3 avr 2025

Rencontre avec Pink Siifu, poète punk et sulfureux du hip-hop underground

Avec Black’!Antique, son quatrième album studio, le rappeur américain Pink Siifu défend un hip-hop en fusion, entre free jazz, punk abrasif et soul érotique. Une œuvre dense, anarchique et résolument politique, dans laquelle le poète se fait, comme à son habitude, architecte d’un chaos irrésistible.

  • Propos recueillis par Alexis Thibault.

  • Pink Siifu, un héros de la contre-culture qui pense le rap comme une œuvre de design

    Livingston Matthews fait de la musique comme un athlète entame une série de tractions : cette fois-ci, il faudra en réussir dix de plus que la fois précédente. Depuis 2014, ce rappeur ultra-prolifique, passé par les cours de comédie, développe, sous l’alias Pink Siifu, un hip-hop expérimental et sulfureux, pensé comme une série de collages. Free jazz, soul psyché et punk hardcore se superposent sur des beats déconstruits aux structures non linéaires, comme s’il fallait frustrer l’auditeur avec des murmures, des cris, des dissonances et des percussions attendues… qui ne viennent finalement jamais. On pense à Madlib. On pense au producteur Knxwledge. On pense à JPEGMAFIA. La musique est devenue une œuvre de design.

    À son actif : une quarantaine d’EP (certains sous le pseudonyme iiye), une dizaine de disques collaboratifs et quatre albums studios, dont le dernier, Black!Antique, résume justement la formule de cet artiste insatiable. Sorti en 2018, son opus Ensley reste, à ce jour, son œuvre culte : un album hybride, lo-fi, narratif et fragmenté, dans lequel il déconstruit le hip-hop à coups de samples granuleux et d’interludes ambient.

    Collaborateur de Georgia Anne Muldrow ou The Alchemist, il a écouté Cash Money, la Dungeon Family, Missy Elliott, N.E.R.D., Prince, Jimi Hendrix, Led Zeppelin, des trucs psyché, du punk, les morceaux de John Carpenter, les Pixies, Jill Scott, D’Angelo, Erykah Badu et la BO de La Famille Addams en boucle. Numéro a donc voulu en savoir davantage sur Pink Siifu, poète punk et fervent militant de la cause noire, qui, paradoxalement, camoufle souvent sa voix derrière des distorsions et des jeux de dupes. Rencontre.

    Last One Alive’! (2025) de Pink Siifu.

    Les confidences du rappeur Pink Siifu

    Numéro: Mais d’où cette fascination pour les points d’exclamation vous vient-elle ? Vous en glissez à peu près partout…
    Pink Siifu: J’ai toujours adoré les symboles. Le point d’interrogation, le point d’exclamation, l’esperluette ou même celui du dollar. Ça m’excite. Ça me réveille. Comme une sorte d’annonce très importante. Et puis leur design m’évoque une créativité folle !

    Le design est-il devenu plus important que la musique ?
    Entre nous, je crois m’intéresser davantage au design sonore qu’à la musique en elle-même. Je me nourris des bandes originales de films d’horreur et de l’ambiance du studio. Comme s’il me suffisait de mêler différentes formes d’art ensemble pour observer en suite le résultat. Je veux que la musique se sente vivante. Je veux qu’elle bouge. Je veux qu’elle respire. Vous avez de la chance, sur cet album, je n’ai pas pu faire tout ce que j’avais envisagé. [Rires.] En fait, j’aime jouer avec les gens en créant de la poésie au beau milieu du brouhaha. Pousser l’expérience sonore et l’expérimentation à leur paroxysme.


    Votre enfance a-t-elle fortement influencé votre façon de faire de la musique ? Je sais que votre père était un grand amateur de jazz. Notamment de l’œuvre de John Coltrane et de Miles Davis.
    J’ai toujours eu tendance à souligner l’influence musicale de mon père. Cette fois, j’aimerais plutôt parler de celle de ma mère. C’est avec elle que j’ai écouté le disque So Addictive [2001] de Missy Elliott pour la première fois. Je m’en souviens comme si c’était hier. Cet album, on l’écoutait sur la route des vacances, lorsqu’on quittait Cincinnati pour rejoindre Birmingham. Dans la voiture, il y avait du R’n’B, de la nu-soul et Outkast, évidemment. Mon père, lui, c’était un mec du jazz. Un saxophoniste qui grandi avec Charlie Parker, Miles Davis et le jazz hardcore, celui qui n’est pas la portée de tout le monde, vous voyez. Il a toujours eu un profond respect pour le jazz, sans jamais devenir snob. Il trouvait la musique de Sun Ra très étrange, par exemple. Il m’a fait découvrir John Coltrane, toute la clique du bebop, le funk de Sly Stone et de George Clinton, les morceaux de Cab Calloway mais aussi Scarface, Juvenile [membre du groupe de hip-hop Hot Boys], DMX et Notorious B.I.G. Quant à mon frère, son rappeur préféré a toujours été Lil Wayne. Et moi, puisque je ne jurais que par mon grand frère, j’ai logiquement fait de Lil Wayne mon rappeur préféré.

    Est-ce à Lil Wayne que vous devez votre signature vocale ? Entre chuchotements, rap fluide et voix éraillée ?
    J’ai testé plein de choses différentes ! La première fois que j’ai entendu du chuchotement dans le rap, c’était peut-être avec les Ying Yang Twins ou LL Cool J, je ne sais plus vraiment. Lorsque j’ai vraiment commencé à rapper, l’un de mes potes me disait que je ressemblais à Tupac. C’était agressif. Même lorsque j’essayais de composer un morceau sexy, ça sonnait encore très agressif. [Rires.] Les remarques des filles ont changé mon approche. Et je suis devenu plus… smooth. Mais à l’origine, moi, je suis un mec sauvage.

    TRANSLATION’! (2025) de Pink Siifu avec Turich Benjy, TYAH et CRYSTALLMESS.

    Avez-vous grandi avec une conscience politique ou est-ce la colère et la rage qui vous ont progressivement politisé ?
    J’ai vu mon père se faire insulter et tabasser par les flics pendant des années. Je pense que les gens devraient se soucier davantage de ce qui se passe chez eux. S’occuper de leurs proches avant de s’occuper du monde. Aujourd’hui, je sais ce que ça fait d’être maltraité par la police et par le gouvernement. Peut-être que cela a fait naître une certaine forme d’empathie en moi. Ma musique évoque un problème américain. Car la merde est bel et bien là, sous nos yeux, dans notre jardin. Je parle d’injustice. De la façon dont ils nous traitent ici, nous, les Noirs. Je suis conscient de ce qu’il se passe en Afrique, en Palestine… mais regardons ce que nous subissons au quotidien nous-aussi.

    Le climat politique actuel aux États-Unis et la réélection de Donald Trump ont-ils intensifié cette colère et changé votre manière de faire de la musique ?
    Je vais être honnête avec vous : cela m’a donné envie de foutre le camp. Je ne sais pas si cela a changé ma façon de faire de la musique, en tout cas, cela m’a incité à en parler. C’est évidemment ce que ressentent beaucoup d’artistes. Je ne déteste pas l’Amérique. J’aime profondément mon pays. Mais je souhaite un meilleur avenir pour mes trois enfants. Autre chose que cette merde américaine…

    Votre dernier album navigue entre des textures bruyantes, presque abrasives, et des ambiances soul et aériennes. Comment parvenez-vous à façonner cela ?
    J’aime utiliser ces différents états d’âme. Le calme, la colère et le chaos. J’ai l’impression d’être tout cela à la fois. Je suis encore en train d’essayer de comprendre ces émotions et d’apprendre à les gérer. Un équilibre précaire qui me permet d’atteindre une forme d’expression débridée. Encore faut-il que je puisse la conduire.

    Est-il nécessaire de multiplier les collaborations pour atteindre cet objectif ?
    J’en reviens toujours aux productions incroyables de Kanye West. Ses projets impressionnants incluaient forcément d’autres artistes. Lorsqu’il confie les percussions de son morceau Stronger [2007] à Timbaland, il sait très bien ce qu’il fait. Les collaborations ouvrent des vannes. J’ai appris cela de Quincy Jones, ou de George Clinton. Je pourrais très bien me contenter de faire un album tout seul. Mais je préfère proposer le meilleur produit qui soit, la meilleure musique possible. À quoi bon faire tout cela seul ?

    Black’!Antique de Pink Siifu, disponible.