Rencontre avec Crystal Murray : « Ma génération a beaucoup embelli la notion de toxicité »
Depuis la parution de son premier EP Twisted Bass en 2020, Crystal Murray ne cesse de marquer le paysage du R’n’B avec des titres engagés et ambitieux. Ce vendredi 31 mai 2024, la chanteuse parisienne installée à Londres partage Sad Lovers and Giants, un premier album centré sur le thème de la rupture amoureuse. Rencontre.
propos recueillis par Nathan Merchadier.
Ce vendredi 31 mai 2024, la brillante auteure-compositrice-interprète franco-américaine installée à Londres Crystal Murray, 22 ans, dévoilera Sad Lovers and Giants, un premier album post-rupture ambitieux sur lequel elle s’affranchit des étiquettes de genre qui lui ont été attribuées depuis le début de sa carrière. À travers 11 titres influencés par la synthpop (Whispers), la pop, le shoegaze, le R’n’B et le UK garage (Strangers), la jeune chanteuse découverte dans la bande d’influenceuses du Gucci Gang (avant de monter le projet autour du harcèlement Safe Place), partage ses états d’âmes, épaulée par le producteur Kyu Steed, proche collaborateur de la chanteuse ghanéenne Amaarae, Booba et d’Eddy de Pretto. À cette occasion Numéro a rencontré, dans le cadre intimiste d’un hôtel parisien, une artiste décidément en avance sur son temps.
L’interview de la chanteuse Crystal Murray, qui dévoile l’album Sad Lovers and Giants
Numéro : Vous avez récemment dévoilé le clip de votre titre Starmaniak qui porte un message sur les agressions subies par les femmes au quotidien…
Crystal Murray : Je voulais parler des agressions que ressentent les gens au quotidien. Je suis fière du clip de Starmaniak parce que je me suis longtemps trouvée un peu bizarre dans la rue, comme si j’étais différente des autres. À travers cette vidéo, il y a aussi une critique des observateurs. À la fin, tu retournes la situation et tu te dis que ce sont finalement ces gens qui posent un problème. J’ai été inspirée par les clips – très longs – de Massive Attack issus des années 90 et 2000 comme celui d’Angel.
Pourquoi avoir baptisé cet album Sad Lovers and Giants ?
À la base, l’album devait s’appeler Silver Odyssey, parce que j’ai un grand amour pour les bijoux. Je porte beaucoup de chaînes, notamment des bagues et cela me donne de la force au quotidien. Puis j’ai écrit la dernière chanson de l’album qui s’appelle Sad Lovers and Giants. Elle parle de deux personnages qui sont amoureux. Le terme “Giant” évoque quant à lui la grandeur que l’amour peut prendre dans ton corps, dans tes sentiments, dans ta tête. Et il y a aussi ce groupe de rock britannique qui s’appelle Sad Lovers and Giants que j’aime beaucoup. Je me suis inspirée d’eux dans l’album, ce qui se ressent à travers des guitares, des sonorités noise, même si je reste centrée sur la pop et le R’n’B.
Quels sont les thèmes principaux de ce premier disque ?
Il y avait cette idée de dualité d’émotions que je trouve fascinante. Je parle à la fois du fait d’aimer quelqu’un et de le détester. Il y a souvent des choses assez contradictoires dans les paroles. Sur le single Starmaniak, on entend de la rage mais aussi une certaine part de vulnérabilité. Globalement, je pense que j’ai juste essayé de ne pas embellir le monde tel que je le voyais. Plus je grandis, plus je trouve le monde étrange. En tant qu’artiste, je n’ai pas envie de montrer que tout est rose et je n’ai pas envie de mentir aux gens parce ma musique est très sincère.
“Un jour, on m’a dit que j’étais old school parce que je faisais encore des titres de 3 minutes 40.” Crystal Murray
Sad Lovers and Giants est aussi album post-rupture. Comment l’avez-vous composé ?
Cet album parle d’une des premières ruptures amoureuses de ma vie et de l’immense tristesse que j’ai ressentie suite à la perte de quelqu’un. J’évoque aussi la toxicité car j’ai l’impression que ma génération a beaucoup embelli cette notion. Cet album se termine sur le constat que toute la toxicité des années 2000 et 2010 n’était pas si cool que cela. Les gens qui avaient dix ans à l’époque étaient influencés par la série Skins et les clips de Lady Gaga, comme celui du titre Alejandro. Cette imagerie assez choquante a rendu les jeunes adultes très rapidement car ils ont regardé des choses très intenses par rapport à leur âge. Je fais allusion à cette génération un peu déchue dans laquelle j’ai grandi.
Alors qu’une partie de la musique actuelle est très influencée par TikTok, comment vous êtes-vous positionnée dans l’écriture de ce disque ?
J’ai beaucoup rejeté les schémas de la musique actuelle. Je suis anti-intelligence artificielle. C’est quelque chose que je ne comprends pas. J’aime l’évolution et j’aime quand les choses se modernisent, mais j’éprouve aussi un sentiment d’incompréhension. Un jour, on m’a dit que j’étais old school parce que j’écrivais encore des titres de 3 minutes 40. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’être déjà trop vieille. J’ai 22 ans et je vis dans un monde où la musique se consomme très rapidement.
Par rapport à vos deux précédents EP, j’ai l’impression que l’on retrouve dans cet album plus de sonorités électroniques qui lorgnent même vers l’hyperpop…
Je n’arrive pas spécialement à ranger mes précédents EP dans une case parce qu’ils ont nécessité énormément de recherches sonores. Je rangerais ce nouvel album dans le genre alternatif, même si certains titres peuvent ressembler à de la pop. Au final, la voix et le chant restent la ligne directrice de ce disque. C’est aussi pour cela que je me suis laissée aller dans plein d’univers différents, que ce soit la soul, le rock ou encore le jazz. J’ai collaboré avec le producteur Kyu Steed sur ce disque, après avoir travaillé sur des maquettes avec Elliot Berthault du groupe post-punk Rendez-Vous. C’est notamment avec lui que nous avons réfléchi aux titres Payback et Starmaniak. Après cela, j’ai cherché quelqu’un qui avait un regard extérieur sur mon travail et qui pouvait réussir à mettre du sens dans toutes les différentes sonorités de cet album. J’avais besoin d’une balance entre l’énergie et l’émotion.
“En tant qu’artiste, je pense que l’on ne doit pas toujours embellir le monde.” Crystal Murray
En 2020, vous avez créé un label qui s’appelle Spin Desire…
J’ai lancé ce projet pendant le covid et ce label existe toujours. À l’époque, j’étais à Paris avec plein d’artistes et un jour, ma mère m’a demandé ce qu’on faisait vraiment de nos journées. Je me suis dit qu’il fallait que je crée des projets concrets, alors j’ai sorti quelques titres avec une artiste qui s’appelle Thee Dian, que j’ai signée. J’ai adoré apporter mon énergie à d’autres artistes. Après cela, j’ai organisé des soirées dans lesquelles je voulais mélanger ma voix avec de la musique électronique. C’est là que j’ai fait la rencontre de Broodoo Ramses. C’est un super DJ parisien avec qui j’ai commencé à faire des sets pendant lesquels on mixait ses sons et les miens. Cette rencontre a donné vie à des chansons très émotionnelles.
Quel place occupe l’intersectionnalité dans votre univers ?
Mon travail est assez naturellement intersectionnel parce que c’est ce que je suis et c’est ce que mes amis sont. Sur cet album, j’avais envie de dire la vérité. En tant qu’artiste, je pense que l’on ne doit pas toujours embellir le monde. Le monde n’est pas beau, le monde ne nous aime pas. Je suis afro-américaine et pour moi, si tu as une parole que les gens peuvent entendre et qui peut réussir à faire remettre en question ce monde dans lequel règne le patriarcat, il faut le dire. Tant que j’ai la parole, je vais essayer de dire ce que je ressens.
À 22 ans, vous avez déjà une longue carrière derrière vous. Comment est-ce que vous appréhendez les années à venir ?
Aujourd’hui, j’ai compris que je n’aimais que le live, donc si je peux tourner toute ma vie, c’est ce qui va me rendre heureuse. Et puis je commence déjà à penser à mon deuxième album…
L’album Sad Lover and Giant (2024) de Crystal Murray, disponible le 31 mai 2024.