Rencontre avec Carl Craig, légende de la techno de Détroit : “Trop de gens essaient d’uniformiser la musique comme si c’était du papier peint”
À 50 ans passés, le producteur et DJ Carl Craig, pionnier de la techno de Détroit et patron de son propre label Planet E depuis 1996, continue d’enchaîner les sets, se produisant jusqu’à 180 fois par an. Numéro l’a rencontré sur l’une de ses dates, à Turin, où il est la tête d’affiche du festival de musique électronique KappaFutur 2022.
Propos recueillis par Chloé Sarraméa.
Numéro : Quels morceaux avez-vous joué en premier et en dernier durant votre set ?
Carl Craig : Le premier était mon titre Party, dévoilé sur mon projet Party/Afterparty, une installation que j’ai réalisée à New York en 2020. Le dernier était Knights of the Jaguar, de DJ Rolando, un classique de Detroit sorti en 1999 sur le label Underground Resistance.
Avez-vous toujours l’habitude de jouer au moins l’un de vos titres en ouverture et fermeture de set ?
Quand je joue dans ma propre soirée oui! [Rires]
Vous vivez toujours à Détroit ? Où faut-il se rendre, là-bas, si on est amateur de musique ?
J’y vis toujours, oui. Il y a de nouveaux clubs qui ont ouvert, le Spotlight et le Marble Bar. Mais il n’y aura jamais d’endroit tel que le Music Institute [boîte de nuit fermée en 1989], qui était notre version du Paradise Garage [club mythique new-yorkais, ouvert en 1978 et fermé en 1987, où est né la musique garage]. On y jouait de la musique formidable qui guérissait le corps et l’esprit.
En 1997, vous avez publié l’album légendaire More Songs About Food and Revolutionary Art. Racontez nous sa genèse.
À la fin des années 70 et au début des années 80, l’émission de télévision Saturday Night Live invitait des artistes très prestigieux, comme les B-52’s et les Talking Heads. C’est là que ’ai entendu leur titre For Artists Only, sorti sur l’album More Songs About Buildings and Food [1978]. Ça m’a marqué. Je me suis aussi beaucoup inspiré de l’album 20 Jazz Funk Greats, du groupe Throbbing Gristle [1979]. En bref, de la musique de mon enfance.
Pourquoi la musique est-elle un art révolutionnaire selon vous?
Parce que trop de gens essaient de l’uniformiser comme si c’était du papier peint. Beaucoup de gens qui étaient dans la foule ce soir peuvent apprécier une bassline mais ils ne se connecteront pas à la texture de la musique elle-même. À Détroit, les gens pensent que si tu ne vends pas un million de disques, ta musique n’est pas bonne. C’est un concept très américain. Et moi je pense que la musique doit être vraie, rester underground et qu’elle doit avoir du sens, des valeurs et des textures… Et ne doit pas juste répéter les mêmes choses aux masses pour attirer leur attention.
Pensez-vous que les artistes doivent avoir une opinion politique et la défendre auprès de leurs fans? Si oui, comment ?
Aux Etats-Unis, il y a une expression appelée “Shut up and dribble”. Un présentateur télé l’a adressée à LeBron James pour lui dire : « Arrête de parler de politique et va jouer au basket.” Mais la politique est une thématique majeure dans la musique. Bob Dylan, Nina Simone, Marvin Gaye et les Temptation parlaient de la guerre et de problématiques sociales. Maintenant, on dit aux musiciens “Shut up and dribble”. On ne veut pas connaître leur opinion politique. Beaucoup de musiciens produisent juste pour faire des DJ sets et non pour raconter une histoire. Avec les réseaux sociaux et la culture woke, on est à un moment où les gens passent leur temps à critiquer les artistes. Et si tu te défends, c’est toi le connard ! Donc il faut revenir au politique mais pas le faire pour être tendance…
Que voulez-vous dire par là ?
Dans les années 90, les gens ont aimé Public Enemy et Underground Resistance parce qu’ils ont apporté une dimension politique à leur art. Mais quand ils ont vraiment commencé à parler de politique, plus personne n’a voulu les écouter !
Quelle est votre définition de l’influence ?
C’est l’une des choses les plus importantes. Mais elle peut être positive et négative et c’est la vie. L’influence d’un chrétien sera toujours critiquée par les autres parce qu’ils ne croient pas en Dieu. J’honore l’influence et Miles Davis. Il a eu des périodes sombres dans les années 70 où il prenait de la coke tout le temps… Il était vu comme un odieux personnage mais peu importe ! Maintenant les gens pensent que c’est ok de prendre de la coke…
Vous pensez donc que nous devons séparer l’homme de l’artiste ?
Absolument. Des monstres produisent de la musique et réalisent des films géniaux. Vous pouvez jeter Harvey Weinstein en prison mais sans lui, Pulp Fiction n’aurait jamais vu le jour ! Aujourd’hui, tout le monde adore Snoop Dogg mais il a quand même tué quelqu’un ! Et fait plein d’autres choses… Les gens aiment les gangsters parce qu’ils pensent que ce sont des acteurs. Snoop Dogg ne referait probablement pas ça aujourd’hui mais il a quand même tué quelqu’un par balle dans une épicerie… C’est une part majeure de l’histoire de la musique : des gangsters règnent sur l’industrie depuis toujours. Même Suge Knight [co-fondateur, avec Dr. Dre, du label Death Row Records plusieurs fois accusé de meurtre et soupçonné, par certains, d’avoir commandité l’assassinat de Tupac] est un produit d’un système qui existe depuis bien plus longtemps.
Vous rappelez-vous le moment où vous êtes devenu une légende pour les autres ?
Dès que je suis sorti du ventre de ma mère. [Rires]
Que pensez-vous que des superstars telles que Drake et Beyonce utilisent de plus en plus des productions de house dans leur musique ?
Je n’ai aucun problème avec ça. Beyonce vient juste d’assurer la retraite de Robin S ! Drake a beaucoup travaillé avec Black Coffee auparavant, c’est un producteur de house ! C’est plutôt génial pour le genre que tout cela arrive ! Et la pop a toujours touché à la house : Pet Shop Boys l’a fait en travaillant avec The Sterling Void. A vrai dire, je suis surpris que Beyonce ne l’ait pas fait avant.
Avez-vous parfois peur de perdre l’inspiration ?
Je fais de la musique depuis 30 ans et je crains seulement de perdre l’ouïe. Je ne produirai jamais un album super mainstream ou le prochain de Beyonce…
Vous diriez non ?
C’est intéressant financièrement… Regardez ce qui s’est produit avec la série Inner City de Kevin Saunderson, il gagne encore plein d’argent pour des titres qu’il a produit il y a trente ans !
Gagnez-vous assez d’argent ?
On n’en gagne jamais assez ! On peut penser être confortable mais tout le système peut s’effondrer d’un coup : passer d’un million à un dollar sur son compte. Il y a tellement de gens qui perdent de l’argent après avoir investi dans les cryptomonnaies…
Les NFT vous intéressent-ils ?
La plupart des NFT mis sur le marché n’atteindront jamais la valeur des premiers lorsque ça a explosé. Les gens ont dépensé de l’argent stupidement avec ça… L’aspect créatif m’intéresse plus que l’aspect financier.
Dans quelle mesure cela peut être stimulant d’un point de vue créatif ?
Les possibilités générées par la technologie sont dingues. On peut écouter un album de beaucoup de façons différentes et, pour ce qui est des NFT, j’aime le fait que ce ne soit pas reproduit en masse. Comme mon installation Party/Afterparty, on doit se rendre sur place et me voir jouer pour écouter la musique. Ce qu’à fait le Wu-Tang Clan en produisant un album à un seul exemplaire [Once Upon a Time in Shaolin, vendu en 2015 à Martin Shkreli, l’homme le plus détesté au monde] était quelque chose que j’avais en tête depuis longtemps… D’ailleurs, c’est une honte qu’ils ne l’aient pas vendu plus ! Je ne sais même pas si on pourra l’écouter un jour : même s’ils ont récupéré les droits, Ghostface Killah déteste le disque, donc il ne sortira probablement jamais. J’adore l’idée que pour être capable d’écouter un album, tu doives te rendre chez la personne qui le possède, lui demander de le faire et attendre qu’il te dise oui ou non.
Donc vous êtes contre l’accès facilité, pour tous, à la musique ?
Écouter de la musique en ligne c’est comme s’arrêter dans la rue devant un type qui chante et danse pour des pièces. Tu peux rester là pendant des heures en te demandant si tu vas finir par lui donner un dollar. C’est ça les plateformes de streaming : les gens veulent écouter de la musique gratuitement. Certains s’en sortent en produisant pour la publicité et le cinéma mais quand c’est underground c’est noyé dans le flux et les gens oublient. Donc je préfère que les gens se disent : “Ok, je viens voir Carl Craig jouer quelque chose que je ne pourrai plus jamais entendre à nouveau”. Et c’est ce que faisaient les DJ aux débuts de la techno : ils barraient les noms sur les disques pour ne pas que les gens les retrouvent. Il y avait des titres uniquement joués par Franckie Knuckles, d’autres par Derrick May, Jeff Mills… On y allait parce qu’on savait que le DJ allait rejouer ce titre qu’on n’entend que lors de ses sets.
Vous préférez les clubs qui n’autorisent pas à prendre de photos ?
J’aime l’idée qu’un mauvais souvenir reste simplement dans la tête. Mon père est allé au Birdland [club de jazz emblématique de Manhattan nommé ainsi en l’honneur de Charlie Parker] dans les années 50 : il a trouvé ça terrible parce que tout le monde trouvait ça génial! J’ai adoré. Quand je fais un mauvais set, si c’est dans la tête des gens, c’est ok, mais sur Internet, on ne va pas me rater… Pourtant, je fais 180 concerts par an !
De quelle façon les plateformes ont-elles transformé l’industrie musicale ?
Les artistes ont été considérablement appauvris. Avant, si tu avais ton propre label, tu pouvais faire beaucoup d’argent en vendant des copies physiques. À une époque, Kevin Saunderson remplissait son camion avec des dizaines de milliers de disques et parcourait Chicago tous les weekends. Il vendait tout en cash à des banquiers, des employés de la poste ou même au gars de la station service…