, pour la Britannique, l’écriture reste un passe-temps aux airs d’exutoire lui permettant de prendre du recul sur ce qu’elle pense et ressent, elle est déjà sûre qu’elle n’en fera pas une carrière. Du moins pas sous cette forme.

 

Quelques années plus tard pourtant, le texte deviendra le cœur même de l’activité de Shygirl. Alors que la Londonienne travaille dans une agence de design et n’a pas encore l’intention de se lancer dans la musique, elle commence à se familiariser avec le son, en mixant lors de soirées branchées de la capitale anglaise. C’est là qu’elle fait, un jour, la rencontre d’un certain Sega Bodega, figure en vue de la scène électronique underground, qui lui propose en 2016 de produire son premier morceau, Want More. Dès lors, la “shy girl”, qui n’adoptait alors son pseudonyme qu’à quelques occasions anecdotiques, s’affirme artiste à part entière, scandant pour la première fois ses paroles dans le timbre monocorde qui deviendra l’une de ses particularités. Après seulement quelques mois, un premier EP paraît et sonne déjà comme un manifeste. L’artiste y plante un décor musical, glissant habilement sur la ligne ténue qui sépare l’anxiogène de l’aphrodisiaque : pendant que les voix enivrent et que les beats signés Sega Bodega entêtent, adressés directement au corps via leurs rythmes organiques, les notes grincent et surprennent pour instaurer dans chacun des cinq morceaux un déséquilibre assumé. Le projet s’enveloppe alors d’un étrange magnétisme, prenant justement racine dans cette instabilité.

 

 

“Je serais incapable de m’identifier à des figures parfaites et sans défauts. Quand nous traversons les pires situations, nous nous apercevons que les meilleures parties de nous-mêmes viennent très souvent de nos faiblesses.”

 

 

Lorsque Shygirl nous rejoint en visioconférence, nous ne découvrons ni webcam ni visage, seulement le dessin sommaire d’une silhouette féminine à genoux, sur laquelle les lettres de son pseudonyme s’écrivent en rose. “Shygirl, mon pseudo, joue sur cette idée préconçue, il brouille les pistes au sujet de qui je pourrais être”, nous confie la jeune femme quelques minutes plus tard. Son apparence publique n’appartient qu’à elle et personne n’a à la contrôler. Tout comme son identité, qu’elle s’amuse à remodeler à travers quatre avatars conçus en 3D, inventés au moment de réfléchir aux visuels d’Alias,
son nouvel EP paru le 20 novembre. Ces fameux personnages aux allures de poupées Bratz repérés dans les clips précités de Bawdy, mais aussi de Freak et de Slime, portent chacun un nom : Bae est la plus séductrice, Baddie, la plus sombre, tandis que Bonk aurait presque des airs de clown. “Selon les situations, certains de ces personnages prennent le dessus sur les autres pour maîtriser ce qui m’arrive. C’était le moment de leur laisser la place qu’ils méritent.” En réalité, tous révèlent une nouvelle facette de la personnalité de Shygirl, qu’elle laisse parler à tour de rôle au fil des sept titres de son nouvel opus.

Dans Alias, la Londonienne raconte souvent sans détours ses virées nocturnes, de ses soirées en club à ses aventures sexuelles, et rend hommage aux genres musicaux qui l’ont bercée dès la fin des années 90, entre grime, rap britannique et eurodance. L’opus s’enrichit d’ailleurs de prestigieuses collaborations. À la production, on retrouve, entre autres, la patte de la musicienne et chanteuse SOPHIE, elle aussi représentante incarnée de cette scène underground, aux côtés de Sega Bodega, avec lequel Shygirl a depuis fondé le collectif Nuxxe. Comme le prouve sa présence récente sur certains titres des artistes Arca ou Zebra Katz, la jeune femme ne rechigne en effet jamais à partager son univers : “Tous ces artistes sont pour moi de très bons amis, et il y a entre nous une véritable synergie, une connexion qui transite par nos passions les plus profondes”, explique-t-elle. Porté par une variété inédite de nuances et de tons, le nouvel EP de Shygirl élargit son répertoire tout en restant guidé par sa voix polymorphe. Là où son premier opus ne faisait, selon ses mots, qu’“ouvrir la porte de son univers”, le second invite à y pénétrer complètement, accueilli par ses personnages un rien intimidants.

 

 

D’ailleurs, si Shygirl jouait dans un film pour enfants, elle incarnerait probablement l’antagoniste principal – un rôle qui convient parfaitement à celle qui a toujours admiré les méchants et les antihéros. “Je serais incapable de m’identifier à des figures parfaites et sans défauts. Quand nous traversons les pires situations, nous nous apercevons que les meilleures parties de nous-mêmes viennent très souvent de nos faiblesses.” Motivée par une curiosité perpétuelle, l’artiste épluche les récits d’épouvante, la science-fiction, la fantasy jusqu’à des imaginaires bien plus joyeux et colorés, pour en extraire sa propre esthétique. Celle-ci emprunte plus volontiers la route cahoteuse du grotesque que les sentiers battus et rebattus du beau. En témoigne la couverture d’Alias, où le visage de l’artiste se perd dans des méandres de chair d’où n’émergent que ses yeux et ses lèvres écarlates. L’image gêne et inquiète – c’est l’effet escompté : “Parfois, une image suffit pour dire ce que les textes ne peuvent pas dire. Si elle me dérange, c’est qu’elle provoque une réaction, justifie l’artiste. Et je veux être provoquée autant que provoquer les autres.

Et sur scène ? Passionnée par le monde virtuel dans lequel elle a laissé s’épanouir son univers ces derniers mois, la Britannique ne s’est pas pour autant privée de réfléchir à d’ambitieux projets pour des prestations bien réelles. “J’aimerais que mon public sorte de mes concerts comme s’il avait vécu une expérience occulte”, déclare-t-elle avec enthousiasme. Qu’elle s’y présente sous la forme de ses quatre avatars 3D projetés en vidéo, d’un hologramme, d’une silhouette sans visage ou d’un corps bien réel, Shygirl compte bien déjouer toutes les attentes. Espérons qu’une reprise des concerts permette bientôt de découvrir comment.