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Rencontre avec Keiona, icône de la scène ballroom et chanteuse à suivre
À l’occasion de la sortie de la série documentaire Ballroom : danser pour exister, Numéro revient sur son entretien avec Keiona : mère du maison de voguing House of Revlon, chanteuse et gagnante de la saison 2 de Drag Race France.
propos recueillis par Jordan Bako.

Keiona, du voguing à Drag Race France
Keiona n’a pas attendu le Titanium de Sia pour mériter sa couronne. Celle qu’on connaît à la ville sous le nom de Kevin Kouassi berce de ses conseils avisés la scène ballroom parisienne depuis bien des années. D’abord né à Harlem, ce havre de paix pour les voix et revendications queer et racisées s’est aujourd’hui expatrié de part et d’autre du globe, des rues new-yorkaises à la capitale française. C’est dans cette que Keiona a fait ses premiers pas dans le drag, avant de prendre la tête de la maison de voguing House of Revlon aux côtés de l’artiste Vinii Revlon.
En 2024, son alter ego drag, Keiona, est sacrée gagnante de la saison 2 du programme France TV Drag Race France, à l’issue d’un lip sync émouvant sublimé par les envolées vocales de Sia. Puis Keiona est partout : sur les marches du Festival de Cannes en 2024 comme dans le télé-crochet Danse avec les stars aux côtés de Maxime Dereymez.
Cette année, on retrouve l’artiste de 33 ans en tant que chanteuse avec son premier single intitulé Watch Me, une ode à la confiance en soi impénitente. Mais aussi dans la série documentaire Ballroom : Danser pour exister, un programme réalisé par Amandine Gay (Ouvrir la voix) diffusé sur France TV. En cinq épisodes seulement, la caméra de la cinéaste nous immerge dans le quotidien de la House of Revlon, entre larmes et instants de gloire. À cette occasion, Numéro revient sur son entretien avec Keiona, chanteuse, drag queen et reine mère de la House of Revlon.
L’interview de Keiona, drag queen, chanteuse et star de la série Ballroom, danser pour exister
Numéro : Il y a déjà deux ans de cela, vous gagniez la saison 2 de la série Drag Race France. Quel regard portez-vous sur votre victoire ?
Keiona : C’était un beau parcours. J’adorais faire l’émission. C’était une expérience que j’avaos vraiment envie de faire, surtout lorsque j’ai vu la première saison de l’édition française de Drag Race. Et aujourd’hui, je me rends compte à quel point elle a touché les gens. Je pense aussi qu’il y a une touche assez personnelle que j’apporte dans ma façon d’aborder le drag, le make-up ou encore la mode qui touche les gens. Et je refuse de m’imposer des carcans, des diktats selon lesquels il faudrait faire drag d’une certaine manière. Je pense que ça a résonné chez beaucoup de personnes.
“Avec le personnage de Keiona, j’ai compris que les gens n’avaient pas de problème avec moi, mais plutôt avec eux-mêmes.” Keiona.
Quelques mois après ce triomphe, on vous retrouvait à l’écran, cette fois dans le télé-crochet Danse avec les stars. Qu’en avez-vous retiré ?
Je l’ai vécue comme une expérience tout aussi incroyable. D’abord, grâce à mon partenaire sur scène, Maxime Dereymez, qui a été d’une patience et une gentillesse infinie avec moi – et qui a surtout réussi à me pousser au-delà de mes limites. Cela a touché énormément de gens parce que j’ai pu parler de mon histoire, de mon identité. Et aussi, ça a permis de donner aux gens un autre regard sur la façon dont je conçois mon art – au-delà du drag. Les gens savaient que je savais bien me débrouiller en danse. Mais je ne sais pas si ils s’attendaient à ça. J’étais la première à en être surprise !

La danse est-elle, pour vous, un amour de toujours ?
Oui ! Enfin, je n’ai pas eu le temps de continuer après Danse avec les stars. Je me suis consacré à la musique mais j’aimerais bien reprendre des cours de temps en temps, pour garder le rythme. Mais la danse, c’est un amour d’antan, avant Drag Race, avant la ballroom, mais pas avant la musique ! Aujourd’hui, je suis contente de dire que j’ai trouvé mon identité. J’ai trouvé Keiona, qui est le vecteur parfait pour m’exprimer sur scène comme dans la mode. Et pour faire entendre mes messages, ce que j’ai à dire, en même temps que ma voix super sexy… [Rires.]
“Je trouve que la féminité a quelque chose de très fort, de très précieux.” Keiona.
Quel a été le cheminement pour trouver Keiona en vous ?
Avant qu’elle n’existe, il y a eu toute une réflexion sur comment la matérialiser. Qui est Keiona ? Qu’est-ce qu’elle porte ? Est-ce qu’elle est brune ou blonde ? Donc elle est passée par plein d’époques et de changements. Mais ce cheminement dans la quête de l’identité de Keiona, il s’est surtout fait lorsque je me suis épanouie dans ma sexualité. Lorsque j’ai commencé à assumer ce pan de ma personnalité, qui a toujours été attiré par ce qui est féminin. Je trouve que la féminité a quelque chose de très fort, de très précieux. Donc Keiona m’a permis de trouver l’équilibre, de traverser des situations de harcèlement à l’école ou dans le monde du travail. Elle m’a permis de m’affranchir de ces situations parce qu’avec elle. J’ai compris que les gens n’avaient pas de problèmes avec moi, mais plutôt avec eux-mêmes.
“La scène ballroom parisienne est un peu devenue le New York d’Europe.” Keiona
On vous retrouve dans la série documentaire Ballroom, danser pour exister. Comment avez-vous découvert cette scène emblématique de la culture queer ?
Je suis arrivée dans la scène ballroom vers 2011-2012. J’avais environ 20 ans à l’époque ! Je commençais à danser – et on ne devait pas être plus d’une quarantaine à l’époque. Aujourd’hui, c’est un phénomène véritablement global, de l’Europe à l’Afrique, en passant par l’Amérique latine. Mais je n’avais pas du tout créé Keiona en me disant que j’allais faire du drag. Avec la scène ballroom, j’ai trouvé un endroit qui me permettait en totale connexion avec ma féminité. C’est là que je me suis dit que je devais la faire exister au-delà de la scène. Donc elle a commencé par exister lorsque je mettais des affaires de ma petite sœur qui me prêtait ses produits avec allégresse, parce qu’elle adorait mon personnage ! (Rires.)

Et après dix ans d’expérience dans cette scène, comment décririez-vous votre propre expérience, ainsi que l’évolution de la sphère ballroom ?
La scène ballroom parisienne est un peu devenue le New York d’Europe. Des gens voyagent du monde entier pour venir dans nos événements ici à Paris. Donc on n’était pas beaucoup au début. Mais avoir la chance d’y assister depuis ses débuts, de comprendre ce qu’il s’y passait, ça m’a aidée à observer que j’ai inspiré plein de gens. Ça a donné envie à plein de jeunes queer racisés de se forger des identités sur scène, mais aussi en dehors. La scène sert à ça : à explorer et confirmer des pans de ton identité.
“Watch Me, c’est l’ère de la confiance en soi, de l’affirmation de la ‘bad bitch energy’.” Keiona.
Vous vous êtes fait plus discrète dernièrement pour vous consacrer à la musique. La musique était-elle une évidence ?
C’est plutôt un retour aux sources pour moi. J’ai toujours voulu faire de la musique. Peut-être que je posterai bientôt des vidéos de moi au collège ou au lycée, en train de chanter… [Rires.] Mais je voulais donc prendre le temps pour me reposer après ces expériences qui sont assez intenses physiquement et psychologiquement. J’ai pris des vacances et du recul mais, je suis surtout rentré en studio pour écrire, topliner et écouter des productions. Parce que l’entrée dans le monde de la musique, c’est quelque chose d’assez nouveau pour moi. J’ai dansé pour des artistes, j’ai fait des films, des séries. Donc je sais ce que c’est l’industrie de l’entertainment. Mais je voulais prendre ce recul pour me rendre compte que je voulais créer.
En quoi Watch Me, votre dernier single, marque une rupture avec vos précédentes aventures ?
Je pense que le fait de composer le morceau est une toute nouvelle chose pour moi. Watch Me est mon premier single : je l’ai écrit de manière assez naturelle et c’est assez différent de ce que j’ai pu faire auparavant. J’ai pu avoir une emprise totale sur le titre. Et c’est pour ça que j’ai pris autant de temps à le sortir ! (Rires.) Je voulais y insérer des influences baile funk et rave, tout en m’inspirant du rap mélodique de Niska et de Tiakola. Je savais exactement à quoi je voulais qu’il ressemble et ce que je souhaitais qu’il suscite chez les autres. Et j’en suis très, très fière !
Watch Me semble donc signer une nouvelle ère pour vous…
Watch Me, c’est l’ère de la confiance en soi, de l’affirmation de la “bad bitch energy” dans le sens où je pense qu’en France, on a encore un petit problème avec le fait d’avoir une allure féminine. Ça va prendre du temps, et peut-être même encore une autre génération. Mais au moins, avec la nôtre, on peut enfin mettre des mots dessus. Watch Me, c’est l’ère d’assumer qui on est et d’assumer sa beauté, son intelligence, sa confiance et ses réussites. Il n’y a aucun mal à ça ! [Rires.] Donc je donne l’ordre de me regarder. Car on a le droit d’être une bad bitch et d’être quelqu’un de confiant.

“En France, on a encore un petit problème avec le fait d’avoir une allure féminine.” Keiona.
Avez-vous peur qu’on relègue votre musique à votre personnage drag ?
En France, on a tendance à vouloir beaucoup codifier et mettre les gens dans des cases. Mais je ne me mets pas de limites à ce que je fais. Donc j’espère que les gens seront assez ouverts par mon incursion dans la musique. Ce n’est pas juste un one-shot. C’est une vraie carrière que je commence et dont j’ai rêvée. Puis, il n’y a personne de la scène ballroom qui a eu les mêmes expériences que moi. Personne qui a fait à la fois Drag Race (et qui a gagné !), Danse avec les Stars et de la musique à côté ! Donc je veux montrer que même avec tout cela, on peut tenter des choses nouvelles, prendre le temps de trouver ce qu’on veut faire ainsi que l’inspiration.
Avez-vous d’autres projets musicaux ?
Sans trop en dire, il y a des choses à venir. J’adore être en studio, écrire et composer. Je pense que c’est la meilleure partie du processus. Pas la livraison du projet, mais la création en elle-même. Je ne sais pas à quoi exactement cela va aboutir, mais je sais que ça va m’amener quelque part. Il y a toujours plusieurs options et plusieurs chemins à prendre. Mais on fait des choix. Et je pense que maintenant, ce choix de me lancer dans la musique est le bon.
Watch Me (2025) de Keiona, disponible. Ballroom : danser pour exister (2025), disponible sur France.tv.