24 avr 2024

Interview with Kehlani, the spiritual and sensual R’n’B singer praised by Jay-Z and Drake

La chanteuse américaine Kehlani est l’une des plus belles voix du R’n’B moderne. Alors qu’elle sort son premier single depuis 2022, After Hours, ce vendredi 5 avil 2024, retour sur notre rencontre avec la star adulée par Jay-Z et Drake.

propos recueillis par Violaine Schütz.

C’est sans aucun doute l’une des plus belles voix du R’n’B moderne. Et c’est que nous rappelle son premier single depuis 2022, le superbe After Hours, sorti ce vendredi 5 avril 2024.

 

After Hours, le nouveau single de la chanteuse Kehlani

 

Chanteuse, compositrice et danseuse californienne, Kehlani a collaboré avec Cardi B, Eminem, Burna Boy et Justin Bieber et c’est déjà une superstar dans son pays. Avec plus de 9 milliards de streams, 15,5 millions de followers sur Instagram et des adorateurs aussi célèbres que Jay-Z et Drake, l’artiste de 28 ans n’a plus rien à prouver. Pourtant, elle remettait son royaume en jeu sur son troisième album, l’épuré, puissant et émouvant Blue Water Road (2022).

 

Celle qui a connu une enfance difficile et de profondes périodes de doute offre, avec ce disque, un voyage spirituel sur l’amour de soi, la guérison et le genre, dont ses auditeurs ressortiront assurément différents. C’est au moment de sa sortie que l’on a rencontré (via Zoom) une artiste charismatique qui prouve majestueusement que le cheminement vers la paix intérieure peut être un périple aussi passionnant que non dénué de sensualité et de chaleur. 

Kehlani, un esprit libre… et torturé

 

Le corps de Kehlani est à contempler comme un livre ouvert. Tatouée un peu partout, du visage aux jambes en passant par le cou, la Californienne a gravé dans sa chair des mots tels que “espíritu libre” (“esprit libre” en espagnol), “perdida y encontrada” (“perdue et retrouvée”), “fluid” (“fluide”) et “woke” (“éveillée”) ou encore le prénom de sa fille, Adeya, âgée de 3 ans. On pourra aussi déceler sur sa peau le dessin d’un avion en papier, des fleurs, les visages des icônes Lauryn Hill et Frida Kahlo, les silhouettes des héros de Pulp Fiction (Uma Thurman et John Travolta en train de twister) ou une planche de skate. Plus symbolique encore, on peut lire sur l’épiderme de son sternum le mantra “forgive yourself” (“pardonne-toi”) en lettres arabes. Ou, dans son dos, la célèbre sentence de Nietzsche : “That which does not kill us, makes us stronger” (“Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts”). 

 

Kehlani Ashley Parrish, née en 1995 à Oakland en Californie revient de loin. Elle se définit à la fois comme “noire, blanche, amérindienne, espagnole, mexicaine et philippine”, et cela l’a rendue d’autant plus puissante. C’est ce que laisse entendre son troisième album, Blue Water Road, qui traduit en guitares feutrées et voix de velours un long cheminement mental et physique. Au moment d’écrire ce disque, Kehlani a rompu avec des êtres chers et certains de ses proches sont morts d’overdose. La star de R’n’B s’est alors engagée dans une longue détox spirituelle durant laquelle elle est restée sobre, est très peu sortie, s’est couvert les cheveux, a vénéré ses ancêtres et s’est fait enlever ses implants mammaires, semblant désireuse de rompre avec son image sulfureuse du passé. 

L’amie d’enfance de Zendaya

 

On a connu Kehlani se déhanchant dénudée dans des vidéos incendiaires ou avouant avoir tourné un clip osé après avoir consommé un peu trop de vin rouge. Sur Blue Water Road, sa voix, si vulnérable, semble apaisée, connectée aux éléments naturels comme l’évoque la pochette du disque la montrant, virginale et sublime, en chemise blanche, se recueillant près de l’océan. Quand elle se confie à nous via Zoom, pour sa seule interview française, la chanteuse a la sagesse et la beauté de ceux qui sont revenus de tout. C’est sa tante qui a adopté et élevé la toute jeune Kehlani alors que sa mère – dépendante à la drogue – passait par la case prison. Le père de la Californienne, qui était aussi accro aux substances illicites, a quitté ce monde quand l’artiste était encore enfant. Sans compter les moments où Kehlani s’est retrouvée sans domicile fixe et obligée de voler de la nourriture dans des épiceries pour survivre.

 

À l’adolescence, la jeune fille trouve alors refuge dans la danse, notamment le ballet, avant qu’une blessure advenue au lycée la pousse à changer de voie. Influencée par Lauryn Hill, Erykah Badu et Jill Scott, elle se met à chanter, et rejoint, dès l’âge de 14 ans, le groupe de pop mainstream PopLyfe. À partir de là, la jeune artiste, amie depuis l’enfance avec Zendaya et la musicienne prodige H.E.R., enchaînera alors les mixtapes, singles et collaborations prestigieuses (Cardi B, Eminem, Justin Bieber, Stormzy, Calvin Harris, Teyana Taylor…). Sa voix douce et sensuelle, pleine d’humanité, semble dotée de vertus consolatrices, et ses mélodies addictives et aventureuses (Gangsta, Toxic, Good Thing), portent souvent sur les affres de l’amour.

 

Mais si Kehlani est devenue une icône, elle le doit aussi à son aura magnétique et aux combats qu’elle défend une fois les lumières de la scène éteintes. L’artiste a toujours évoqué, en toute transparence, les hauts et les bas de sa santé mentale (notamment ses périodes de dépression) et parlé ouvertement de sa sexualité. Celle qui a été en couple avec la rappeuse 070 Shake s’est tour à tour définie comme non binaire, pansexuelle, queer et lesbienne. L’amour gay se trouve d’ailleurs au cœur de ses nouvelles chansons. Sereine, heureuse, inspirée et libre, la chanteuse se confie sur ses aventures émotionnelles et musicales. 

L’interview de Kehlani pour l’album Blue Water Road

 

Numéro : Votre album s’appelle Blue Water Road et, dans le texte qui accompagne ce disque, vous dites : “La ‘route de l’eau bleue’ est une destination dans mon esprit. J’en donne accès à tout le monde. C’est un voyage émotionnel, sexuel et spirituel. Pour moi, l’album est comme une maison en verre. C’est léger, transparent, et le soleil y brille de part en part.” Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Kehlani : Pendant que j’étais en train de réaliser mon dernier album, It Was Good Until It Wasn’t [sorti en 2020], je me trouvais dans un état lourd et sombre [la chanteuse venait de se séparer du rappeur YG]. Alors que pour Blue Water Road j’étais en train d’effectuer une transition pour me sortir de certains schémas néfastes. J’étais donc dans un état d’esprit beaucoup plus joyeux, lumineux et paisible. Ce nouvel album représente mon voyage intérieur jusqu’à cette renaissance. J’ai enregistré les morceaux dans un beau studio de Malibu, près des arbres, avec une vue sur l’océan. C’est aussi pour ça qu’au niveau du son j’ai essayé d’obtenir quelque chose qui résonne de manière organique. Je voulais être très présente dessus, énergiquement parlant. Pour accompagner cet album, j’ai partagé sur YouTube un documentaire qui me suit lors d’un road trip. Les images symbolisent les sentiments par lesquels je suis passée. Ainsi, mes fans ont accès au monde que j’ai créé. Les gens savent, du coup, où
j’en suis dans ma vie. 

 

Entre votre précédent album, It Was Good Until It Wasn’t, et ce nouveau disque, vous expliquez avoir fait une sorte de détox ou de cure spirituelle (“spiritual cleansing”). De quoi s’agit-il ? 

J’ai essayé de me défaire de la partie de moi qui était déprimée et se victimisait sans cesse. J’étais dans un cycle, une spirale de négativité, qui se répétait à l’infini. Tout ça était lié à des choses personnelles qui se sont passées dans l’enfance. Je retombais toujours dans les mêmes schémas. C’est comme si je me battais avec un esprit qui était à l’extérieur de moi. Il m’a donc fallu me détacher de cet esprit. Ma plus grande illumination a été de prendre conscience que je ne voulais plus jouer un rôle dans ma propre souffrance. Même s’il t’arrive des choses horribles dans la vie, tu peux décider que tu ne veux pas participer à ce malheur. 

 

Comment êtes-vous parvenue à cette renaissance ?
Pendant un an, je ne fumais et ne buvais plus. J’étais complètement sobre et concentrée sur la musique. La pandémie m’a aussi aidée à me recentrer. Je suis allée à l’exact opposé de ma façon habituelle de penser et de me comporter. Et je me suis entourée de personnes de confiance. Pour cet album, je me suis déshabillée émotionnellement. J’y suis plus nue, vulnérable et simple que jamais. Je suis en ce moment dans ma forme la plus pure. Quand j’étais dans mon processus spirituel, j’ai commencé à ne plus me maquiller, à m’affranchir de la vanité, à ne plus m’occuper de mes ongles, de mes cheveux, à ne plus porter de faux cils. La transformation mentale s’est fait sentir sur mon sens du style. Je me suis débarrassée de pièces trop chargées en termes d’énergie, des pièces dans lesquelles on ne voyait plus celle qui les portait. Pendant la pandémie, j’ai donné beaucoup de mes vêtements, presque tout ce que je possédais. Je n’ai gardé que des pièces d’archives de designers chères à mes yeux. Et je n’achète jamais quelque chose de neuf juste parce que je trouve ça mignon. Avant tout, il faut que ça me plaise vraiment et que ça me définisse. 

« Je me souviens d’une jeune femme qui m’a confié qu’après avoir écouté ma musique elle avait quitté son travail et mis fin à une relation sentimentale toxique. » Kehlani

 

Comment vous êtes-vous régénérée tout en conservant votre ADN musical sur ce disque ?

Je n’ai jamais adhéré à l’idée que, pour devenir une nouvelle version de soi-même, on devait laisser les autres versions de sa personne mourir. Tu n’as pas besoin de laisser toutes les parties de toi vivre, mais juste celles que tu admires. Et quand je regarde les autres versions de moi, même les plus sauvages, j’apprends quelque chose, ou je m’aperçois qu’elles m’ont fait grandir. Sans elles, je ne pourrais pas être qui je suis aujourd’hui. 

 

Vous faites de nombreuses séances de dédicace de cet album auprès de vos fans chez des disquaires. Est-ce une manière de ne pas oublier d’où vous venez ?
Ce n’est pas simplement pour rester connectée avec l’ancienne moi, mais parce que je tiens à rester proche de mes fans. J’ai toujours une “fan base” très dévouée. Je ne me suis jamais forcée à faire des choses pour plaire à quelqu’un, que ce soit des beatmakers, des patrons de label ou mes pairs. En revanche, j’essaie toujours de faire plaisir à mes fans, car ce sont eux qui me disent que j’ai changé leur vie, et pas les patrons de label. Je suis là pour les gens qui me disent que je les ai sauvés ou changés, ceux qui m’écrivent pour m’apprendre que mes morceaux leur ont permis d’être qui ils voulaient être. En signant des autographes, je maintiens le lien avec eux. Je peux voir leurs visages, toucher leurs mains, entendre leurs histoires… 

 

Vous souvenez-vous d’un message spécifique de fan qui vous a bouleversée ?
Je me souviens d’une jeune femme en particulier qui m’a confié qu’après avoir écouté ma musique elle avait quitté son travail, mis fin à une relation sentimentale toxique et commencé un voyage intérieur pour trouver qui elle était. Elle était déprimée et avait conscience d’être au milieu de gens dont elle n’aurait jamais dû s’entourer. Jusqu’à ce qu’en écoutant mes morceaux, elle s’exclame : “Allez, stop à tout ça, je veux changer de vie.” Elle a alors débuté une quête pour s’aimer à nouveau et s’est mise à parcourir le monde. Elle me remerciait, mais je lui ai alors fait remarquer : “C’est m’accorder trop d’importance. J’ai peut- être été l’étincelle qui a déclenché ce cheminement. Mais c’est toi qui as réalisé tout ça.” 

« Ma fille et Zendaya s’adorent. » Kehlani

 

Quels sont vos derniers coups de cœur artistiques ?

J’ai beaucoup écouté de musique classique en faisant cet album, mais aussi Frank Ocean. Quand je travaille sur ma musique, j’écoute des disques éloignés de ce que je fais comme des groupes de jazz ou de funk. Et plutôt de la musique pas chantée en anglais afin de ne pas être influencée. Le seul moyen de faire quelque chose de nouveau me semble être d’écouter des sonorités à l’opposé de mon univers. J’ai aussi regardé beaucoup de films de Wes Anderson (mais aucun long-métrage d’action). Je voulais que mon nouveau disque sonne de manière cinématique, telle une BO de film. 

 

Vous étiez amie d’enfance avec l’actrice Zendaya (avec qui vous avez failli fonder un groupe) et la chanteuse-musicienne H.E.R. Pouvez-vous nous parler de vos liens ?

Oui, tout à fait, nous faisions partis de la même bande amis. On se respecte, s’aime, on traîne ensemble. Ma fille et Zendaya s’adorent. Ce sont restées des personnes très « normales » malgré le succès. Même avec les choses folles qu’elles réussissent à faire aujourd’hui, je les vois comme des sœurs. 

 

Vous avez collaboré avec Justin Bieber, Cardi B, Eminem, Post Malone ou encore Teyana Taylor. Comment choisissez-vous ceux avec qui vous faites de la musique ?

J’ai la chance d’être devenue amie avec la plupart des artistes que j’admire (le nom de son avant-dernier album lui a été soufflé par Drake ndr). Je suis quelqu’un qui me fie beaucoup à mon feeling, du coup, si ce n’est pas naturel avec quelqu’un, je ne vais pas collaborer avec cette personne même si j’adore son univers. Si je sens que quelqu’un résiste, que ce n’est pas fluide, alors je ne vais pas forcer.  

« C’est pour aider des gens qui se sentiraient concernés par ce que je raconte que je me suis tournée vers la musique. » Kehlani

 

Écrivez-vous des morceaux pour l’ado que vous avez été ?
J’ai eu beaucoup de chance de grandir en écoutant India Arie, Lauryn Hill et Erykah Badu. Leur musique m’a aidée, tout comme l’image que ces femmes fortes renvoyaient dans leurs interviews. Le fait qu’elles parlent ouvertement de ce qu’elles ressentaient a été crucial pour moi. J’ai compris tout ce qu’on pouvait faire avec la musique, et comment on pouvait agir sur quelqu’un avec des chansons. D’ailleurs, c’est pour aider des gens qui se sentiraient concernés par ce que je raconte que je me suis tournée vers la musique. Pendant un temps, j’ai un peu perdu de vue ce but, mais j’y reviens. Donc, maintenant, oui, je peux dire que j’écris la musique que l’ado que j’étais aurait écoutée. Ou qu’il aurait fallu écouter à l’époque si on avait voulu me séduire… 

 

À côté de la musique, vous êtes aussi une passionnée de photographie…
Oui, j’ai possédé plusieurs appareils depuis mon enfance, notamment un Nikon hérité de ma grand-mère à l’âge de 9 ans. Mais c’est depuis deux ou trois ans que je m’y intéresse plus sérieusement. En ce moment, j’essaie d’apprendre le plus de choses possible à ce sujet : je fais des recherches sur les photographes pour savoir quelles images et quels artistes me touchent. Quelle est leur histoire, qu’est-ce qui les motive, pourquoi ils choisissent tel matériel et pas tel autre. Je me suis notamment prise de passion pour Vivian Maier. Je trouve que son histoire est complètement folle. Le fait qu’elle prenne des photos juste parce qu’elle aimait ça, pendant qu’elle était nounou, sans chercher à les montrer, à vouloir de l’argent ou la gloire. Son travail n’ayant pas été vu de son vivant, c’est très fort. Pour moi, c’est le cœur de toute pratique artistique : faire les choses parce qu’on aime les faire et qu’elles nous rendent heureux, et pas pour la célébrité. Et si ensuite cela a un impact sur les autres, que ça les aide, la pratique résonnera de manière d’autant plus authentique. Parce qu’au départ, c’était pour soi, pas pour être dans la lumière. 

 

Blue Water Road (Atlantic) de Kehlani, disponible. After Hours (2024) de Kehlani, disponible.