29 mar 2021

Un EP planant s’inspire entièrement d’un livre d’images

Révélé en 2019 par son premier album, le chanteur et compositeur français Matías Enaut revenait ce vendredi 26 mars avec un projet plutôt original : la création d’un EP instrumental inspiré par un recueil d’illustration de l’artiste Alexis Jamet. Une véritable expérience synesthésique où se mêlent formes et couleurs, poèmes, sons et harmonies pour s’immerger dans un univers flottant peuplé de nuées sonores et de fleurs vaporeuses. 

En 1911 à Munich, un certain Vassily Kandinsky se rend à un concert où l’on joue des œuvres du compositeur autrichien Arnold Schönberg. Immédiatement, le peintre d’origine russe est ému par ce qu’il entend et perçoit dans cette approche musicale une quête similaire à sa propre pratique plastique. Alors que les deux artistes font connaissance puis entament une correspondance épistolaire, Kandinsky réalise de nouvelles compositions picturales qui, par leurs formes et leurs couleurs plus ou moins abstraites et leur investissement de l’espace, semblent directement inspirées de la musique sérielle de Schönberg. Et si le premier assumait déjà cette dimension intrinsèquement sonore de son art, le second avait de son côté commencé il y a plusieurs années, parallèlement à son écriture musicale, une pratique de la peinture traduite le plus souvent par des portraits d’une grande expressivité. Illustré par l’osmose entre ces deux artistes majeurs du début du XXe siècle, cet éveil puissant d’un sens par un autre possède un nom : la synesthésie. Analysé sur le plan neurologique depuis deux siècles, ce phénomène identifiant une capacité hors-norme ne concernant qu’à peine 5% de la population mondiale a toutefois inspiré de nombreux artistes. Au fil des décennies, beaucoup ont tenté de la provoquer par leur pratique, et leur nombre n’a cessé de croître à une époque où il est de plus en plus commun et quotidien de stimuler simultanément l’écoute et le regard.

 

Plus d’un siècle après Schönberg et Kandinsky, l’artiste-illustrateur Alexis Jamet et le musicien Matías Enaut se sont à leur tour prêtés à cet exercice dans le cadre d’un projet collaboratif. Avec une différence fondamentale, cependant : ici, le mouvement créatif n’est pas parti du son pour aller vers l’image, comme presque toujours désormais lorsque les artistes sortent morceaux et albums, mais a pris le sens inverse. Dans un livre inédit sorti récemment aux éditions FP&CF, Alexis Jamet a réuni plusieurs de ses créations colorées à l’aérographe caractérisées par leurs éclats de couleurs en aplat aux contours flous derrière lesquels, ici tout particulièrement, on identifie plusieurs variétés de fleurs assemblées comme dans des bouquets. Alors que ces images imprimées en pleine page composent un récit visuel d’une grande délicatesse, l’artiste décide d’aller plus loin lorsqu’il trouve le titre de son recueil, Le bruit des pétales, qui lui donne envie de le compléter par des textes : c’est là que Matías Enaut entre en scène. Déjà remarqué en 2019 avec son premier album Nuées, où l’on découvrait une musique planante et éthérée portée par des paroles mettant les cinq sens en majesté, le compositeur-interprète français a ici illustré les images d’Alexis Jamet par des poèmes écrits comme des chansons, avant d’être “effeuillés pour en extraire les passages essentiels” – à la manière de haïkus, précise leur auteur.

Mais l’intervention de Matías Enaut ne s’arrête pas là. Pendant qu’il écrit les courts poèmes venant discrètement enrichir les pages du Bruit des pétales, l’artiste a l’idée de joindre aux mots et aux images la musique en produisant un EP de six morceaux qui, contrairement à son premier album, font cette fois-ci l’économie de la voix et des paroles. En une vingtaine de minutes, le Français y déroule à son tour une histoire aussi douce et vaporeuse que celle racontée par les illustrations, avec leur propre langage : aux fleurs roses, violettes, rouges, bleues ou vert émeraude qui maculent les pages de leurs formes flottantes et leurs lignes troubles, Matías Enaut répond par des notes feutrées pianotées au synthétiseur, samples scintillants et réverbérations fantasmagoriques. Aussi fluide que les images se succèdent sans discontinuer, sa musique coule sans heurts, allégée seulement par quelques silences ou fondus sonores qui rappellent le blanc laissé par Alexis Jamet entre les couleurs vives de ses créations et sur les pages du recueil. Si l’EP pourrait indubitablement être rangé dans la catégorie “ambient”, ses effets de texture sonore ajoutent une aspérité rappelant le grain généré plastiquement et numériquement par l’illustrateur, et soulignent d’ailleurs l’ambiguïté sémantique du mot “bruit” choisi dans son titre. À l’expérience de cette “audition colorée” – pour reprendre une expression formulée par Kandinsky et Schönberg – s’ajoute la production de l’EP sur une cassette audio dont Alexis Jamet assure le design de la jaquette, ainsi qu’une série d’animations numériques correspondant à chacun des six titres. Cette fois-ci, la boucle synesthésique semble bel et bien bouclée.

 

 

Matías Enaut, Le Bruit des pétales, disponible depuis le 26 mars.

Alexis Jamet, Le Bruit des pétales (2021), disponible aux éditions FP&CF.