Rencontre avec Omah Lay, prodige de l’afrobeat : “Dans mon pays, la police peut vous prendre pour cible à cause d’une coiffure”
En 2020, deux EP ont fait passer Omah Lay de l’anonymat à la célébrité. Le jeune Nigérian, capable de chanter et de produire ses propres morceaux, fait partie des figures qui mixent de façon innovante les musiques africaines avec la pop ou le R’n’B.
Par Delphine Roche.
Temple de la musique africaine dans les années 70 avec le mouvement afrobeat et son fondateur, Fela Kuti, le Nigeria est aujourd’hui l’épicentre d’un nouveau courant. Emmené par Burna Boy, Wizkid, Davido, Olamide ou encore Tiwa Savage, l’afrobeats – aussi appelé afropop ou afrofusion – tisse un pont entre le Nigeria et le Ghana, d’une part, et l’Angleterre d’autre part, où se concentre une grande partie de la diaspora originaire de ces deux pays anglophones. Sur les braises d’un passé colonial douloureux est née une nouvelle modernité africaine qui séduit le monde entier en mariant des musiques populaires locales aux formats et productions de la pop et du hip-hop.
Pays le plus peuplé d’Afrique, avec plus de 200 millions d’habitants, le Nigeria est ainsi aujourd’hui un vivier étourdissant de talents musicaux. Dans le sillon des grandes stars célébrées aux BET Awards et aux Grammys, de jeunes artistes atteignent déjà une popularité mondiale. On pense notamment à Rema, âgé de 20 ans, que certains ont découvert via… une playlist publiée par Barack Obama. Parmi les jeunes voués dans un futur proche au même destin stellaire, Omah Lay figure en pole position. À 23 ans, avec seulement deux EP à son actif, le jeune homme est déjà considéré comme une référence incontournable au Nigeria. Sa célébrité précoce lui vaut quelques inconvénients, qu’il relate sans mélancolie, sur un tempo dansant, sur le morceau Can’t Relate, issu de son EP de cinq titres What Have We Done, publié en novembre 2020. “Cette chanson parle du décalage lié à mon nouveau statut”, confie-t-il depuis Lagos. “Beaucoup de choses ont changé pour moi depuis la publication de mon premier EP. Je ne peux plus sortir tranquille dans la rue, et les gens me disent : ‘Oh ! tout va bien pour toi, tu es tellement célèbre maintenant…’ Je me sens en décalage avec cette image parce que je n’ai pas changé, je vis toujours de la même façon, je suis toujours ce garçon qui travaille toute la journée sur des sons.”
Cette célébrité un peu encombrante, Omah Lay l’a acquise à la faveur de ses singles Do Not Disturb et Hello Brother, puis avec son premier EP, Get Layd, sorti en mai 2020 et rapidement devenu le mini album d’afrobeats le plus joué sur toutes les plateformes de streaming. Sur cet opus de cinq titres figurent notamment les singles You et Bad Influence, publiés précédemment et devenus des hits. Au fil de ses formats courts (moins de trois minutes), Omah Lay explore diverses sonorités : “Je n’aime pas rester dans un seul type de son, explique-t-il. Mais je suis africain, nigérian, et je considère que ma musique relève toujours de l’afrobeats ou de l’afrofusion.” Ce qui frappe, et ce qui distingue Omah Lay de certains de ses contemporains, c’est sa capacité à articuler parfaitement les nuances de son chant, profond, lyrique, à la fois joyeux et introspectif, avec les rythmes de ses musiques qui empruntent elles aussi différentes nuances. Cette richesse est sans nul doute le fruit de sa double casquette, chanteur certes, mais aussi, souvent, producteur de ses propres morceaux. C’est en effet en tant que producteur pour d’autres musiciens que le natif de Port Harcourt, dans le sud du Nigeria, s’est d’abord fait connaître dans son industrie, après un détour par le rap, adolescent – officiant alors sous le nom de Lil King à Marine Base. “Très jeune, j’ai commencé à travailler en tant que producteur, et je ne faisais pas la musique que je voulais faire pour moi, poursuit-il. J’ai passé cinq ans à créer des beats et à écrire pour d’autres, j’avais oublié mon désir de m’exprimer par moi-même. Ce n’est que l’an dernier que je me suis mis à écrire mes propres chansons.”
“J’ai été plusieurs fois victime de ces violences, et, par la grâce de Dieu, j’ai pu m’échapper. Mais je ne peux pas imaginer ce qui advient des jeunes qui ne sont pas célèbres, comme moi. En janvier-février 2020, j’étais encore un garçon ordinaire qui traversait la rue avec un certain type de coiffure, un certain style vestimentaire. Or, dans mon pays, la police peut vraiment vous prendre pour cible à cause d’une coiffure ou d’un tatouage.”
Issu d’une famille de musiciens, Omah Lay a hérité de l’expérience de son père, percussionniste, et de celle de son grand-père, qui faisait partie d’un groupe de highlife, un style musical né au Ghana au tournant du XIXe siècle et devenu très populaire au Nigeria jusque dans les années 50. Synthèse de musique ghanéenne, de jazz américain et d’influences européennes, le highlife s’est enrichi, au Nigeria, des rythmes des percussions de la culture yoruba et de mélodies de guitare syncopées. “J’ai une grande capacité à tisser les différents styles de musique afro, mais ma vibe première reste le highlife, et c’est en grande partie dû à l’influence de ce courant dans ma famille”, déclarait Omah Lay par le passé. Fondamentalement métissée, complexe, croisant ses cultures historiques et des influences européennes implantées plus tard dans la région, la musique de l’Afrique occidentale relève en effet d’une grande variété de styles. Mixant l’anglais parlé par les Africains de l’Ouest, le West African Pidgin English, et parfois le yoruba, les chansons nées au Ghana et au Nigeria offrent une photographie de l’immense diversité de cette région, sans cesse réinventée et “réappropriée” par les Africains, et brassée avec les divers courants de la pop occidentale pour faire naître des expressions sonores inédites.
Sur son deuxième EP, What Have We Done, Omah Lay explore notamment l’afroswing et le reggae fusion, tandis que ses textes mixent les thèmes du hip-hop sur Can’t Relate (le lifestyle d’une superstar, les filles un peu trop faciles, les diamants à son poignet…), sa quête spirituelle
sur Godly, ou encore une déclaration à une belle dont il se languit, sur Confession. Sur Get Layd, le musicien se définissait comme un bad boy fumant de la marijuana, et parlait de sexe de façon provocatrice sur Ye Ye Ye… Difficile de croire à cette affirmation fracassante en entendant les accents sensibles de la voix du jeune homme et en voyant son minois adorable. “Vous pensez que je suis un bad boy ?” nous demande-t-il d’une voix douce, tout en séduction, avant d’éclater de rire : “Je ne sais pas si j’en suis un, tout dépend de la définition qu’on en donne. Peut-être que je suis un gentil garçon qui parfois agit mal. Mais je pense que c’est le cas de tout le monde, non ?”
Cette question, qui relève des parfaits clichés des bluettes pop, prend au Nigeria un tournant plus crucial et plus politique alors que la jeunesse, brutalisée par les forces de l’ordre, et notamment par la brigade SARS (special anti-robbery squad), a défilé dans les rues pour demander l’abrogation de ces forces spéciales, et la fin des violences policières. Comme un triste témoignage de l’acuité brûlante de cette demande, les manifestations pacifiques ont été accueillies par des tirs à balles réelles, générant des dizaines de morts. Face aux préjugés et à la violence des policiers, une coiffure assimilée à une allure gangsta ou un tatouage peuvent causer de graves ennuis. “C’est un moment terrible pour nous”, commente Omah Lay, la voix étranglée. “J’ai été plusieurs fois victime de ces violences, et, par la grâce de Dieu, j’ai pu m’échapper. Mais je ne peux pas imaginer ce qui advient des jeunes qui ne sont pas célèbres, comme moi. En janvier-février 2020, j’étais encore un garçon ordinaire qui traversait la rue avec un certain type de coiffure, un certain style vestimentaire. Or, dans mon pays, la police peut vraiment vous prendre pour cible à cause d’une coiffure ou d’un tatouage. Aujourd’hui, ce combat contre la brutalité policière se poursuit et nous essayons de lui donner le plus de résonance possible, pour que les gens sachent ce qui se passe au Nigeria.” Un pied dans cette réalité mordante et sinistre, l’autre dans les sphères du succès et de la célébrité, Omah Lay avance comme un équilibriste, tâchant de suivre le fil de sa voix si personnelle. Sur son deuxième EP, un alter ego alliant, comme lui, masculinité et sensibilité, lui a prêté main-forte : le rappeur et chanteur d’Atlanta 6lack fait une apparition sur une nouvelle version de Damn, un des titres les plus forts de Get Layd. “6lack est un de mes musiciens préférés, je l’ai beaucoup écouté, conclut Omah Lay. Je suis tellement heureux qu’il soit venu interpréter un de mes morceaux. Je l’aime vraiment, j’ai un immense respect pour lui. Je me sens béni qu’il participe à mon EP. Donc 6lack, si tu lis ces lignes, sache juste que je t’aime, bro.”