Hope Tala repense la saudade, entre nu-soul minimaliste et bossa nova étincelante
Perdue quelque part entre Daniel Caesar, Jhené Aiko et Corinne Bailey Rae, la Londonienne Hope Tala déclame des versets queer irrésistibles pour décorer ses compositions musicales. Nu-soul minimaliste et bossa nova incendiaire. Dans le genre, l’une des artistes les plus prometteuses du moment.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
Publié le 27 mars 2025. Modifié le 28 mars 2025.
Hope Handwritten, le premier album de la Britannique Hope Tala
Nous avons convenu que cet entretien débuterait par un poème. Hope Natasha McDonald – Hope Tala à la scène –, a retenu The Negro Speaks of Rivers (1921), texte lyrique signé Langston Hughes, une figure de la Renaissance de Harlem. Cette entrée en matière dit déjà beaucoup de Hope Handwritten, premier album de la Britannique de 27 ans, sorti à la fin du mois de février. Un disque fabuleux de nu-soul minimaliste, de folk et de bossa nova qui évoque les amours multicolores et la rage contenue d’une artiste queer.
I’ve known rivers:
I’ve known rivers ancient as the world and older than the flow of human blood in human veins.
My soul has grown deep like the rivers…
Hope Tala, future star des mélodies
Originaire de l’ouest de Londres, née d’un père jamaïcain et d’une mère britannique aux origines irlandaise Hope Tala publie d’abord ses morceaux sur la plateforme SoundCloud, discrètement, il y a 8 ou 9 ans. Et ses chansons charment très vite les plus curieux : une voix aérienne, des harmonies désarmantes de simplicité et la collection de poèmes d’une militante. Sa musique ne crie jamais mais frappe fort.
On pense à la soul érotique de Daniel Caesar, au R’n’B vaporeux de Jhené Aiko ou de Snoh Aalegra et, surtout, à l’œuvre splendide de son homologue britannique Corinne Bailey Rae. Plus qu’une chanteuse, Hope Tala s’impose en tant que conteuse voire toplineuse, une créatrice de mélodie efficaces. Sauf que ses fables ne documentent pas seulement des émotions mais proposent un espace d’écoute qui semble très simple mais, en fait, fourmillent d’idées. Un album à la croisée des genres qui ravirait deux amants comme une âme en peine. Rencontre.
L’interview de Hope Tala qui défend son premier album Hope Handwritten
Numéro: Bon, entre nous, si vous pouviez inviter cinq célébrités en studio, mais, attention, pas des musiciens, qui choisiriez-vous ?
Hope Tala: Ai-je le droit aux artistes disparus ?
C’est évidemment accordé.
Dans ce cas, j’inviterais la poétesse américaine Maya Angelou, qui a aussi été musicienne, je vous l’accorde, mais que l’on connaît surtout comme autrice et militante. C’était une personne incroyable, guidée par son instinct et son authenticité. J’aurais adoré la rencontrer. Sa littérature et sa poésie m’ont énormément influencée, en tant qu’écrivaine, mais aussi en tant que femme de couleur. Ensuite, je dirais la militante américaine bell Hooks [Gloria Jean Watkins de son vrai nom], théoricienne du féminisme noir. Peut-être aussi la romancière britannique Zadie Smith [elle éclate de rire]. Oui ! Je ne choisis que des autrices ! Intégrons aussi Nelson Mandela et Angela Davis à notre session, tant qu’on y est ?
À mesure que votre succès grandit, votre parole d’artiste pourrait-elle devenir une voix politique ? Si oui, cela vous effraie-t-il ?
Je suis une personne très engagée politiquement. Je le suis depuis que je suis enfant. Je viens d’une famille très politisée. Du côté de ma mère, dans le nord de l’Angleterre, il y a toute une lignée de syndicalistes. C’est vraiment dans mon ADN. Et je vois cela comme une composante essentielle de notre humanité. Donc non, ça ne me fait peur du tout.
À quoi votre musique ressemblerait-elle si elle était une œuvre d’art contemporain ?
J’imagine des arbres, le ciel, une étendue d’eau peut-être. Une œuvre aux couleurs vives qui mêlerait différents médias : ce serait une peinture agrémentée de sequins. Une sorte de collage, voyez-vous.
Votre premier album, Hope Handwritten, semble fortement marqué par l’œuvre de la musicienne britannique Corinne Bailey Rae. Cette inspiration était-elle consciente ?
Oh, complètement ! J’ai grandi avec sa musique. Son influence réapparaît donc naturellement. Surtout Corinne Bailey Rae [2006], son premier album. Mais j’aime évidemment le reste de sa discographie. Cette femme est une parolière incroyable à la voix unique. Elle n’a jamais eu besoin de grosses productions ou de fioritures inutiles. J’ai longtemps composé avec la nostalgie. C’est d’ailleurs l’un des thèmes principaux de l’album : apprendre à gérer ce sentiment pour mieux se laisser aller après les années d’enfance.
Ce disque mêle jazz, nu-soul et bossa nova. Comment ce mélange s’est-il imposé à vous, et comment parvenez-vous à préserver une esthétique minimaliste dans votre musique ?
Je n’y ai jamais vraiment réfléchi… Je ne me force jamais à suivre des principes esthétiques précis ni ne me rattache à un mouvement esthétique en particulier. Je fais juste ce que j’ai envie de faire ! Tout dépend vraiment de mon humeur… Cet album est la synthèse naturelle de tout ce qui m’a marquée en grandissant. Lorsque j’ai composé les morceaux Party Sickness [2022] et Leave It On The Dance Floor [2022], j’étais plus jeune, dans un état d’esprit plus léger, plus fun. Puis mon quotidien a pris une autre tournure, et j’ai soudainement ressenti le besoin d’écrire des chansons avec davantage de profondeur émotionnelle. Les morceaux tels que Magic or Medicine [2025] ou I Can’t Even Cry [2025], qui figure sur ce nouvel album, sont très personnels, plus bruts, et évoquent une forme de vulnérabilité. Elles parlent de désespoir et du temps qui passe. Quant à Miracle [2025], c’est une simple chanson d’amour qui évoque aussi la foi et l’agnosticisme.
La douceur et la tendresse de vos morceaux masquent-elles une colère enfouie en vous ?
Hmm… Non. Je suis intentionnelle dans mon écriture. Je ne me suis jamais posé la question. Je suis un être humain complexe, comme tout le monde. Je suis aussi une femme de couleur, une femme queer. Donc oui, j’ai beaucoup de rage en moi, et ça a toujours été le cas. Je pense que c’est important de la garder. En tout cas, je reconnais le fait de montrer autant de rage que de tendresse. Mais je ne dirais pas que j’utilise l’une pour masquer l’autre. Peut-être que je le fais inconsciemment… je ne sais pas. Les meilleures chansons que j’ai écrites commencent souvent par une émotion. Parfois, je me rends compte que j’essaie de forcer quelque chose, et c’est souvent parce que l’idée ne vient pas d’une émotion… mais plutôt d’un besoin irrépressible d’écrire. Après une expérience, il me faut un peu de temps pour digérer, puis, quelques mois plus tard, j’écris. J’ai aussi beaucoup de notes sur mon téléphone — des phrases, des mots ou des titres potentiels. Parfois, ils correspondent à ce que je traverse et finissent alors dans une chanson. Ce que j’écris n’est pas toujours vrai. Je cherche davantage à retranscrire la vérité d’une émotion que celle d’un événement.
Le succès en ligne vous a propulsée sous les projecteurs. Comment gérez-vous cette exposition soudaine ?
Cela a été un processus très progressif. Donc je n’ai jamais eu l’impression de ne pas pouvoir m’adapter, parce qu’en réalité, je fais ce travail depuis sept ou huit ans maintenant — depuis que j’ai commencé à poster des chansons sur SoundCloud jusqu’à aujourd’hui. Je n’ai jamais eu l’impression que les choses allaient trop vite. Et par rapport à beaucoup d’autres artistes, je suis encore assez peu exposée, je ne suis pas scrutée de la même façon. Je n’ai pas à m’inquiéter quand je sors dans la rue. La grande majorité des gens que je croise ne savent même pas que je fais de la musique. Aujourd’hui, une grande partie de mon travail consiste à être présente, visible et accessible en ligne. Je gère donc cela en posant des limites. Si je commençais à penser à ce que le marché ou le public voudrait entendre, ce serait complètement trahir mes valeurs — et aussi la recette qui fonctionne pour moi.
Quelle est la chose la plus difficile à gérer dans l’industrie musicale ?
Faire partie d’une équipe où tout le monde a un avis. Je leur demande ce qu’ils pensent de ma musique et de tous les aspects de mon travail. Mais j’essaie quand même de rester fidèle à mon intuition, car parfois leurs opinions sont très différentes de ce que je ressens profondément. Donc c’est important d’écouter ce que tout le monde dit, mais ensuite de suivre mon instinct. Il faut une certaine force, une discipline et une résilience pour faire face à tout ça. Il faut aussi avoir la peau un peu dure…
Hope Handwritten de Hope Tala, disponible. En concert au Trabendo le 15 novembre.
Le poème complet de Langston Hughes, The Negro Speaks of Rivers (1921).