Qui est Issam, prince du rap marocain ?
Tournant le dos aux archétypes pour cultiver un style poétique très personnel, ce jeune musicien s’est imposé parmi les figures de proue du rap marocain, cumulant des millions de vues sur YouTube. Sur son premier album, Crystal, il affirme résolument sa singularité et révèle une ambition artistique pleinement assumée.
par Delphine Roche.
Le rap (né à New York), la trap (venue d’Atlanta), la drill (originaire de Chicago). Les musiques urbaines actuelles ont ceci de particulier : leur langage est un espéranto que s’approprient différentes cultures dans le monde entier. Avec des paroles évoquant le quotidien – et la lutte pour la réussite –, et des productions inspirées de celles des Américains, ces genres sont revisités et “augmentés” pour refléter chaque identité locale. À Casablanca, au Maroc, fleurit depuis plusieurs années une scène trap dont les protagonistes se font désormais connaître sur le plan international. Parmi eux, Issam est une figure de proue. L’élégance naturelle du Casablancais de 28 ans évoque spontanément celle de David Bowie ou de David Byrne dans les années 70. En 2018, le jeune musicien connaît le succès grâce à son morceau Trap Beldi (“la trap du bled”). Les fondamentaux de son univers, tant visuel que sonore, sont alors déjà en place : le clip tourné dans un quartier populaire de Casablanca où il a grandi, les paroles en darija (arabe marocain), la trap mêlée à des sonorités raï, les allusions multiples à la culture pop marocaine… Sophistiquée et léchée, la narration visuelle de sa vidéo instaure un style très personnel qui ne répond pas vraiment aux archétypes de la culture urbaine. Elle emmène le spectateur dans un monde poétique teinté de surréalisme et de nostalgie, le tout ancré dans une précision documentaire quasi sociologique. Grâce à cette résonance insolite et unique, les compteurs de streams et de vues sur YouTube s’envolent au-delà des 18 millions. Quelques mois plus tard, Issam concluait avec Universal le contrat le plus mirobolant jamais signé par un artiste arabe avec une major, sans avoir même encore sorti un album.
Singulier dans son univers et dans son approche, le jeune homme a développé son talent en solo, formant tout à la fois son oreille et son œil, pour maîtriser sa création de A à Z. “On me dit que je suis différent des autres, commente-t-il. Mais je ne le cherche pas spécialement. Je fais ce que j’ai envie de faire. Je n’ai pas étudié l’histoire de l’art, mais j’ai travaillé quelque temps dans une galerie d’art : je me suis dit que qu’il fallait d’abord apprendre des autres pour pouvoir ensuite exprimer ma vision. Puis j’ai commencé parallèlement à faire des photos, et à développer des morceaux tout seul, chez moi, sur mon ordinateur. Quand j’ai diffusé mes premières créations, j’ai reçu beaucoup de messages de soutien, ce qui m’a motivé pour persévérer dans cette voie.” Souvent qualifié de “geek créatif”, décrit comme une personnalité solitaire, Issam s’enferme volontiers dans son studio pour écouter les morceaux des autres, pour travailler ou enregistrer ses textes : “J’y parle de moi, de mon enfance, de ce qui se passe autour de chez moi, de ma famille, de l’endroit où j’ai grandi.”
En 2019, Issam gagnait une nouvelle notoriété en participant à un projet de NAAR, un collectif visant à promouvoir le dialogue interculturel entre artistes occidentaux et arabes, en les plaçant sur un pied d’égalité. L’album Safar de NAAR rassemblait ainsi des rappeurs italiens, espagnols, français et marocains, parmi lesquels Issam s’illustrait sur deux titres, Casablanca et Caviar. Malgré son succès, le jeune rappeur garde de cette aventure un souvenir très mitigé : “NAAR, c’était une expérience. On a fait des sons ensemble. Mais le souci, c’est que les fondateurs du collectif, même s’ils sont marocains, ne vivent pas au Maroc. Bien sûr, notre projet commun, c’est de valoriser la culture marocaine. Mais ils ne connaissent pas vraiment cette culture, ils ont grandi en France, et passaient juste leurs étés ici. Aujourd’hui, ils ont les moyens de montrer au monde des images, des codes, un style que nous avons développés sans eux, en restant au pays. C’est problématique.”
Prenant le contre-pied de cette démarche collaborative, Issam a développé puis rassemblé depuis plusieurs années un grand nombre de titres destinés à constituer un futur album qui sonnerait comme un manifeste personnel. En mai de cette année, sortait ainsi Crystal, une somme de vingt titres contrastant en de multiples points avec les codes actuels des musiques urbaines. Tout d’abord, par son refus de jouer le jeu des featurings, qui sont aujourd’hui légion sur les albums de rap (parfois jusqu’à l’absurde), et destinés à attirer un public plus vaste en capitalisant sur la notoriété des musiciens invités. Ensuite, par sa longueur, qui témoigne d’une croyance dans le format de l’album, pourtant décrit par certains médias comme désuet aux yeux de la jeunesse qui zappe d’un single à l’autre en écoutant les playlists des plateformes de streaming. “Je voulais créer un album exactement comme je l’imaginais, sans pression extérieure, poursuit Issam. C’est ce qui a déterminé mon choix de signer avec Universal, qui me donnait une liberté totale. Aujourd’hui, tout le monde cherche les streams et le buzz, moi je propose vingt titres en solo. Certains des morceaux datent d’il y a quatre ans. J’enregistre dans mon petit studio très simple, j’ai gardé plusieurs des producteurs avec qui je travaille depuis le premier jour, des Français, des Italiens, des Néerlandais, mais tous d’origine marocaine. Depuis mes débuts, j’ai collaboré avec des amis, qui ne sont pas des grands noms, et nous avons réussi à grandir ensemble.” Parmi eux, Prince85, compositeur marocain peu connu du grand public, mais qui travaille aujourd’hui pour des stars telles que The Weeknd ou 21 Savage.
Véritable voyage dans l’univers d’Issam, Crystal propose de naviguer à travers les inspirations très variées de son auteur. Son actualité provient de sa façon de relire ses influences diverses en les filtrant à travers des productions majoritairement héritées de la trap. Mais le morceau inaugural, Dancefloor, évoque plutôt le rock progressif des années 70, mêlant synthétiseurs planants et bridges tout en descentes de toms à la batterie. Vient ensuite notamment Hada Rai, où Issam exprime pleinement son amour du raï de Khaled ou de Cheb Hasni. Ou encore Mona Lisa, où il assume ses ambitions souvent qualifiées d’“arty”. Les nappes de synthétiseur sombres et les rythmiques froides de la trap se mêlent aux arrangements empruntés au passé ou à la culture marocaine, dotant l’album d’une atmosphère subtilement mélancolique et nostalgique, qui résonne avec ses thématiques : Issam y évoque souvent son enfance et son regret de ces années qui ne reviendront plus. Le clip du single Wra Tabi3a, révèle, lui, une tonalité franchement surréaliste : des silhouettes affublées de masques monstrueux côtoient les membres d’une famille casablancaise dans leur maison. Parmi ces créatures, le rappeur lui-même, doté de cornes. L’atmosphère planante et étrange décrit “la vision qu’on peut avoir dans un rêve”, explique encore Issam. “Dans le clip, je montre des monstres parce que dans chaque famille il y a une énergie positive qui peut protéger, mais qui peut également se révéler destructrice.” Avec ce nouveau statement poétique, et son album-fleuve, il se positionne assurément comme l’un des artistes actuels les plus excitants et les plus prometteurs.