Pourquoi le Black Metal fascine-t-il autant ? (épisode 3/3)
Genre radical classifié parmi les musiques extrêmes, le Black Metal voit aujourd’hui ses codes explorés et déclinés tant par l’art contemporain que par la mode. Sur la scène internationale, la France est l’un des viviers de talents les plus actifs de ce courant apparu à la conscience du monde dans les années 90. Numéro Homme a rencontré, et photographié, trois des groupes français les plus porteurs pour réfléchir avec leurs membres à ce que représente de nos jours ce style musical. Au programme de ce troisième épisode : le Black Metal comme chant de la haine.
Par Delphine Roche.
Portraits par Pieter Hugo.
L’intérêt des nouvelles générations pour l’ésotérisme et les rituels anciens
L’intérêt des nouvelles générations pour l’ésotérisme et pour les cultes et les rituels anciens trouve ainsi un parfait véhicule dans le black metal. “Le nom de notre groupe évoque le lien entre le visible et l’invisible”, explique Wilhelm, 31 ans, fondateur, coparolier, compositeur et guitariste d’A/Oratos. “Je m’intéresse aux traditions antiques qui portent vers la connaissance et le divin. Cela me semble important dans une époque matérialiste d’apporter un éclairage musical là-dessus. Nous nous sommes auto-étiquetés ‘gnostic black metal’, je crois qu’un autre groupe français partage cette appellation.”
Le premier album d’A/Oratos, Ecclesia Gnostica, paru en janvier 2024, allie la rage du black metal à une veine atmosphérique, répétitive et hypnotique évoquant volontiers un rituel, une transe. Des chants grégoriens se mêlent parfois aux compositions, tandis que la voix principale alterne un style crié aigu typique du black metal avec des accents plus graves, presque chuchotés, traduisant le caractère intime, intérieur, de la spiritualité.
“Le chant black metal exprime la haine”.
Aharon, chanteur et coparolier du groupe A/Oratos.
Le quidam pourrait s’étonner d’entendre les paroles érudites, presque pédagogiques, d’A/Oratos évoquant des religions anciennes, quasiment hurlées de la sorte… “Le chant black metal exprime la haine”, explique le chanteur et coparolier Aharon, 32 ans, qui officie également dans le groupe Griffon. “Ce style musical reste un peu hermétique, il fait encore peur, et je pense que cela le préserve. Si son esprit originel est mort, il lui reste encore une âme qui me le fait aimer de tout mon être. Le public contemporain apprécie l’aspect gnostique, très érudit, presque élitiste, qui traduit sous une nouvelle forme l’idée première du cercle d’initiés détenteurs d’une musique obscure.”
Élevés dans la religion chrétienne, Wilhelm et Aharon questionnent tous deux son caractère dogmatique en se tournant vers l’ésotérisme. Wilhelm, qui a étudié l’histoire de l’art, se passionne pour les peintres symbolistes, les nabis, Odilon Redon, Gustave Moreau, et pour les occultistes de la fin du xixe siècle.
Aharon explore ses origines celtes : “La Bretagne est très catholique, mais on a oublié que certains de ses rituels, comme les pardons bretons, sont originellement païens et sont donc le fruit d’un syncrétisme.” Le jeune bassiste d’A/Oratos, Léo, revendique pour sa part son identité queer. “Je pense qu’il faut briser les clichés et montrer que cette scène réputée homophobe est plus ouverte d’esprit qu’on ne le croit”, dit-il. Gaahl, l’ancien chanteur du groupe Gorgoroth, un des pionniers norvégiens, a fait son coming out public en 2008, et les réactions de la presse spécialisée de metal furent plutôt positives.
Le groupe Pensées Nocturnes, du “black metal dépressif” au style parodique
L’évolution de Pensées Nocturnes, né en 2008 comme le one-man band du multi-instrumentiste Léon Harcore, à l’époque nommé Vaerohn, est quant à elle intéressante… Sur Vacuum, son premier opus, des passages orchestraux symphoniques (violons, pianos, sonorités de clavecins…) alternent avec d’autres, ultra violents et rapides, où les guitares et le chant hurlé font saigner les oreilles. Le tout exprimant un profond mal-être existentiel, dans la pure veine d’un sous-courant dénommé “black metal dépressif”. Pendant huit ans, Pensées Nocturnes restera un projet solo et ne se produira pas en concert, le refus du live constituant un des piliers de la scène black metal originelle, opposée à la starisation et pratiquant, comme nous l’avons expliqué, le culte du secret.
L’identité du projet évoluera pourtant considérablement vers un style de plus en plus burlesque, théâtral, dadaïste. Jazz, accordéon, musique de cirque ou de fanfare, Léon Harcore s’autorisera toutes les excentricités sur la base de ses influences classiques et black metal. En 2016, il s’entoure finalement de musiciens pour assurer des prestations live de ses compositions.
Le premier album de cette formation complète, Grand Guignol Orchestra (2019), adopte un style clownesque et quasi paillard, tandis que Douce Fange (2022) fustige, en reprenant des chansons d’Édith Piaf ou de Jacques Brel, une France contemporaine en proie à ses plus bas instincts : “Faut bien noyer notre sous-France/ Chopineurs, arsouilleurs, formons l’enfance !/ Adieu, adieu sale cirque/ Fais maintenant place à la sainte trique…” “En prétendant critiquer la religion chrétienne, le black metal a inventé son double symétrique, explique Léon Harcore, 37 ans. C’est un genre qui se prend très au sérieux, qui est très dogmatique. C’est pourquoi nous le tournons en dérision.”
“Le black metal est aujourd’hui un genre musical, pas une scène ou une sous-culture.”
Jéjé, accordéoniste et claviériste de Pensées Nocturnes.
Avec son style parodique, Pensées Nocturnes a remporté un franc succès lors d’un festival pourtant réputé puriste, le Steelfest, en Finlande. On peut en déduire que le genre se renouvelle sans cesse ou, de façon plus tranchée comme Jéjé, accordéoniste et claviériste du groupe, que “le black metal est aujourd’hui juste un genre musical, pas une scène ou une sous-culture. L’aspect culturel n’est pas là, ou il est très mal défendu. Peut-être qu’il n’a jamais existé. Nous, on s’en fout, on est des guignols et on fait les guignols sur scène.”
Heimoth, cofondateur du groupe Seth, constate pour sa part “une évolution qu’on appelle le ‘post-black metal’ ou le ‘post-metal’, plus lisse, plus atmosphérique”. Dilué et perdu selon certains, ouvert aux évolutions de son époque pour d’autres, le black metal ne peut évidemment répliquer les conditions technologiques et sociales de son émergence, dont son esprit originel était l’émanation.
La passion vibrante de ses acteurs se mesure au fait qu’ils sont, et souhaitent rester, des amateurs ne vivant pas de leur musique, parfois signés sur des labels eux-mêmes associatifs tels que Les Acteurs de l’Ombre, très respecté pour sa défense des démarches novatrices et expérimentales.
La Philharmonie de Paris présentait ces six derniers mois une exposition consacrée au metal, critiquée par certains commentateurs pour son aspect fétichiste, penchant davantage du côté d’une archéologie des objets populaires (guitares, tee-shirts…), à la façon de l’artiste Daniel Arsham, que du côté de l’actionnisme viennois – dont les stratégies artistiques sont parfois comparées à celles du black metal. Mais après tout, la crise identitaire n’est-elle pas le propre d’un genre voué aux affres existentielles et aux ténèbres ?
Épisode final de notre enquête “Pourquoi le Black Metal, fascine-t-il autant ?”