L’incroyable histoire de l’album le plus cher de tous les temps
Annoncé en 2014 et vendu aux enchères un an plus tard, l’unique exemplaire du septième album du Wu-Tang Clan, “Once Upon a Time in Shaolin”, reste à ce jour le disque le plus cher de l’histoire. Retour sur une affaire rocambolesque dont le personnage principal aura longtemps été surnommé “l’homme le plus détesté d’Amérique”…
Par Alexis Thibault.
1. Le mystérieux coffret du Wu-Tang Clan
L’écrin trône fièrement sur une table massive aux dorures flamboyantes. La photographie – officielle – a été mûrement réfléchie et laisse croire à un ouvrage d’art ancestral, tel le coffre de pierreries d’un roi déchu. Mais cette boîte énigmatique est frappée d’un sceau bien connu des mélomanes: un W… le logo que le DJ Mathematics a dessiné, complètement stone, pour le Wu-Tang Clan il y a 20 ans. Car ce précieux coffret mystérieux n’abrite en réalité ni diamants ni écriture sainte. Il renferme l’unique exemplaire de Once Upon a Time in Shaolin, le septième album du collectif de hip-hop emblématique des années 90.
Depuis sa création en 1992, le Wu-Tang Clan évoque les ravages de la drogue et de la pauvreté dans les quartiers de New York depuis 1992. C’est RZA, le meneur et producteur du groupe qui trouve ce nom, en hommage au long-métrage d’arts martiaux du Chinois Gordon Liu : Shaolin and Wu Tang (1983). Au lendemain de la sortie de Protect Ya Neck (1992), leur premier single tonitruant, le collectif s’impose indiscutablement avec Enter the Wu-Tang (36 Chambers), encensé par la presse spécialisée qui n’hésitera pas à le qualifier de “meilleur groupe de rap ayant jamais existé”. Près de vingt ans plus tard, en 2015, Once Upon a Time in Shaolin, septième opus du Wu-Tang Clan fait immédiatement sensation… pourtant, personne n’a pu l’écouter !
Qualifié “d’album important pour l’héritage du hip-hop” par RZA, Once Upon a Time in Shaolin frappe par sa fonction : réévaluer la musique et transfuser la discipline dans un autre domaine : l’art contemporain.
2. Un album secret et une vente record
Enregistré en secret entre 2007 et 2013, le double album Once Upon a Time in Shaolin est l’œuvre musicale la plus chère de tous les temps. L’explication est toute simple… l’album n’a été produit qu’en un seul et unique exemplaire physique. Celui-ci a ensuite été enfermé dans un coffre, situé dans l’enceinte du Royal Mansour, un luxueux palace de Marrakech. Sur ce double album, 26 titres répartis en deux “écoles” : la Shaolin School et l’Allah School. Une première référence au kung-fu Shaolin né dans le monastère éponyme, une seconde à la Five-Percent Nation, branche de la Nation of Islam — fondée en 1964 par un certain Clarence 13X — qui milite pour les droits des Afro-Américains. Condensé de hip-hop old school garni de samples vintages, ce double album est surtout un brûlot musical fascinant adressé à une industrie en crise qui a englouti les musiciens, déjà esquintés par le streaming et le piratage. Qualifié “d’album important pour l’héritage du hip-hop” par RZA, Once Upon a Time in Shaolin ne frappe donc pas seulement par son contenu, mais surtout par sa fonction : réévaluer la musique et transfuser la discipline dans un autre domaine : l’art contemporain. Un disque doit-il forcément être accessible à tous ?
Once Upon a Time in Shaolin a été conservé dans une boîte somptueuse, incrustée de bijoux en argent, frappée d’un sceau en cire. Lors de l’annonce officielle du projet, en mars 2015, un extrait de 13 pauvres minutes est présenté au MoMa PS1 devant un parterre de journalistes, critiques, collectionneurs et grands pontes du hip-hop new-yorkais. 150 personnes triées sur le volet. Quelques semaines plus tard, le double album est vendu aux enchères par la maison Paddle8 et adjugé 2 millions de dollars, devenant ainsi l’album le plus cher de tous les temps. Fait notable, l’heureux détenteur de cet unique exemplaire ne pourra en aucun cas tirer profit de l’œuvre. En tout cas pas avant l’année 2103, soit 88 ans après sa sortie, hommage discret aux huit membres originels du collectif Wu-Tang Clan. Problème: ce coup de poker ne plaît pas à tout le monde, et la plupart des fans montent au créneau, d’autant que l’acquéreur américain ne fait pas l’unanimité…
3. L’homme le plus détesté d’Amérique
Martin Shkreli apparaît jambes croisées, affalé dans son fauteuil noir. Nous sommes en 2015, au sommet Healthcare organisé par le magazine Forbes. Face à lui, une trentaine de journalistes et de communicants qui ont abandonné toute objectivité tant il les dégoûte. Ils sont prêts à en découdre. Il faut dire que bon nombre d’Américains rêvent de démolir ce type narquois à coups de barres de fer. Quelques mois plus tôt Martin Shkreli a scandalisé le pays. Ancien gestionnaire de fonds d’investissement, il a appris la biologie et le séquençage ADN en autodidacte, monté la compagnie Turing Pharmaceuticals, et racheté des médicaments pour en augmenter le prix de 5 400 %, notamment les droits du Dataprim, seul traitement connu alors contre la toxoplasmose, sorte de parasite intracellulaire ravageur chez les porteurs du VIH ou les malades du cancer. Ce médicament vendu à 13,50 dollars en coûtait 750 après le passage de Shkreli. Si la pratique est totalement légale aux États-Unis, le financier sans scrupules révolte évidemment l’opinion publique jusqu’à être surnommé par la BBC “l’homme le plus détesté d’Amérique”. En pleine conférence, Kym White, directrice mondiale du cabinet de relations publiques Edelman interpelle alors le trentenaire : “Si vous pouviez revenir en arrière, auriez-vous fait les choses différemment ?” Martin Shkreli pose nonchalamment sa bouteille en plastique et répond, calmement, alors que de l’eau coule encore de sa lèvre inférieure : “J’aurais probablement fait grimper les prix davantage. Nous vivons dans une société capitaliste soumise à un système capitaliste et à des règles capitalistes. Mes investisseurs attendent donc de moi que je génère le maximum de profit.”
Non content de jouer avec les nerfs des fans du groupe de rap, Shkreli pose immédiatement ses conditions : il ne rendra l’album public sur Internet qu’en cas de victoire de Trump aux élections américaines de 2016…
Lorsque Martin Shkreli ne marque pas les esprits à coups d’insolences, ce grand adepte de la mise en scène agace les internautes. D’abord sur Twitter, où il poste fièrement des photos de millésimes à 4000 dollars, entretient des conversations avec ses principaux détracteurs ou en harcèle certains jusqu’à la suspension de son compte. Ensuite sur YouTube et Facebook où il interagit avec ses abonnés, prodigue des conseils en matière d’investissement ou s’amuse comme un adolescent dans sa chambre, sous couvert de second degré. Le trentenaire manie l’art du troll à la perfection, ce comportement qui vise à générer des polémiques pour le plaisir. C’est finalement le FBI qui sonne la fin de la récréation : en décembre 2015, Martin Shkreli est arrêté pour fraude, accusé d’avoir utilisé les actifs du fonds spéculatif MSMB Capital Management – alors en faillite –, pour fonder Retrophin, sa société de portefeuille spécialisée dans la biotechnologie. Il est condamné à 7 ans de prison. Fait improbable, il a, avant son incarcération, eu le temps de s’offrir un disque à deux millions de dollars.
4. Repenser l’industrie musicale
La vente aux enchères de mai 2015 se tient peu avant que l’affaire Shkreli n’éclate, mais bon nombre de fans du Wu-Tang Clan sont évidemment dépités : Martin Shkreli vient de débourser deux millions de dollars pour s’offrir Once Upon a Time in Shaolin. Un montant astronomique pour un disque, loin devant le tout premier exemplaire du fameux “white album” des Beatles, vendu 790 000 dollars. Mais ce n’est pas la première fois qu’une personnalité publique se fait plaisir de la sorte. Quelques mois auparavant, le musicien Jack White pose 300 000 dollars sur la table et rentre chez lui avec le tout premier enregistrement d’Elvis Presley (My Happiness et That’s When Your Heartaches Begin, 1953). Immédiatement, les membres du Wu-Tang Clan affirment qu’ils feront don d’une partie de la somme récoltée lors de la vente à une œuvre de charité.
Si Martin Shkreli ne peut tirer profit de l’album avant 2103, il a en revanche tout à fait le droit de le diffuser gratuitement. Il ne faudra pas le dire deux fois à “l’homme le plus détesté d’Amérique” qui, non content de jouer avec les nerfs des fans du groupe de rap, pose immédiatement ses conditions : il ne rendra l’album public sur Internet qu’en cas de victoire de Trump aux élections américaines de 2016… Mais lorsque le Républicain l’emporte, Martin Shkreli partage des extraits de l’œuvre avec une grande parcimonie. De son côté, RZA ne s’embourbe pas dans le conflit: “J’ai rencontré Shkreli au MoMa PS1 lors de la présentation de l’album, affirme celui qui a troqué son hoodie et sa casquette pour un élégant veston et un foulard de luxe, il semblait réellement apprécier la musique et m’a affirmé qu’il était fan de hip-hop.” Le journaliste le relance: “Mais vous savez de quoi cet homme est capable !” Et le rappeur de glisser: “L’album est à lui, maintenant il fait ce qu’il veut. Si mon pire ennemi avait débarqué à la vente aux enchères et s’était offert ce disque ou même une photo de moi, je n’aurais pas eu mon mot à dire. S’il veut être philanthrope, il peut le diffuser.” Quant au financier, il se défend tant bien que mal, insistant sur le fait qu’on ne peut en vouloir à quelqu’un sous prétexte qu’il cherche à faire du profit lorsqu’on vend son album en un seul exemplaire, qui plus est au prix de deux millions de dollars ! Et il ne perd pas ses bonnes vieilles habitudes puériles, affirmant – entre deux disputes de cour d’école avec le rappeur Ghostface Killah par médias interposés – qu’il n’a même pas écouté l’œuvre en entier. Il évoque même l’idée d’envoyer le graal dans un lieu reculé afin de contraindre les fans à effectuer une véritable retraite spirituelle pour le découvrir. Ou pire encore : détruire tout simplement cet unique exemplaire.
Épilogue
À l’origine, le Wu-Tang Clan souhaitait “avoir une idée, créer une œuvre d’art” et repenser le système de production de l’industrie musicale. Coup de génie pour les uns, grande farce pour les autres, ce projet est finalement cohérent avec la vision ultra capitaliste prônée par les artistes du mouvement hip-hop. Mais quel est le rôle d’un musicien ? Générer du profit, partager son œuvre, défendre une idée, exposer son travail ? En proposant à Martin Shkreli de diffuser ce double album, le Wu-Tang Clan s’est ôté une épine du pied, refusant de faire un choix. Aujourd’hui, le milliardaire a perdu sa fortune, rattrapé par le fisc américain : il doit rembourser 7,3 millions de dollars. Il a donc tenté de revendre Once Upon a Time in Shaolin sur eBay pour 1 million de dollars, soit la moitié du montant de l’enchère originelle. Dans un communiqué, “l’homme le plus détesté d’Amérique” se défend encore : “J’ai décidé d’acheter cet album en hommage au Wu-Tang Clan pour leur formidable travail musical […] Je serais curieux de savoir si ce monde valorise autant la musique que moi, car j’ai donné beaucoup d’argent à des groupes de rock et à des rappeurs ces dernières années. J’espère que la personne qui obtiendra cette pièce unique la rendra disponible, poursuit-il, en échange, je vous garantis que toutes les copies en ma possession seront détruites.” Mais au même moment, la vente est annulée. La justice a depuis saisi une grande partie des biens de l’Américain… dont le fameux album.
Cette histoire improbable, jamais RZA et sa bande ne l’auraient envisagée lors de la présentation de l’album au MoMa PS1 : “Un enregistrement de musique doit être considéré comme une œuvre d’art, expliquait alors le fondateur du collectif. La musique a perdu sa valeur, elle n’est qu’une donnée parmi d’autres. On a dématerialisé notre travail, notre art n’a plus aucun cadre. Alors souvenez-vous de cela : les choses n’ont de valeur que lorsqu’elles sont rares.” Depuis, l’affaire a attiré les producteurs de cinéma, dont la boîte de Brad Pitt et la plateforme Netflix, qui songent à une adaptation…