Les confessions de Rahim Redcar : “Je pense que l’art doit rester extrême dans son approche”
Rahim Redcar (anciennement connu sous le nom de Christine and the Queens), sort un nouvel album électronique, poétique et baroque : Hopecore, ce vendredi 27 septembre. L’occasion de revenir sur notre rencontre avec cet artiste spirituel, ambitieux et avant-gardiste. Il était alors question d’amour, d’anges, de croyance et d’être vu tel que l’on est.
propos recueillis par Violaine Schütz.
En novembre 2022, Rahim Redcar (anciennement connu sous le nom de Christine and the Queens) publiait l’ambitieux Redcar les adorables étoiles et annonçait qu’il s’agissait du début d’un grand geste narratif repositionnant son art en quête spirituelle et métaphysique aux vertus cathartiques.
Celui qui a collaboré avec Indochine, Charli XCX, Caroline Polachek et 070 Shake sort ce vendredi 27 septembre un nouveau disque très électronique et poétique : Hopecore, qui s’inscrit pleinement dans cette lignée.
L’une des stars des cérémonies des JO de Paris 2024 explique à propos de ce nouveau chapitre flamboyant : “Hopecore a été créé avec des larmes, du sang, et surtout une foi inébranlable dans l’expression brute et pure de l’âme. La musique a pris ici toute son ampleur prophétique, est devenue plus sauvage, et a appelé à une quête absolue où personne d’autre n’est venu altérer les intentions. Un appel de la chair, une prière pour la justice et la liberté.”
L’occasion de revenir sur notre rencontre, devant une église de Belleville, avec un artiste pour qui la musique est bien plus sacrée qu’un simple divertissement.
L’interview de Rahim Redcar qui sort l’album Hopecore
Numéro : Votre album Redcar les adorables étoiles était présenté comme le prologue d’un projet d’envergure…
Rahim Redcar : Il y a un spectacle vivant mêlant musique, théâtre et chorégraphie, et un disque qui ne sont en fait que le début d’un grand geste narratif baroque. Il s’agit du prologue d’un opéra qui comprendra plusieurs actes et se dévoilera au fur et à mesure, tout comme les choses se dévoilent au fur et à mesure à moi dans ma vie. Il est inspiré par la pièce Angels in America de l’écrivain américain Tony Kushner [une œuvre qui parle des vies, dans les années 80, de plusieurs personnes dans un contexte républicain, avec pour thèmes centraux l’homosexualité, l’apparition du sida, le questionnement sur le divin et la marginalité]. Cet album coïncide avec une démarche où j’ai commencé à prier les anges tous les jours, après le décès de ma mère. Au cœur de cet opéra se trouvent l’amour, la mort, des anges et des étoiles.
Comment ce projet ambitieux est-il né ?
Ça fait deux ans que je travaille dessus. Je suis parti aux États-Unis, après que le producteur américain Mike Dean m’a écrit, en 2021, pour me proposer de collaborer avec lui. Je n’avais pas le droit d’aller dans ce pays à ce moment-là car nous étions en confinement, alors je suis passé par le Mexique. Je savais que c’était la chance d’une vie, et je devais prendre ce virage. C’est un artiste impressionnant qui a été dans l’ombre de Kanye West, de Lana Del Rey, de Jay-Z… Et ça a été l’une des rencontres musicales les plus importantes de mon existence car c’est quelqu’un de très relié émotionnellement à la musique. À ce moment-là, j’étais en souffrance en tant qu’artiste. Après avoir rencontré le succès avec Chaleur humaine, on a attendu de moi que je reproduise cet album comme on déclinerait une formule qui marche. J’étais frustré car ce qui m’intéresse d’abord, c’est d’écrire des morceaux qui font surgir une émotion.
C’est le but de vos chansons ?
Oui, si j’écris des chansons, c’est pour me connecter à des émotions, et souvent pour gérer un sentiment que je ne comprends pas. Et si j’arrive à écrire des morceaux dans lesquels les autres arrivent aussi à se reposer, car ils y projettent leurs propres ressentis, alors j’ai réussi mon coup. Ça devient un terrain de rencontre. Des chansons habitées par leurs auteurs peuvent aussi être habitées par les auditeurs, comme un espace qui nous protège du reste du monde. Mon approche de la musique consiste à créer un havre de paix dans une société qui peut être difficile.
“Je pense être un bon mélodiste, mais je ne fais pas de la musique pour concevoir des hits commerciaux.” Rahim Redcar
Vous avez pourtant sorti de véritables tubes, notamment Tilted (2014) ?
Je pense être un bon mélodiste, mais je ne fais pas de la musique pour concevoir des hits commerciaux. C’est pour ça que je parais parfois erratique, parce que je ne calcule rien et que je suis dans une démarche avant tout très émotionnelle et personnelle. J’ai été touché, très jeune, par des musiciens qui étaient dans des démarches très personnelles, comme Laurie Anderson, Björk ou Prince. Quand j’ai commencé à générer de l’argent et qu’il y a eu des enjeux de pouvoir autour de ma musique, j’ai eu très peur d’abîmer mon art. Pour moi, ce travail est une expression d’amour, pas quelque chose de marketing. Or nous évoluons dans une société capitaliste où le côté commercial prime sur la qualité des chansons. Aujourd’hui, les tubes, c’est une approche machinale : on ne privilégie que de la mélodie quasi publicitaire et le son s’uniformise à cause de choix liés aux gérants des plateformes de streaming. Quand les gens des radios disent qu’on connaît la valeur d’une chanson dès ses dix premières secondes, c’est inquiétant.
Surtout qu’on ne peut pas prévoir ce qui deviendra un hit…
Exactement. Il n’y a pas de justice musicale. Il y a des tubes aux airs d’exception. La personnalité prime souvent sur le reste, comme c’est le cas des chansons des Rita Mitsouko. C’est difficile de comprendre rationnellement pourquoi elles sont devenues des tubes. Ce que j’adore, depuis le début de ma carrière, ce sont les anomalies, les bizarreries. Ce que j’aime dans les chansons des années 80, c’est l’humour, l’excès et leur approche très grandiloquente. Si un morceau de Kate Bush connaît aujourd’hui un regain d’intérêt après son apparition dans la série Stranger Things, c’est parce que ce genre de musique n’est plus encouragé aujourd’hui. Aujourd’hui, on ne miserait pas sur des gens comme Freddie Mercury, et c’est dommage.
“Mes sentiments sont en effet extrêmes. J’ai un côté très adolescent.” Rahim Redcar
Un certain romantisme émane de votre album (il est question d’un chevalier, d’une épée, d’amour contrarié). Ces sentiments épiques font penser à ceux, exacerbés, qu’on éprouve à l’adolescence…
(Rahim Redcar nous montre des photos d’inspiration de l’album, avec des chevaux blancs, ndr). Mes sentiments sont en effet extrêmes. J’ai un côté très adolescent, – la voiture rouge derrière le nom “Redcar” peut d’ailleurs faire penser aux jouets de l’enfance –, car je pense que j’ai été cristallisé, encapsulé dans l’adolescence. Je suis en train de revisiter cette période pour avancer et faire la paix avec pas mal de sujets. Certaines chansons ont été imaginées comme des clairs-obscurs de choses que je venais d’éprouver. Le morceau La Chanson du chevalier a ainsi été écrit un mardi, à 21 h 20, comme un lamento, après avoir été quitté par l’homme que j’aime qui venait de partir de chez moi. J’avais l’impression qu’on se connaissait depuis plusieurs vies, mais on n’arrivait pas à se respecter.
Quelles sont les influences de ce disque ?
Mon gant rouge est un hommage au théâtre et aux grands interprètes des mains, Michael Jackson, des prestidigitateurs comme Majax… Pour cet album, j’ai délibérément choisi une esthétique vintage inspirée des années 80, avec des synthétiseurs comme des Jupiter-6 de Roland, un delay [effet audio fondé sur le principe de la chambre d’écho] marqué évoquant le groupe Alphaville, des percussions de batterie mouillées comme dans le rock de cave. Le spectacle a, quant à lui, été inspiré par des groupes et des artistes des années 80 – Talking Heads, Roxy Music, Depeche Mode, The Cure, Fad Gadget… J’avais aussi en tête des albums cohésifs avec de vrais engagements comme ceux de Led Zeppelin et des Pink Floyd. Ou encore l’opéra rock Tommy des Who, de 1969, qui est une écriture élégante sur un trauma et un ange. Il raconte l’histoire d’un garçon devenu aveugle après un drame familial. On le violente très jeune, puis il devient un guide spirituel. L’un des morceaux s’appelle See Me, Feel Me, ce qui fait écho à mon morceau Je te vois enfin, une chanson sur le regard de l’illuminé qui a l’air aveugle mais qui voit autre chose, sa vérité, à travers l’amour.
“J’ai profondément investigué ma dysphorie de genre, qui a commencé vers mes 12 ou 13 ans, également pour mieux danser.” Rahim Redcar
Aviez-vous aussi des influences autres que musicales ?
Oui, pour Redcar (une voiture rouge passe au moment il prononce son nom, ndr), j’ai beaucoup pensé à John Cassavetes. L’histoire de mon opéra se rapproche de son long-métrage Opening Night. Redcar prie les anges tous les jours, les voit, mais les autres personnes croient qu’il est fou, fini et drogué. Seules deux ou trois femmes avec qui il a des histoires ne le voient pas de cet œil-là. Je me suis aussi inspiré du film Phantom of the Paradise, qui est un vrai geste opératique réinventant le mythe de Faust. Mon personnage préféré est celui du héros possédé par la musique, à qui on vole sa chanson et qui devient défiguré. Une figure d’ange maudit.
Pourquoi avoir incorporé de la danse et du théâtre dans votre spectacle de 2022 ?
Avant de commencer la musique, il y avait, dans ma vie et ma formation, le théâtre et la danse. Pour ce spectacle, j’ai fait de longues recherches sur la danse, sur le chorégraphe Merce Cunningham. Je voulais intégrer de l’improvisation dans les chorégraphies et inviter, pour vivre pleinement le moment présent, le public à performer avec moi sur scène. J’ai profondément investigué ma dysphorie de genre, qui a commencé vers mes 12 ou 13 ans, également pour mieux danser. Danser demande de se connaître soi-même, alors il fallait que je me connaisse mieux pour mieux danser.
C’est-à-dire ?
En tant que danseur, comme je n’arrivais pas à m’envisager pleinement dans mon genre, j’effectuais des mouvements comme si j’étais empêché de moi-même. J’avais l’impression de danser de manière trop inélégante pour un corps de “femme”. Quand, en 2019, j’ai perdu ma mère, qui était professeure de littérature dans un collège et une vraie poétesse, dont j’étais très proche, ça a été un choc tellurique. Je n’avais plus besoin de performer le peu de “fille” que je pouvais performer, car si j’étais dans cette performance, c’était pour protéger les gens que j’aimais profondément et qui avaient eux-mêmes leurs blessures.
La danse est-elle un moyen de vous sentir plus libre ?
La danse donne à mon corps le refuge d’être qui il est pendant quelques secondes. Quand je danse, je me fous de mes problèmes. Je parle de “problèmes” car parfois je suis en souffrance d’être qui je suis, notamment par rapport à mon corps de “femme”. La transidentité et le queer sont aujourd’hui récupérés par le marketing qui en font un “glow up” [transformation physique radicale épanouissante] existentiel, mais individuel, sans chercher à comprendre ce qui, dans ces parcours d’émancipation, pourrait fonder une libération collective. On lisse aussi beaucoup le propos, comme si cette libération n’était pas un combat, parfois cher payé dans ses isolements et ses souffrances.
Qu’est-ce qui vous fait avancer dans ce combat ?
Ce qui est sûr, c’est que ce ne sont pas les flashs [des projecteurs] qui m’ont aidé à me voir ; c’est la lumière intérieure, que j’ai cherchée en faisant taire toutes les autres. Mon avancée dans ma transition a été une avancée dans ma révolte, quand j’ai vu qu’on promettait aux autres, en tant que société, une libération par l’image, la “fame”, et par l’argent – tout en n’encourageant pas à d’abord regarder ce qui de soi peut grandir, libre, protégé des injustices d’une société qui n’a pas été pensée sur des rapports d’égalité. Ce qui s’est déconstruit en moi quand j’ai compris un peu plus qui j’étais, je veux que cela me rende plus courageux, plus engagé.
“Mon approche de la production a toujours été passionnée et libre, et j’ai souvent été réduit à mon rôle d’interprète, ou essuyé des polémiques ridicules.” Rahim Redcar
Vos chansons vous ont-elles aidé à comprendre qui vous étiez ?
Oui, souvent. Mes chansons me devancent et, comme si elles étaient une expression de mon subconscient et de ma vérité, me dévoilent des choses à mon sujet. J’ai été surexposé et commenté très jeune, à 23 ans. Je n’arrivais pas à me regarder, je tapais du poing pendant les interviews et je pleurais sur les shootings car je n’avais pas les armes pour me défendre. Je n’arrivais pas à dire ce que ma musique disait, très fort, depuis des années. Depuis mes débuts, je recevais des lettres de jeunes personnes trans qui me remerciaient, alors que moi je n’avais pas compris ma transidentité.
Vous êtes producteur et concevez vos morceaux seul. Pourtant, cela n’a pas toujours été bien compris ?
J’ai appris en autodidacte, en commençant à produire mes morceaux sur le logiciel GarageBand. Mais c’est vrai qu’en France, il y a eu tout un moment où je n’ai pas été compris. Pour mes premiers morceaux comme Saint Claude, on me disait que c’était trop bizarre et que ça ne passerait pas en radio. On pensait que j’étais fou. Avant Chaleur humaine, j’avais travaillé sur des morceaux pendant quatre ans, sans séduire les maisons de disques. Je faisais des premières parties d’artistes comme Yann Tiersen, qui ne se passaient pas très bien. Je portais des cornes de cerf, tel un faune, et je disais que j’étais sale. Le public de Tiersen, dans une salle de concert de Laval, ne comprenait pas vraiment. Il y avait déjà une esthétique queer, très cabaret. J’étais inspiré par le côté sombre de Berlin, par les Cocteau Twins et par Klaus Nomi, mon idole à cette époque. Après je suis devenu plus pop, mêlant le sombre et le lumineux.
Quelle est votre approche de la production ?
Mon approche de la production a toujours été passionnée et libre, et j’ai souvent été réduit à mon rôle d’interprète, ou essuyé des polémiques ridicules comme sur mon morceau Damn, dis-moi en 2018. Quand on me démonte sur mes capacités de producteur [Rahim Redcar a été, à tort, accusé alors de plagiat sur les réseaux sociaux] parce que j’utilise une boucle libre de droits du logiciel musical Logic Pro, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y avait un enjeu sexiste dans le fait de questionner la légitimité de mon travail. On ne dit rien à Pharrell Williams quand il fait la même chose ; le double standard était donc un peu “limite”. Mais j’avance, je progresse, je travaille et j’ai tendance à penser que c’est la somme de mon travail, l’audace de mes propositions et ma recherche qui parleront pour moi.
“Je pense que l’art doit rester extrême dans son approche. Il se doit d’être révolutionnaire.” Rahim Redcar
Sur Instagram, vous avez cité Nietzsche écrivant dans La Naissance de la tragédie : “Je suis convaincu que l’art est la tâche suprême et l’activité véritablement métaphysique de cette vie.” Mais à quoi sert l’art dans un monde bouleversé par la guerre et la pandémie ?
Je pense que l’art doit rester extrême dans son approche. Il se doit d’être révolutionnaire, le berceau d’une émotion, avec une mise à nu de l’auteur, un engagement total dans la production artistique. Ce monde est difficile, alors notre position ne doit pas être usurpée. Pour moi, l’art doit l’honnêteté la plus pure à celui qui réceptionne l’œuvre. J’ai beaucoup repensé ces derniers temps aux performances des danseurs japonais de butô, qui, avec leur nudité extrême, ont une grande vulnérabilité. Ils délivrent la performance absolue de l’honnêteté. Mes engagements sont la liberté, l’honnêteté et la quête d’émancipation par la poésie. Même si le résultat est imparfait, quand je livre un album, je livre ma vision politique ainsi que mon travail de recherche, mon engagement poétique, politique, citoyen, là où j’en suis en tant que personne, et mon évolution.
Être artiste, c’est quelque chose de politique pour vous ?
Tout est politique dans cette société, à moins d’être marginal. J’ai d’ailleurs pensé à être marginal. Je fais de la musique pour m’illuminer, et si ça déplaît à un moment donné, je ferai autre chose, comme devenir chaman. J’ai fait des voyages chamaniques avant la sortie de mon album et je prends des cours de magie dans l’optique de vivre pleinement ma vie. J’ai songé à arrêter mon métier, à me désengager de la société, à assumer la rupture. Mais est-ce que cette société existe encore ? On pourrait rêver d’une société où l’artiste est pleinement intégré, en tant qu’artisan, au fonctionnement de celle-ci. Mais aujourd’hui il y a trop de capital dans la culture. Les injonctions à l’accomplissement de soi passent trop souvent par la possession matérielle. Tout s’enflamme quand il y a à la fois des injustices, une politique de mépris social et des valeurs de société capitaliste. Je peux tout à fait comprendre que les gens deviennent fous dans ces conditions.
Hopecore (2024) de Rahim Redcar, disponible le 27 septembre 2024.