Jorja Smith, the future of soul
Jorja Smith est sortie de l’anonymat à la vitesse de la lumière grâce aux parrainages de Drake et de Kendrick Lamar. À 21 ans, cette jeune Anglaise est la révélation soul du moment. Lost & Found, son premier album, dévoile la variété de son inspiration et la maturité de ses textes. Portrait d’une artiste qui semble promise à tous les succès.
Par Christophe Conte.
À la place de Jorja Smith, n’importe quelle chanteuse bourgeonnante, en découvrant un message de Drake en privé sur Instagram, serait entrée en hyperventilation, aurait parcouru à la vitesse d’une guêpe sous speed tout son carnet d’adresses pour claironner l’exploit à ses copines, fait une capture d’écran pour la terre entière et fini, à moitié en larmes, par un triple salto arrière triomphant au milieu de son salon. Au lieu de ça Jorja Smith s’est contentée d’un “Oh, thank you, it’s cool” à l’endroit du rappeur canadien qui lui tressait des lauriers après avoir écouté l’un de ses morceaux, Where Did
I Go? sur SoundCloud.
On est alors en 2016, Jorja Smith n’a que 18 ans, et malgré le titre de sa chanson, elle sait exactement où elle va. L’Anglaise métisse originaire de Walsall, ville industrielle située à une quinzaine de kilomètres de Birmingham, ne se laisse pas vraiment éblouir par les bonnes étoiles qui défilent au-dessus de son berceau de chanteuse. Sans arrogance aucune, elle a même l’air de trouver normal que Drake, dans la foulée de sa déclaration, l’ait invitée pour un duo, Get It Together, sur son album More Life, où elle a droit aussi à un Jorja Interlude rappé par le maître des lieux. Normal également que Kendrick Lamar lui ait aussitôt proposé un titre, I Am, sur la BO de Black Panther. Normal que Drake aussi se soit invité sur scène à l’un de ses concerts, poussant son intérêt pour elle jusqu’à lui rendre visite à Walsall. Normal d’avoir été désignée quatrième sur la liste des quinze talents les plus prometteurs du Royaume-Uni dans le palmarès 2017 de la BBC. Normal d’avoir reçu aux derniers Brit Awards le prix Critics’ Choice 2018, succédant ainsi à Adele ou à son homonyme Sam Smith. Normal, enfin, de publier trois jours avant son 21e anniversaire un premier album, Lost & Found, unanimement salué comme l’une des plus belles réussites de la soul anglaise des dernières années. “Mes chansons ont très vite été partagées, écoutées, et il a bien fallu que je m’habitue à cette notoriété qui me tombait dessus, dit-elle avec un flegme déconcertant.Je n’avais pas les codes, les réflexes, et en même temps c’était assez fascinant de se retrouver si brutalement poussée sous la lumière. Ça ne me fait pas peur, je sais que je suis toujours Jorja pour ceux qui me connaissent. Pas Jorja Smith, celle qui est devenue chanteuse. Juste Jorja. Je n’attendais rien lorsque j’ai fait Blue Lights, je ne pensais même pas qu’en dehors de mes parents les gens allaient aimer cette chanson. L’effet boule de neige des réseaux sociaux a été si rapide que je n’ai même pas eu le temps de stresser.”
Son titre Blue Light évoque la pression policière et l’anxiété croissante des jeunes Noirs l’a immédiatement rangée dans la catégorie des chanteuses “conscious” au moment où le Black Lives Matter propageait ses cris d’effroi et son injonction à plus de justice depuis les États-Unis.
Lorsqu’elle avait 11 ans, Jorja Smith avait intitulé sa première chanson Life Is a Path Worth Taking (La vie est un chemin qui vaut la peine d’être pris), sans se douter que, neuf ans plus tard, ce chemin ressemblerait à une avenue resplendissante des plus glorieuses lumières. À propos de lumières, c’est avec son titre talisman Blue Lights qu’elle a donné la chair de poule à toute une nation, bien plus qu’avec ses collaborations bling-bling. Sortie en single il y a deux ans, cette chanson, qui évoque la pression policière et l’anxiété croissante des jeunes Noirs (d’où les “lumières bleues”, celles des cars de flics) l’a immédiatement rangée dans la catégorie des chanteuses “conscious” au moment où le Black Lives Matter propageait ses cris d’effroi et son injonction à plus de justice depuis les États-Unis. “Mon père est noir, j’ai toujours eu des discussions avec lui sur la manière dont les Noirs sont perçus dans le monde. Lorsque j’ai écrit Blue Lights, ces mots sont sortis d’une traite. La plupart de mes amis étaient noirs lorsque j’étais ado, et quand on traînait dans les rues, je sentais chez eux une certaine fébrilité. Ils n’arrêtaient pas de se retourner, de regarder à droite et à gauche pour voir si les flics n’étaient pas en train de les courser, alors qu’ils n’avaient rien fait d’illicite. Cette peur irrationnelle correspondait pour moi à un malaise profond. Lorsqu’on évoque des personnes noires dans les news, c’est essentiellement pour les lier à la violence, au vol, aux armes à feu, et tous ces jeunes finissent par s’autopersuader qu’ils sont naturellement des cibles pour les flics.” L’entêtant et obsédant Blue Lights, Jorja Smith l’a imaginé en miroir à un titre incendiaire de Dizzee Rascal sur le même sujet, Sirens, comme un complément écrit de sang froid à l’ire brûlante du rappeur anglais. Aux coups de poignard déchaînés, elle a toujours préféré pratiquer le scalpel au calme. À 13 ans, elle s’était déjà distinguée au collège en proposant comme thématique à un exposé “la question postcoloniale dans
le grime”, ce courant urbain de la musique britannique qui brasse rap, R’n’B, reggae et électro, dans une dynamique offensive et militante.
Avec sa production minimaliste et son champ très vaste d’influences, du folk au reggae en passant par le jazz, Lost & Found est un album assez malin pour séduire bien au-delà des frontières du rap ou du R’n’B, sans jouer pour autant dans la même cour que les mastodontes américains du genre…
Pour l’ado en construction qui a grandi sous la bienveillance de parents progressistes – père musicien, mère créatrice de bijoux –, la musique n’est pas seulement un loisir, ou un objet de fascination passif, mais bien un moyen de faire bouger les lignes. “Mon père me faisait des playlists, il y avait toujours, au milieu, des chansons qui portaient un message, qui faisaient réfléchir. Curtis Mayfield, Damian Marley, The Specials… J’ai très vite pris conscience de l’aspect social de certains morceaux.” Elle aurait pu choisir de pratiquer l’uppercut comme ses consœurs rappeuses apparues en même temps qu’elle, RoxXxan, Paigey Cakey ou Lady Leshurr. Elle a opté pour une soul plus insidieuse, aux atours policés, mieux adaptée à son timbre nonchalant, ourlé et profond. Même sur l’explosif On My Mind, morceau commun avec le producteur UK garage de Birmingham Preditah sorti l’an dernier, elle conserve sa vibeonctueuse malgré l’assaut des beats en syncopes qui se bousculent derrière.
Kendrick Lamar a déclaré à Billboard qu’elle était “le futur et le présent”
Cette fan de Sade, de Lauryn Hill et (surtout) d’Amy Winehouse sait qu’il vaut mieux avancer en douceur pour mieux percuter les esprits. Avec sa production minimaliste et son champ très vaste d’influences, du folk au reggae en passant par le jazz, Lost & Found est un album assez malin pour séduire bien au-delà des frontières du rap ou du R’n’B, sans jouer pour autant dans la même cour que les mastodontes américains du genre, en conservant sa singularité British dans le storytelling à hauteur de regard et son goût pour les romances post- ado traitées avec une inhabituelle gravité. D’ailleurs, lorsque Drake lui proposa Get It Together la première fois, Jorja Smith lui a d’abord dit qu’elle ne le sentait pas, ce qui semblait une folie à ce stade de son ascension. “C’est seulement lorsque je me suis séparée de monboyfriend que la chanson a résonné différemment et que j’ai finalement accepté. J’ai besoin d’être honnête lorsque je chante, il faut que ça semble être un truc vécu.” L’honnêteté, la sincérité, la confiance sont des mots qui reviennent sans arrêt dans sa bouche, manière de se prémunir face aux conséquences d’un trop vif emballement qui la feraient se confondre avec les superstars manufacturées du R’n’B.
Don’t Let Me Be Misunderstood, elle connaît par cœur les paroles de ce classique des Animals, via la version capiteuse de Nina Simone que sa mère écoutait lorsqu’elle rentrait de l’école – et qu’elle prenait pour un homme. Rien ne l’effraie plus que d’être “incomprise”, dans cette époque des célébrités fulgurantes et du pilori numérique, des embrasements trop hâtifs et des retours de flamme fatals. “Nina échappait à la norme, je me demande ce qu’on aurait dit d’elle si les réseaux sociaux avaient existé à l’époque.” Elle qui accumule les followers, les millions de vues sur YouTube, les éloges des plus grands – Kendrick Lamar a déclaré à Billboard qu’elle était “le futur et le présent” – a paradoxalement été élevée à la patience. Son père d’origine jamaïcaine, autrefois membre d’un groupe de nu soul, 2nd Naicha, lui a vertement opposé une fin de non-recevoir lorsqu’elle caressa l’envie de participer à un télé-crochet, et elle le remercie aujourd’hui aussi vivement qu’elle lui en aura voulu à l’époque. Jorja Smith a parsemé le livret de Lost & Found de photos d’elle enfant, et dans la chanson Goodbye, elle semble déjà déplorer l’innocence perdue de celle qui a “atteint la lumière”. Elle a quitté Walsall sans regret pour s’installer à Londres il y a deux ans, mais elle confie “aimer regarder en arrière” sans embuer son regard d’un voile nostalgique. Employée au Starbucks dans le centre de la capitale anglaise, levée à 5 heures du matin pour aligner les cappuccinos, elle a eu le temps de connaître la vie sans éclat de celles qui désormais achètent ses disques et “streament” Blue Lights, Teenage Fantasy ou On Your Own jusqu’à l’épuisement.
Quelques mois après avoir raccroché son tablier, elle ouvrait la tournée mondiale de Bruno Mars avant d’enchaîner son propre tour américain de 17 dates archicombles. Walsall continuait de somnoler sans elle : “Je n’écrirais pas les mêmes chansons si j’étais restée là-bas. J’aime les endroits speed, les centres nerveux, alors qu’à Walsall j’ai tendance à redevenir la petite fille tranquille que j’étais. Quand j’y retourne, les gens que je connais n’ont pas bougé, ils ont les mêmes habitudes, je ne pourrais pas être comme ça.” Sur son premier maxi, Project 11, un duo plaintif avec Maverick Sabre intitulé Carry Me Home louait les joies du retour au bercail, mais c’était pour la beauté du rôle, car aujourd’hui rien ne semble la tirailler plus à l’intérieur que cette envie d’échappée. Dans la vie comme en concert, Jorja Smith ondule telle une vague qu’aucun rocher ne saurait briser. Pourtant, ni son corps ni sa voix chantée ne sont synchronisés avec son débit de paroles en interview. Quand elle parle, les mots semblent cavaler à grande vitesse depuis son cerveau alors qu’elle garde les yeux mi-clos et une apparente distanciation, à la lisière de la lassitude. Lorsqu’elle chante, son timbre très assuré, trop professionnel parfois, lui confère déjà la stature d’une interprète rompue à toutes les contorsions. Mais dans la conversation, elle demeure encore la petite Jorja des photos, celle qui chantait Silent Night dans l’église du quartier et tirait la langue face à l’objectif. Elle minaude un peu, sourit beaucoup, ne s’impatiente jamais, et toutes les promesses qui doivent pourtant peser lourd sur ses épaules ne l’empêchent jamais d’onduler. Lorsqu’on lui signale la fin de l’interview, elle sourit encore et lâche “Oh, thank you, it’s cool”, comme à Drake. Pas plus, pas moins. Jorja Smith ira très loin.