Qui est Bri Steves, la rappeuse adoubée par Kendrick Lamar et Missy Elliot ?
Adoubée par Kendrick Lamar et Missy Elliott, la native de Philadelphie prend malicieusement à rebours les stéréotypes hypersexualisés de l’industrie musicale. Inclassable, elle navigue avec aisance entre rap et R’n’B pour inventer un son aussi personnel que novateur.
Par Delphine Roche.
En janvier dernier, Bri Steves révélait au monde son single Anti Queen. La vidéo qui l’accompagne s’ouvre sur une séance photo où la musicienne arbore un look absurde, un body ultra décolleté et échancré associé à une énorme veste à volants façon princesse. Le tout porté avec une perruque rose et un maquillage très prononcé, sur des talons vertigineux argentés, infernaux. Dans cette tenue façon papier de bonbon, elle est dirigée par une photographe qui exige d’elle des cambrés, des déhanchés, et qui l’incite à adopter des attitudes vendeuses… Sorte de manifeste, Anti Queen adresse un contre-pied aux stéréotypes féminins de l’industrie musicale, qui chosifient souvent la femme en un pur produit sexuel. Plus loin dans la vidéo, Bri Steves reprend des looks iconiques de figures fortes qui ne se sont pas pliées à ces clichés (Lauryn Hill, Erykah Badu, Aaliyah…) et qui ont su s’imposer grâce à leur talent, leur musique et leur personnalité. “Vous dites que je ne suis pas une reine, parce que je parle comme ci, et que j’agis comme ça […]/ Parce que j’ai avorté, que je n’ai pas de roi, pas de bague à mon doigt”, rappe-t-elle.
“Dans mes vidéos, je fais en sorte de montrer des endroits où j’ai vécu et que je fréquente réellement, pour qu’on comprenne que ce que je propose n’est pas un produit fabriqué : je mets en avant la personne que je suis vraiment.”
Dans une époque où la puissance de l’image et l’accessibilité de ses technologies s’agrègent à la banalisation de la chirurgie esthétique, aux filtres Instagram et au triomphe des influenceuses, pour plus
que jamais transformer la femme en une marchandise divertissante et appétissante, Bri Steves revendique une authenticité rafraîchissante. À ses grosses boucles d’oreilles, ses tresses, ses ongles longs, elle couple souvent des tenues baggy confortables, et se décrit comme une grande fan de sneakers. Son look tomboy, sa voix grave et sexy, sa capacité à se montrer autant à l’aise dans le rap que dans le chant, font nécessairement penser, plutôt qu’aux Cardi B contemporaines, aux grandes figures des années 90-2000, Lauryn Hill, Alicia Keys ou Missy Elliott. Récemment, cette dernière lui rendait d’ailleurs un hommage dans une émission de télévision : “Bri Steves est une artiste qui n’entre pas dans les cases. Son message me rappelle la personne que j’étais au début de ma carrière, quand on essayait de me classer dans une catégorie ou une autre.” Lorsqu’on l’interroge au sujet de cet hommage intimidant, Bri Steves débite d’une traite, enthousiaste : “Missy Elliott a eu une carrière parfaite, elle a tout fait. Elle était rappeuse, chanteuse, productrice. Elle est vraiment un modèle pour moi.” Pour ironiser sur les attentes du public contemporain du rap et du R’n’B en matière de dévoilement féminin, Bri Steves a inventé son alter ego, Ashleigh, tatouée et fan de lingerie fine, qu’elle met en scène sur son compte Instagram face à un miroir, pour interroger les différentes facettes de la féminité.
C’est d’abord le rap qui a eu les faveurs de Bri Steves, très tôt : “D’abord, j’ai écouté Pharrell [Williams], The Notorious B.I.G., J. Cole, Kendrick Lamar… Et aussi Mary J. Blige. Très jeune, j’écrivais de la poésie, et le rythme qui m’est venu en premier quand j’ai commencé à m’exprimer, c’était celui du rap, explique-t-elle. Plus tard, quand j’étais à l’université [où elle faisait des études de communication pour devenir attachée de presse dans la mode], je me suis mise à chanter, et du coup les deux se sont parfaitement équilibrés. Je me sens autant à l’aise dans les deux registres.” Loin du parlé-chanté que maîtrisent un certain nombre de rappeurs, Bri Steves se distingue par ses talents mélodiques, qui n’ont rien à envier à ses talents rythmiques. À travers une approche intuitive, elle dit choisir les producteurs avec qui elle travaille surtout pour leurs beats : “Ce sont vraiment les percussions qui m’accrochent, et si l’étincelle jaillit, je me mets à fredonner une mélodie ou j’écris très vite des paroles.” C’est de cette façon, en quinze minutes chrono, qu’elle a conçu le single Jealousy qui l’a fait émerger en 2018, tournant beaucoup sur les radios. Elle est alors déjà signée chez Atlantic Records, une filiale de Warner. “Cela s’est produit pendant ma dernière année à l’université, et cette période a vraiment été un tourbillon, c’est allé très vite, poursuit- elle. À un moment donné, j’ai compris que la seule chose qui m’intéressait vraiment, c’était la musique, et j’ai commencé à m’équiper. J’ai décidé de croire en mon destin et d’investir sur moi.” La même année, dans la ville de Philadelphie où elle a grandi, Kendrick Lamar est une tête d’affiche du festival Made in America. Après avoir rencontré Bri Steves et écouté ses morceaux, il décide d’inviter la chanteuse pendant son set, sur scène, où elle interprète Jealousy. “Quand j’ai fait sa connaissance, je lui ai passé mes chansons et il a dit : ‘Tu es géniale et tu as une belle énergie.’J’essayais de rester calme, de contenir mon excitation… Puis quand il m’a invitée sur scène, c’était fou, les gens qui me connaissent depuis petite n’en revenaient pas que je sois proche de Kendrick et qu’il m’apprécie. Bizarrement, j’étais très détendue, pas du tout nerveuse.”
Parmi les titres qui ont confirmé le talent de Bri Steves, Miami la met en scène avec un gang de filles en train de braquer une banque. Et Regrets est une confession poignante sur des comportements qui lui ont fait gâcher une relation amoureuse, à cause de son début de succès et d’aisance matérielle. La rappeuse et chanteuse affirmait dans ses premières interviews vouloir exprimer les deux facettes opposées de sa personnalité, son agressivité et sa vulnérabilité. Regrets entre totalement dans la seconde catégorie. “Cette chanson est si personnelle, j’y évoque des échecs que j’assume, des erreurs de jugement, commente-t-elle. Je m’y montre tellement vulnérable que je n’étais pas sûre de vouloir la partager avec le monde. Mais mon manager a beaucoup insisté pour que je la livre au public. Finalement, je suis ravie de l’avoir fait, beaucoup de gens m’ont écrit pour me dire qu’ils se reconnaissaient dans mes paroles. Cette honnêteté sans fard, presque crue, fait vraiment partie de mon identité musicale. Mon premier album, qui sortira cette année, donnera une vision plus complète de mon univers, avec des morceaux où je me montre vulnérable, et d’autres où je mets en avant mon énergie. Les singles Sober, où je mélange le rap et le chant, et Stick Up, très entraînant, figureront sur ce disque.”
Intitulé Anti Queen, comme le single sorti en ce début d’année, le premier opus de Bri Steves consacrera sûrement cette artiste qui prend son temps pour laisser mûrir ses envies musicales, sans se laisser happer par les attentes des réseaux sociaux ou de l’industrie toujours plus gourmande. “Je vous ai tout donné de moi, j’ai besoin de garder le reste pour moi”, chante-t-elle aussi sur Anti Queen. Son désir d’authenticité et de sens, Bri Steves l’a cultivé depuis son enfance, en tant que fille unique d’une mère célibataire. Dans son monde solitaire, la jeune Américaine était en quelque sorte parfaitement préparée à s’enfermer des heures en studio pour enregistrer ses morceaux… et même, d’une certaine façon, préparée pour l’isolement né de la pandémie, qui a permis aux personnes affectionnant l’écriture, la création solitaire, l’introspection ou la lecture, de s’épanouir et de mettre à profit une année 2020 décrite par d’aucuns comme un temps perdu ou mis entre parenthèses. “Je ne me presse pas, conclut-elle, et mon album montrera que je suis authentique. J’ai de l’énergie, et j’introduis un son nouveau. Dans mes vidéos, je fais en sorte de montrer des endroits où j’ai vécu et où je vais réellement, pour qu’on comprenne que ce que je propose n’est pas un produit fabriqué : je mets en avant la personne que je suis vraiment.”
Anti Queen (Atlantic Records) de Bri Steves. Disponible prochainement.