18 nov 2020

Rencontre avec Cakes da Killa : “Le hip-hop est devenu mièvre”

Quatre ans après la sortie de son premier album “Hedonism”, le rappeur new-yorkais Cakes da Killa dévoile un nouvel EP pensé comme une ode au dancefloor et à la house qui l’a bercée dès son plus jeune âge. Rencontre avec la figure du hip-hop flamboyant qui ne s’excuse pas d’exister.

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

Un style flamboyant et une assurance qui frôle la prétention pour défendre un talent indéniable. En 2011, la scène hip-hop s’étonne de voir arriver un jeune homme bien loin de ses stéréotypes habituels, affublé d’un nom qui ne s’oublie pas : “Cakes”, pour qualifier son postérieur charnu, “Da Killa”, sans doute pour son flow mitrailleur. Dès son premier EP Easy Bake Oven, Rashard Bradshaw – de son vrai nom – se dévoile sans jamais s’excuser d’être là. Ouvertement et parfois crûment, ses morceaux parlent de sa vie nocturne, ses aventures sexuelles et sa vie amoureuse, tout en affirmant sa légitimité à exister au sein d’un genre musical à forte dominante hétérosexuelle. Émergeant au même moment que Zebra Katz, Mykki Blanco ou encore Le1f, le New-Yorkais fait partie de cette génération de rappeurs qui donnent au hip-hop une impulsion nouvelle en l’imbibant d’inspirations variées – électro, techno, R’n’B – et en y faisant naître une nouvelle esthétique, plus libre et plus queer. Une vague qui se voit même attribuer un genre à elle, le “queer” ou “gay hip-hop” dont ces quatre représentants se détachent aujourd’hui, le jugeant trop réducteur. Quatre ans après la sortie de son premier album Hedonism, Cakes da Killa revient avec un EP coproduit avec le musicien et DJ new-yorkais Proper Villains qui nous replonge dans un genre phare des années 90 : la house. Pensés comme des odes au dancefloor et à la fête dans des temps où ceux-ci sont compromis, les quatre titres et leurs deux interludes y déroulent leur rythme embrasé et leur énergie joviale sans une once de nostalgie. Lorsque Numéro l’a au téléphone, le rappeur vient de se réveiller avec, nous confiera-t-il, une gueule de bois sévère. La faute à la célébration de la sortie de son EP la veille. Il n’en perd pas moins sa répartie mordante. Rencontre.

 

 

Numéro : Vous qui vous qualifiez de “psychosocial butterfly” et qui voyez la vie comme une fête, arrivez-vous tout de même à danser, célébrer et maintenir un esprit festif malgré le contexte actuel ?

Cakes Da Killa : Je n’ai jamais vraiment vécu le confinement total, il fallait bien que je paie mes factures ! Donc j’ai tout de même maintenu une vie sociale. La scène me manque mais tout le reste, je n’ai pas arrêté. Je suis Noir, j’ai toujours l’humeur à la fête ! [rires]

 

 

Votre EP est d’ailleurs parfaitement taillé pour le club et la piste de danse, mais malheureusement rien de tout cela n’est accessible pour l’instant…

Justement, avec ce qui se passe dans le monde, la raison pour laquelle j’ai voulu faire cet EP est parce qu’on a besoin de ce type de musique pour rappeler aux gens que, même si c’est le bordel en ce moment, ça ne veut pas dire que ça va rester. Moi qui ai toujours été fan de house, d’artistes comme Dee-Lite, j’ai voulu en faire un projet complet.

 

 

Vous avez dit que la house était un genre essentiel dans l’histoire de la musique noire. Pourquoi était-il important pour vous de la célébrer trois décennies après sa naissance ?

Souvent, les gens associent la house et la dance aux Blancs, alors que ce n’est pas le cas. Et je pense que tout se répète. On observe un retour énorme de la techno et de la disco en ce moment, à travers des artistes comme Kylie Minogue et Doja Cat par exemple. Toutes ces femmes disent que ces genres musicaux valent la peine d’être revisités. Je pense que c’est un tournant nécessaire car nous avons besoin d’une musique plus nuancée. Par ailleurs, pendant des années on m’a associé au queer hip-hop, on m’a mis dans une case qui était réductrice. M’aventurer dans la house et la dance me permet de rester un rappeur talentueux qui peut peindre avec différentes couleurs tout en gagnant le même respect.

En tant que Français, je ne suis pas sûr de bien comprendre le titre de l’EP, Muvaland. Quand j’ai cherché sur Google, je suis tombé sur une marque de skincare bio, ou sur une définition plutôt explicite d’Urban Dictionary, qui parlait de coït [rires]…

Ce n’est pas ça que je voulais dire, mais ça passe bien aussi ! L’Afrique est le Muvaland (Motherland), la terre-mère, parce que c’est de là que viennent tous les Noirs. Mais mon EP ne parle pas spécifiquement de ça. Il s’agit plutôt de proclamer mon impact. Une manière de dire : “Regardez, voilà qui je suis, bienvenue dans ce monde que je crée pour vous. Je suis cette salope, et beaucoup de salopes aiment ça !” [rires].

 

 

Un peu comme un manifeste ?

Non, je pense que l’EP The Eulogy était mon manifeste. Celui-ci, c’est juste un aperçu de mon énergie actuelle.

 

 

Et le clip du morceau Don Dada la raconte bien. Vous l’avez tourné en Californie ?

Non, sur le toit de mon immeuble à Brooklyn ! [rires] J’ai voulu rendre hommage aux femmes noires, c’est pour ça que je n’ai pas centré la vidéo sur moi mais sur la mannequin que l’on voit.

 

 

Pourtant vous êtes bien présent tout le long du clip…

Je ne pouvais pas ne pas apparaître dans mon clip. Je suis homosexuel, il fallait que ça tourne autour de moi d’une manière ou d’une autre.

 

 

À ce propos, on m’a demandé de ne pas centrer l’interview sur votre sexualité. Pourtant on vous présente encore beaucoup comme “le rappeur gay”. Cela vous a posé problème dans de précédentes interviews ?

Oui, car souvent c’est présenté d’une manière très unilatérale, alors que quelle que soit ma sexualité je pense que je fais de la très bonne musique. Bien sûr, la visibilité c’est important, mais parfois les journalistes ne veulent parler que de ça parce que ça fait moderne, et ça éclipse tout le reste. En bref, j’essaie de faire de la bonne musique, je continue à avancer et je m’assure que pendant les interviews, les journalistes ne me cherchent pas avec ça.

Vous avez en effet beaucoup évolué depuis la sortie de votre premier album Hedonism (2016). Pour le prochain, vous avez dit vouloir “ne plus en avoir rien à foutre” des attentes et des critiques. Quel est votre état d‘esprit aujourd’hui ?

Je veux juste créer par ma musique un espace où les gens peuvent toujours s’amuser, même si on peut moins sortir qu’avant. Ce nouvel EP, c’est une manière de me re-présenter en tant qu’artiste, vu que je n’ai pas sorti de musique depuis un moment. Pour la première fois dans ma carrière, je montre une différente facette de mon cerveau. Mais elle a toujours été là : si vous regardez mon Twitter, mon Instagram, mon historique Spotify, vous le constaterez par vous-même.

 

 

J’ai aussi découvert que vous êtes passé dans l’émission Rhythm + Flow sur Netflix, une compétition de rappeurs jugée par Cardi B, T.I. et Chance the Rapper (entre autres). Vous qui avez déjà presque dix ans de carrière, comment avec vous vécu cette expérience ?

Avoir une carrière ne voulait pas dire que j’étais connu partout et dans tous les cercles. Donc participer à l’émission était l’occasion de me présenter à un différent type de consommateur… de public. Quand j’ai commencé, dans la musique on ne parlait pas d’Instagram ni de télé-réalité. En gros, c’était une manière pour moi de rester en phase avec ce que font les jeunes aujourd’hui.

 

 

Et vous en êtes satisfait ?

Je n’ai pas gagné mais je n’ai pas perdu non plus, j’imagine. C’était amusant. Après le tournage je suis rentré à New York, puis j’ai dû prendre un avion pour le Ghana, donc j’imagine que j’ai gagné d’une certaine manière. [rires]

Vous avez commencé votre carrière au début des années 2010. Comment le hip-hop a changé pendant cette dernière décennie selon vous ?

Il est beaucoup plus respecté, mais il s’est aussi beaucoup gentrifié. Je ne vois pas ça nécessairement comme un problème pour moi, car ça ne m’empêche pas de continuer à faire la musique que je veux, mais plutôt pour la culture hip-hop au sens large.

 

 

Vous trouvez que cela l’a transformée ?

Ça l’a diluée et rendue mièvre.

 

 

Vous avez confié avoir commencé à écrire des petites histoires, que vous aimeriez publier avant vos trente ans. De quoi parlent ces nouvelles ?

Ce sont simplement des anecdotes de ma vie en tant que gay, en tant que queer. Quand j’étais enfant, je passais des heures dans les bibliothèques à lire des histoires d’homosexuels racontées par des auteurs comme Richard Bruce Nugent et E. Lynn Herris. Aujourd’hui, c’est très bien d’avoir toutes ces vidéos, tous ces personnages gay dans les films et les séries, mais nous avons besoin d’être aussi représentés dans la littérature. J’ai envie de faire quelque chose que les plus jeunes pourront voir comme un témoignage presque historique.

 

 

Cakes da Killa, Muvaland, disponible depuis le 13 novembre chez Classic Music Company.