24 avr 2025

Qui est Nziria, l’artiste électro qui galvanise les chants napolitains ?

Croiser une musique électronique et un chant puissamment lyrique, les codes du clubbing et les traditions de la ville de Naples… sous le nom de Nziria, Tullia Benedicta déploie un univers sonore et visuel extrêmement novateur et personnel. Après son premier album XXYbrid, iel s’apprête à dévoiler prochainement son second opus.

  • propos recueillis par Delphine Roche

    portraits par Clara Borrelli. .

  • Publié le 24 avril 2025. Modifié le 6 mai 2025.

    Nziria – Hard Tarantella (2022).

    Sur une rythmique hypnotique, froide et puissante s’élève une voix androgyne chargée d’une émotion intense évoquant la nostalgie et la douleur… Les beats incitent nos corps à se laisser mouvoir plus qu’ils ne se meuvent eux-mêmes, acceptant cette invitation à un voyage poignant au cœur d’un paysage sentimental. Avec son premier album XXYbrid, sorti en 2022, Nziria inventait son propre son, le “hard neomelodic” : un dialogue entre le hard-core gabber, musique électronique venue du nord de l’Europe, et le neomelodico, un genre de chanson populaire originaire de Naples, souvent déprécié, considéré comme kitsch et hyper sentimental.

    Inspiré·e par son vécu et par la culture parthénopéenne, où se mêlent le sacré et le profane, Tullia Benedicta revisite dans sa musique aussi bien les tropes (hétérosexuels) du neomelodico que des traditions telles que la tarentelle, et chante les amours de la communauté LGBTQIA+. Avant de révéler son deuxième album, Syysma, fin septembre, iel révèle cet été le single G3LUS, qui marquera une nouvelle évolution de son exploration des croisements du lyrisme napolitain et de l’avant- garde électronique.

    L’interview de Nziria, l’artiste qui fait dialoguer l’électro et la chanson napolitaine

    Ses premiers pas dans la musique

    Numéro : Quand avez-vous commencé à faire de la musique ? S’agit-il de votre première passion artistique ?

    Nziria : J’ai toujours eu une grande passion pour la musique et le chant. Dès l’âge de 14 ans, je chantais et j’écrivais des chansons. À 19 ans, j’ai créé mon premier groupe, en 2013, j’ai déménagé à Londres et j’ai fait de la musique électronique sous le nom de Tullia Benedicta. En 2017, j’ai commencé à expérimenter avec le dialecte napolitain et l’électro. Au fil des années, ces premiers essais sont devenus mon projet Nziria.

    Pendant votre enfance à Ravenne, quelle musique vous entourait ?

    Pendant mes années à Ravenne, j’ai écouté beaucoup de musique, grâce à mes amis et à ma mère qui laissait toujours la radio allumée à la maison. Je suis passé·e de la pop au R’n’B, de l’indie rock au post-punk. Les années 2000 ont été pour moi des années d’apprentissage, où je ne savais pas encore qui j’étais et ce que je devenais. Je me souviens des scooters, de la mer et des fêtes sur la plage, des CD de hard-core et d’eurodance, des premières nuits en discothèque. Parmi tous ces souvenirs, il m’en reste un que j’ai décidé de redécouvrir, peut-être plus profondément qu’à l’époque, à savoir le hard-core. C’est un phénomène né en Hollande, qui n’a touché que quelques régions d’Italie, presque tout le Nord. Je l’ai connu via mes camarades à l’école. Mais la tribu des gabber était reconnaissable dans la rue, ce qui rendait le phénomène tangible et présent même en Italie.

    « La chanson napolitaine est poignante et passionnée, comme l’âme de la ville, et je me sens en quelque sorte connecté·e à elle. » Nziria.

    Vos grands-parents sont napolitains, est-ce grâce à eux que vous avez découvert
    la musique napolitaine?

    Pendant mon enfance, j’ai passé beaucoup de temps avec eux, et je crois qu’une grande partie de mon héritage culturel lié à Naples vient de cette période. Je me souviens de leur collection de vinyles, notamment des classiques napolitains comme Roberto Murolo et Renato Carosone, ou encore Pino Daniele et Gigi D’Alessio. La chanson napolitaine est poignante et passionnée, comme l’âme de la ville de Naples, et je me sens en quelque sorte connecté·e à elle.

    Nziria – Pensiero (2022).

    Le club, espace communautaire

    Quelle a été pour vous l’importance formatrice du clubbing, de la danse ritualisée, avec leur capacité à fédérer une communauté?

    Les clubs ont eu une importance fondamentale. J’ai commencé à les fréquenter très tôt et je pense que j’ai beaucoup appris de ces lieux et non-lieux. Ce sont des espaces d’évasion qui ne s’animent qu’à certains moments et deviennent de possibles temples de la magie. Ayant passé mon adolescence sur la Riviera romagnole dans les années 2000, j’ai vu les derniers vestiges de l’âge d’or des discothèques à Rimini, Riccione, etc.

    À l’époque, les clubs étaient des lieux d’agrégation et d’appartenance, et, surtout, ils définissaient une tribu, une communauté. Ce furent donc des années d’apprentissage au cours desquelles j’ai compris non seulement quelle musique j’aimais, mais aussi de quelle scène je voulais faire partie.

    « Les clubs sont des espaces d’évasion qui ne s’animent qu’à certains moments et deviennent de possibles temples de la magie. » Nziria.

    Ces expériences de clubbing étaient-elles également liées à la construction et à l’expression de votre identité de genre?

    Bien sûr, j’ai de nombreux souvenirs de soirées au cours desquelles j’ai lentement compris qui j’étais et avec quelles personnes je voulais être. J’ai commencé à fréquenter des discothèques LGBTQIA+ comme le Classic à Rimini. À l’âge de 18 ans, j’avais l’habitude d’aller au Cocoricò à Riccione, qui à l’époque était considéré comme un lieu “étrange” en raison de son caractère provocateur. On y vivait des moments magiques. Des anges tombaient sur la piste de danse depuis une pyramide de verre. On y découvrait des identités fluides qui faisaient partie intégrante du club et qui nous ouvraient des mondes secrets, des couloirs étroits et moites de sueur, des alcôves privées associant musique ambient et pratiques BDSM, le tout dans un esprit ludique typique de l’âme romagnole, qui ne se prend jamais au sérieux.

    Son rapport à la ville de Naples

    Où avez-vous vécu au cours de votre vie ?

    Ravenne est ma ville natale, mais à l’âge de 23 ans, j’ai déménagé à Londres pour 4 ans. Cette période a été très importante pour moi. C’est là que j’ai réalisé que je voulais consacrer ma vie à la musique. Mais les rythmes stressants de la capitale anglaise ont commencé à me peser au fil du temps. J’ai donc souhaité retrouver une ville aux dimensions familiales, et j’ai choisi de m’installer à Bologne. J’y ai passé 7 années merveilleuses placées sous le signe de la découverte de nouveaux lieux de rassemblement, de nouvelle musique, de nouveaux amis. Mais au moment du Covid quelque chose a changé, en moi peut-être. J’ai eu besoin d’un nouveau départ qui corresponde à mon nouveau projet, Nziria. Après mon premier album XXybrid, dans lequel j’évoque une Naples fantasmée et éthérée, j’ai ressenti le désir d’aller à la source de mon inspiration, de reprendre le fil de l’histoire que ma famille avait laissé là quelque 40 années plus tôt, et de vivre la ville à travers ma propre expérience.

    « Il est important que les anciennes et nouvelles générations trouvent un moyen de se rencontrer, et de partager des espaces et des moments. » Nziria.

    Quand êtes-vous retourné·e à Naples ? L’identité queer y a une existence historique avec les femminielli [personnes d’un troisième genre, qui ont longtemps trouvé une place dans la société des quartiers populaires comme les Quartiers espagnols]. Comment avez-vous découvert ce monde ? Et comment ce monde s’articule-t-il avec l’identité queer et LGBTQIA+ contemporaine ?

    J’ai découvert ce monde grâce à quelques amis à Naples, mais aussi grâce à des œuvres comme celles des dramaturges parthénopéens Enzo Moscato et Roberto De Simone. Le femminiello est une figure présente dans l’âme de Naples. Il représente son humanité et son ouverture à toute diversité sociale. Mais c’est une figure qui est en train de disparaître car elle définit aussi un moment historique très spécifique dans l’histoire de la ville et de la communauté LGBTQ+. Il est rare aujourd’hui de rencontrer des jeunes qui se disent femminielli, et non trans ou queer. Mais il est important que les anciennes et nouvelles générations trouvent un moyen de se rencontrer, et de partager des espaces et des moments. Un lieu important est sans aucun doute le sanctuaire de Montevergine, dans la province d’Avellino, qui s’anime chaque année lors du pèlerinage de la Chandeleur, au cours de laquelle la communauté LGBTQ+ se rassemble pour rendre hommage à la Vierge Marie, qu’elle considère comme sa protectrice.

    « J’ai redécouvert l’importance de la transmission des émotions par le chant. » Nziria.

    Comment décririez-vous la culture napolitaine avec son rapport à la magie, ses mythes, les liens étroits entre le sacré et le profane ?

    Naples a toujours eu un rapport particulier avec l’invisible, que l’on retrouve dans les petits gestes de superstition. Par exemple, dans la smorfia [un « livre des songes » permettant d’obtenir, par l’interprétation des rêves, une série de numéros qui seront ensuite joués à la loterie], dans le culte des âmes du purgatoire, et même, trivialement, dans le symbole du cornicello [petite corne], un phallus rouge considéré comme porte-bonheur. Sur la Piazza del Gesù, si on regarde sous un certain angle la statue de la Madone, on peut voir que sa robe dessine en fait la figure de la Mort, avec une faux à la main. Naples a été construite sur les ruines de l’époque romaine, de sorte qu’il existe encore des tunnels et des ruelles qui n’ont jamais été visités, ainsi que des vestiges de cultes païens enterrés par le christianisme. Cette vie souterraine communique avec la surface. Elle s’est mélangée avec la tradition chrétienne, et s’est répandue dans les rues comme des esprits nocturnes.

    De la chanson néo-mélodique au hard-core gabber

    Quand avez-vous redécouvert le neomelodico ? Bien qu’il s’agisse d’une tradition marquée par des normes hétéronormatives, ces chansons ont-elles suscité en vous des émotions fortes?

    J’ai redécouvert le neomelodico tardivement. Ce genre était considéré comme de mauvais goût dans ma famille, où nous écoutions de la musique napolitaine classique – à l’exception de Gigi D’Alessio, qui était très populaire chez moi. Ces chansons m’ont tout de suite parlé, surtout parce que l’instrument fondamental y est la voix, utilisée comme un cri d’amour intense et mélancolique, capable de vous prendre aux tripes et de vous faire pleurer. Grâce à ce genre, j’ai donc redécouvert l’importance de la transmission des émotions par le chant, chose qu’avant Nziria j’avais sacrifiée au profit d’une recherche stylistique dans mes productions. En m’inspirant du neomelodico, j’ai également essayé de lui conférer une nouvelle forme et de donner, en tant que personne trans, de l’espace aux voix et aux histoires qui ne sont habituellement pas représentées dans ce genre.  Cette recherche s’exprime notamment dans mes clips, où je renverse les codes établis. Par exemple, à Naples, les chanteurs ou chanteuses de neomelodico sont souvent invités à chanter dans les mariages. Dans la vidéo de mon morceau Amam Ancora, j’interprète le/la chanteur/chanteuse dans un mariage queer inspiré du rituel de mariage des femminielli.  

    Vous établissez une connexion unique et inattendue entre le hard-core gabber, musique électronique froide, et la chanson néo-mélodique, qu’est-ce qui les lie pour vous?

    Je crois que le fil rouge qui unit ces deux genres apparemment éloignés est la passion. Ils sont tous deux passionnés, ils parlent au ventre des gens, à leur corps… J’ai donc décidé de les associer et d’appeler leur fusion “hard neomelodic”.

    Pourquoi est-il important pour vous de chanter en napolitain?

    Chanter en napolitain m’a tout de suite paru très naturel. Il me semble que je m’y exprime mieux que dans d’autres langues, mais aussi que j’ai trouvé un moyen de me reconnecter à mes origines et à une partie profonde de mon être.

    « J’aime à croire que la musique peut se connecter à une sphère magique. » Nziria.

    La dimension magique de sa musique

    Vous définissez Nziria comme une entité psychomagique. Peut-on dire que votre musique comporte une dimension spirituelle, peut-être un peu chamanique? Pensez-vous que la musique ou le chant peuvent ouvrir une autre dimension ?

    J’aime à croire, en effet, que la musique peut se connecter à une sphère magique, car elle n’est pas tangible. Certains sons vous amènent à sortir de vous-même au point de ne plus contrôler vos mouvements. Peut-être sont-ils guidés par une force supérieure. J’ai toujours été fasciné·e par le mysticisme, mais je pense que c’est aussi une conséquence de mes origines parthénopéennes.

    Nziria – Amam Ancora (2022).

    Vous avez revisité la tarentelle avec les sons de la musique électronique sur Hard Tarantella, que représente cette tradition pour vous?

    La tarentelle napolitaine, comme la tammurriata, est une danse très ancienne, aux origines incertaines, avec des rythmes répétés et des mélodies hypnotiques. J’ai écouté différentes versions de la tarentelle, et j’ai cherché à maintenir une structure similaire en remplaçant le tambour par un kick 909 distordu. Je voulais créer une musique puissante, tribale, euphorique, et proposer une expérience extatique liée à la danse et à la communauté. Dans le hard-core et dans la tarentelle, la passion qui pousse à danser jusqu’à l’épuisement est la même. On danse pour chasser le mal de soi, pour se reconnecter avec les autres dans une sorte de rituel partagé.

    « Je me sens de plus en plus proche d’une dimension artistique et performative, où la musique et le son sont combinés à la lumière, au corps et à l’image. » Nziria.

    Comment avez-vous connu Gabber Eleganza [un des musiciens phares de la scène hard-core italienne, qui a publié le premier album de Nziria sur son label]?

    J’ai rencontré Gabber Eleganza [Alberto Guerrini] dans un club à Berlin. Nous sommes restés en contact et je lui ai envoyé une démo, une sorte de prototype de Nziria, qui, à l’époque, était des reprises de chansons napolitaines sur une musique électronique. Alberto m’a conseillé d’écrire mes propres paroles, dont moi et mon histoire seraient les sujets. Un an plus tard, je lui ai envoyé l’album XXYBRID et il m’a proposé de le publier sur son label Never Sleep. J’ai toujours admiré Alberto et son travail, et je trouve que nos projets se ressemblent à bien des égards : un lien profond avec le passé, le désir de sortir de soi à travers des formes de contamination et de dialogue constant entre différents genres musicaux.

    Vous avez commencé à explorer la dimension performative de votre pratique, avec des danseurs et des chorégraphes. Souhaitez-vous vous rapprocher du monde de l’art contemporain, de la performance ?

    Oui, je me sens de plus en plus proche d’une dimension artistique et performative, où la musique et le son sont combinés à la lumière, au corps et à l’image. En 2023, j’ai eu l’occasion d’amener mon live à un autre niveau, plus théâtral, lors du festival CTM à Berlin, en créant une performance que j’ai décidé d’appeler And then a Flame Rumbled Like an Earthquake, inspirée par l’image du Vésuve surplombant une Naples en flammes. J’aimerais enrichir mes performances scéniques avec la présence d’autres interprètes, mais aussi pouvoir les emmener dans des théâtres ou des centres d’art. Je trouve qu’il est important de rechercher une évolution constante dans son travail.

    Nziria nous parle de son prochain album

    Parlez-moi un peu de votre nouvel album. Quelle direction avez-vous souhaité prendre?

    J’ai écrit mon nouvel album, qui s’appelle Syysma, à Naples. Son nom est inspiré par les récents phénomènes sismiques qui se produisent dans cette ville. Parfois, la terre tremble et on se souvient que l’on vit au milieu de trois volcans ! Cette présence d’une nature si fascinante et si puissante, poétique et destructrice à la fois, m’a incité·e à l’inclure dans le disque de façon subtile et en même temps prépondérante. Syysma est un disque de transformation et de transition, dans lequel j’ai voulu expérimenter des genres auxquels je n’avais pas encore touché, comme la jungle, le dub, le reggaeton, juxtaposant ces rythmes chauds aux sons froids du hard-core. Je voulais aussi que ma voix soit beaucoup plus présente que sur le premier album, et le fait d’expérimenter de nouveaux genres m’a donné plus de liberté vocale. C’est un album introspectif qui parle d’amour et de perte, un peu comme Naples.

    « Je voulais que ce disque ait un son très matiériste, brut et sale. » Nziria.

    Special thanks to Galleria Zazá Napoli, Mario di Martino, Claudia Canfora, Effe Minelli, NVS store, Dario Biancullo.

    Comment votre relation à la culture napolitaine se développe-t-elle dans ce disque?

    J’ai l’impression que ce disque a pris forme précisément grâce à Naples et à ses nombreuses facettes. Chaque morceau est un genre en soi, et un portail vers un nouveau monde, comme lorsque vous passez de la gare centrale de Naples au port, que vous arrivez au centre-ville et que, de Spaccanapoli, vous pouvez voir la colline du Vomero. J’ai inclus des échantillons de sons d’éruptions volcaniques. Je voulais que ce disque, contrairement au premier qui est plus éthéré et rêveur, ait un son très matiériste, brut et sale, comme les murs du centre-ville. J’ai inclus des extraits de discours de Loredana Rossi, de Paul B. Preciado et de Ciretta Cascina, des personnes que j’ai eu le plaisir de rencontrer à Naples et qui sont des activistes de la communauté LGBTQ+. Enfin, il y a un court extrait d’une pièce de théâtre d’Enzo Moscato, comme un petit hommage pour se souvenir de lui après sa mort.

    Parlez-moi du premier single, G3LUS, qui sort cet été.

    C’est une chanson que j’ai écrite un après-midi d’été sur une plage pleine d’adolescents. J’ai pensé à ces moments de tourments liés aux premières amours d’été typiques de l’adolescence, ces fraîches rencontres de découverte de l’autre et de soi, nées sous le soleil brûlant de l’été. J’espère que le public ressentira tout cela.

    Syysma (2025) de Nziria, disponible fin septembre 2025.