15 avr 2021

Sufjan Stevens : le musicien prodige raconte le deuil en 49 titres

Le musicien prodige Sufjan Stevens a construit sa carrière sur la création d’une œuvre expérimentale : des épisodes énigmatiques tantôt fondés sur le zodiaque chinois tantôt sur le Michigan, l’État du Midwest des États-Unis dont il est originaire. À 45 ans, cette figure de la scène indé américaine  – entre folk et pop baroque – est de retour avec “Convocations” une symphonie électronique obscure et fragmentée de 150 minutes…

Sufjan Stevens © Evans Richardson et Melissa Fuentes

Sufjan Stevens a annoncé la sortie de son neuvième album studio en se fendant d’un simple tweet, publié sur le compte du label Asthmatic Kitty Records dont il est l’un des fondateurs : “Convocations est constitué de 49 morceaux et propose une réflexion entièrement instrumentale sur un an d’anxiété, de deuil et de solitude”. Étonnamment, la jaquette de cette machination lugubre tient à une spirale jaune sur fond cyan qui semble se mouvoir inlassablement, apposée comme un sceau indélébile. Sur cet album concept, long de deux heures et demie et disponible en intégralité le 6 mai – de nombreux morceaux peuvent d’ores et déjà s’écouter en ligne – Sufjan Stevens livre la funèbre bande originale du deuil en cinq volumes – Meditation, Lamentation, Revelation, Celebration, Incantation –, eux-mêmes divisés en une dizaine de chapitres. Dans ce somptueux opus mélancolique et contemplatif, les cordes dialoguent avec les lamentations des synthétiseurs, les instruments soufflent et chuchotent dans une atmosphère solennelle dénuée de grandiloquence : le prodige de la composition rend hommage à son défunt père, disparu deux jours après la sortie de The Ascension, son précédent album.

On a connu Sufjan Stevens en compositeur de disques de Noël, mêlant spiritualité et humour absurde, puis délaissant les standards au profit du cinéma pour collaborer avec Luca Guadagnino qui réalisait alors sa romance estivale Call Me By Your Name [2017]. Mais le multi-instrumentiste n’est pas seulement l’homme que l’on appelle à la rescousse pour signer une BO, c’est avant tout un prodige qui a construit sa carrière sur la création d’une œuvre expérimentale : des épisodes énigmatiques tantôt fondés sur une adaptation du zodiaque chinois en version electronica (Enjoy Your Rabbit, 2001), tantôt sur l’improbable narration du Michigan, cet État du Midwest des États-Unis dont il est originaire (Michigan, 2003). Tel un savant fou incarcéré dans son propre laboratoire, Sufjan Stevens se consacre depuis des années à des méditations sophistiquées sur Dieu, les tueurs en série, l’État de l’Illinois et les monuments historiques, abandonnant les schémas établis de l’industrie musicale, développant une musique baroque et complexe aux morceaux souvent longs et déstructurés. Passé par la folk, la musique électronique minimaliste ou la pop baroque, cette musique de chambre qui oscille entre envolées lumineuses et obscurité abyssale, le musicien se confiait à Numéro, en 2005, à propos de ses explorations musicales : “Plus je vieillis, plus les barrières existentielles que je rencontre sont nombreuses. Le travail passé crée un précédent, et je veux tenter de me défaire des vieilles habitudes et essayer quelque chose de neuf. C’est de plus en plus difficile en vieillissant. J’ai toujours peur de devenir une caricature de moi-même, ou que tout ce que je fais se révèle un peu futile et vain. Je ne le pense pas vraiment, mais ce sont des peurs obsédantes. Pour moi, ça devient une entreprise masochiste. Je suis obligé de m’infliger des souffrances terribles pour favoriser le processus créatif.

Sufjan Stevens a toujours été attiré par la marginalité et la contrefaçon, pastichant le monde à coup de notes, établissant un dialogue entre les instruments et la vraie vie comme dans un concerto. L’artiste parodie ainsi récits historiques, contes fantastiques populaires, références bibliques et faits divers, pour les transformer en une matière personnelle profondément émouvante. Passionné par les aliens et l’Apocalypse, le quadragénaire porte à merveille le costume de l’outsider et fait salle comble à New York avec des musiques à l’opposé des standards mainstream. D’ailleurs, il s’expose très peu aux médias, ne s’épanche pas sur sa vie privée, a longtemps travaillé sans manager ni agent et laisse ici, comme une bouteille à la mer, 49 morceaux en hommage à la disparition de son paternel. “Je crois que tous les artistes sont, par la nature même de ce qu’ils font, à l’écart du reste de la collectivité, expliquait-il à Numéro. Pour ma part, je n’ai pas à ma connaissance de maladie mentale et je me sens très bien intégré, tout à fait opérationnel et sociable. Mais en même temps, quand je suis tout seul chez moi et que je travaille à ma musique ou à mes dessins, je comprends cette concentration malsaine, obsessionnelle que l’on peut développer sur son travail et ses créations. On devient semblable à une espèce de schizophrène paranoïaque qui vit dans une petite caravane dans les bois et s’échine à bricoler des chefs-d’œuvre à coups de paillettes.” Le mystère a son charme. Sufjan Stevens a encore frappé.

 

 

 

Convocations de Sufjan Stevens [Asthmatic Kitty Records], disponible le 6 mai.