Les confidences d’Awich, la rappeuse japonaise au succès retentissant
De passage à Paris, Awich, la rappeuse japonaise aux millions de streams, a accepté de répondre aux questions de Numéro et évoque sans détour son île natale Okinawa et les terribles épreuves qu’elle a enduré pour en arriver là.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
Awich, la rappeuse d’Okinawa au succès retentissant
Depuis Tokyo (Japon), trois heures de vol suffisent pour rejoindre l’île d’Okinawa. En 1945, cet archipel multicolore situé dans la mer de Chine a connu quatre-vingt-deux jours de bataille lors de la Seconde Guerre Mondiale. Le conflit le plus sanglant du Pacifique. Neuf bâtiments sur dix seront totalement détruits… Paradoxe, c’est avec un grand sourire qu’Akiko Urasaki raconte son enfance et l’histoire de son île natale. À 37 ans, elle est aujourd’hui l’une des rappeuses les plus populaires du Japon et compte trois albums studio à son actif : Partition (2020), Queendown (2022) et The Union (2023). Quant au pseudonyme sous lequel elle officie, Awich, il s’agit de la traduction littérale des caractères japonais de son prénom : “enfant asiatique qui souhaite”. De passage à Paris, l’artiste proche de la maison Louis Vuitton a accepté de répondre aux questions de Numéro. Cette fan absolue du rappeur 2Pac évoque son île natale, les sonorités de son dernier album et les terribles épreuves qu’elle a enduré jusqu’ici : il y a quelques années, son époux d’origine américaine s’est fait abattre en pleine rue à la suite d’une fusillade, peu après sa libération de prison… Rencontre.
Numéro: Okinawa est associée à un terrible champs de bataille. Êtes-vous capable d’évoquer votre île natale en gardant le sourire ?
Awich: Évidemment ! Puisque le Japon a perdu la guerre, il a cédé Okinawa à l’Amérique [de 1945 à 1972, les États-Unis ont administré Okinawa]. Donc, jusqu’en 1972, nous étions Américains. En tout cas, mes parents l’étaient. Moi, j’ai grandi sur un île occupée à 25 % par des bases militaires. Mais je ne voyais pas vraiment des armes et des tanks, je voyais des militaires américains et leurs familles. Des femmes et des enfants. Nous avons tous la même vision de la guerre, vous savez. Quelque chose de monstrueux. Pour autant, j’ai grandi avec des hommes en treillis qui allaient au bowling ou au théâtre, mangeaient des glaces et des pizzas. Je n’avais que quatorze ans et j’étais déjà attirée par la culture américaine. J’ai appris l’anglais très tôt grâce à une enseignante coréenne mariée à un militaire américain. C’est aussi ça Okinawa, un mélange de cultures.
Vos compositions mêlent un hip-hop expérimental aux mélodies traditionnelles d’Okinawa. Quelles sont les caractéristiques musicales de l’archipel ?
C’est un mélange d’influences entre les sonorités japonaises, chinoises et la musique d’Asie du Sud-Est. On y retrouve des chants vibratoires et nos principaux instruments dont le sanshin [un luth à trois cordes], le taiko [un tambour] et le shinobue [une petite flûte traversière en bambou]. Pour The Union, mon dernier album en date, nous avons notamment samplé une chanson folklorique traditionelle d’Okinawa. Plusieurs producteurs ont collaboré avec moi pour ce disque. J’aime l’idée de travailler en équipe car souvent je me sens impuissante. Je pourrais la jouer totale impro avec pour seul objectif de faire des millions de streams mais ce n’est clairement pas ma façon de faire [Rires.]
Je m’autorise une question un peu étrange : comment définiriez-vous votre profession ?
Je suis une rappeuse. Une femme qui raconte des histoires en musique. Qui raconte principalement sa propre vie d’ailleurs. En tout cas je ne me considère pas comme une diva qui va vous époustoufler avec des mélodies vocales extraordinaires. Je suis plutôt un soldat, une combattante. Une conteuse.
Qui raconte une vie… très violente.
Vous voulez parler de la disparition de mon mari ?
Oui… Comment avez-vous surmonté ce traumatisme ?
Cela m’a pris beaucoup de temps. Peut-être deux années complètes. Pour tout vous dire, je ne pouvais plus rien faire. J’étais tout le temps épuisée, je dormais en permanence. Et dès que je quittais mon lit j’étais comme… vidée. Comme s’il m’était impossible de ressentir quoi que ce soit. Pourtant, je n’ai jamais arrêté d’écrire. C’était parfois des paroles de chansons, parfois des poèmes. Et je me posais des questions sans cesse. Que vais-je faire maintenant que mon mari a disparu ? Suis-je capable d’être une bonne mère et d’élever mon enfant seule ? Comment puis-je m’aimer et donner de l’amour aux autres ? Je crois que j’ai essayé de trouver des réponses à ces questions à travers mes propres écrits… La naissance de ma fille m’a apporté de la lumière, de l’énergie et beaucoup d’espoir. Enfin je me suis sentie en vie. Avant cela, je n’étais qu’une coquille vide.
Si vous pouviez vivre une semaine entière dans l’univers d’un film, quel film choisiriez-vous ?
Je peux plutôt choisir un roman ?
Vous pouvez plutôt choisir un roman.
Je me souviens d’une histoire dans laquelle une fille souhaite étudier alors que les femmes n’ont pas accès à l’éducation. Donc elle se grime en homme pour étudier et finit diplomate pour le royaume.
Avez-vous l’impression de devoir vous déguiser en homme dans l’industrie musicale ?
Oui très certainement. Toute ma vie, j’ai souhaité être un garçon… Je voulais sortir du cadre. Si j’avais été un homme qui faisait du rap en japonais, mon public serait beaucoup plus large aujourd’hui. En tout cas, il comprendrait bien plus d’hommes… Je ne me plains pas, avec le temps, le public de mes concerts devient de plus en plus mixte.
Avez-vous déjà été blessée par certaines remarques ?
Oui, même au sein de ma propre équipe. Un jour, une femme m’a dit que “porter un short sexy en plein spectacle lorsqu’on avait passé la trentaine était un peu déplacé”. Selon elle, personne ne pourrait s’identifier à moi si je portais cela. Je ne l’ai pas écoutée et, depuis, elle a quitté l’équipe. Je suis une mère qui souhaite être sexy quand elle le souhaite. Je suis une femme libre et intelligente qui va en boîte de nuit quand elle en a envie. Maintenant je suis très proche de la maison Louis Vuitton… Comme quoi ! J’ai grandi en écoutant du rap “dirty” [dont les paroles sont explicitement sexuelles]. Pour autant, la vulgarité n’est pas un mal absolu. Moi-même je ne m’autoriserais pas à dire des choses pareilles… mais ça fait du bien d’en écouter parfois. [Rires.] Chaque artiste a un rôle. Chaque chanson aussi.
Quels morceaux conseilleriez-vous à quelqu’un qui souhaite découvrir votre musique ?
Le titre Queendom (Queendom, 2022). En ce moment, je travaille sur une version traduite en coréen. Je vais souvent là-bas et j’ai énormément de respect pour les artistes coréens qui viennent au Japon et proposent une version complète de leur chanson en japonais. C’est un travail tellement complexe. J’ai moi-même toute une équipe de traduction à mes côtés. Il faut vraiment éditer les textes pour s’assurer qu’ils conservent leur sens et que cela ne soit pas du Coréen incompréhensible. J’aimerais vraiment que le public coréen sache que les Japonais ont beaucoup de respect pour leur scène artistique. Rasen in Okinawa (The Union, 2023) est un morceau pour lequel j’ai proposé à trois autres rappeurs d’Okinawa de me rejoindre. Okinawa a longtemps été une sorte de paria au Japon. Nous étions clairement discriminés. C’est ce que nous racontons dans cette chanson. J’inciterais aussi les gens à découvrir le morceau Bad B*itch Bigaku (The Union, 2023) en collaboration avec d’autres rappeuses (Nene, Lana, Mari, Ai & Yuriyan Retriever). Rarement dans l’histoire de la musique japonaise ont avait vu débarquer six filles spécialement là pour tout déchirer. Certaines sont vulgaires, certaines sont philosophes, certaines sont simplement jeunes et fraîches. Et on adore ça !
The Union d’Awich, disponible.