Hommage à Rachid Taha, héros de la mixité musicale
Il a réconcilié les chapelles sonores avec des tubes comme “Ya Rayah” ou la reprise de “Douce France” de Charles Trenet. Rachid Taha est mort d'une crise cardiaque dans son sommeil à 59 ans mais il aura réveillé la France entière avec son mélange remuant et généreux de raï, de punk et d’électro.
Par Violaine Schütz.
lls sont très peu, en France, à être capables de tels grands écarts sans jamais se départir de leur élégance, de leur poésie et de leur pertinence. A la fois dandy mystérieux et punk déjanté abonné aux excès, Rachid Taha pouvait passer toute une soirée au Pulp, ouvrir une boîte de nuit (nommée Au Refoulé en réponse aux discriminations) à Lyon ou reprendre un morceau de Suicide avec la même fougue et le même panache qu'un Alan Vega au sommet de sa forme. Taha avait grandi avec Elvis Presley et la diva égyptienne Oum Kalsoum mais il appréciait aussi Kurt Cobain, Joe Strummer, Robert Plant, Brian Eno (qui ne tarissait pas d'éloges sur Rachid), Aznavour, Kraftwerk, David Byrne, la soul, le funk et la techno. Toujours au fait des dernières tendances, il avait cohabité avec Miss Kittin et récemment collaboré avec Acid Arab et Jeanne Added. Ce beau garçon ténébreux et ébouriffé très lettré (il lisait Derrida) ne semblait pas avoir d'œillère, ni jamais avoir perdu de sa curiosité ni de son enthousiasme à l'aube de la soixantaine.
Du “bled” aux dancefloors mondiaux
Une ouverture qui transparaît dans toute sa discographie. L'homme a modernisé des chansons du Maghreb en France et ailleurs en faisant sans arrêt le pont entre l’underground et le top 50, la joie et la mélancolie, l'Orient et l'Occident. Des membres de son groupe de rock Carte de Séjour – qu'il a rencontré en travaillant à l'usine dans les années 80 – à sa carrière solo démarrée en 1991 avec l'album Barbès en passant par le succès mainstream d'1, 2, 3 Soleils avec Khaled et Faudel (1998), les brassages étaient devenus sa religion. L'un de ses plus grands tubes reste une reprise des Clash en version orientale en 2004 dont il était à l'origine l'inspiration, d'après ses propres dires. Elle sera même saluée par Mick Jones (des Clash) qui l'interprétera avec Taha sur scène. Et l'hymne Ya Rayah (1997), reprise d'un classique de la musique chaâbi de Dahmane El Harrachi est devenu un tube planétaire et la musique d'un défilé Versace une fois magnifiée par la verve de Rachid.
Combat rock
Mais derrière les morceaux dansants et hédonistes, une dimension éminemment sociétale et politique se dessinait sans cesse chez le gavroche à voix rauque du mythe “black-blanc-beur” qui a même écrit un titre contre le Front national (“Voilà, Voilà” en 1993) et intitulé son groupe avec Rodolphe Burger : Couscous Clan. Taha était un homme de combat. Quand il reprenait avec Carte de séjour le “Douce France” de Charles Trenet en 1986, il transformait ce refrain patriotique des années 40 destiné à soutenir le moral des troupes de travailleurs du STO dans l’Allemagne nazie en une bombe aux accents raï soulevant les questions de nationalité. Le single fut même donné à l'époque aux députés de l'Assemblée nationale pour lutter contre les lois Pasqua sur l’immigration. Carte de séjour qui a vu le jour en 1981 portait haut et fort les valeurs d'intégration en donnant une autre image des immigrés que celle que la France des années 80 – en pleine montée du FN et multiplication des “ratonnades” – fantasmait. Le groupe participera notamment à la Marche pour l'égalité et contre le racisme en 1983 entre Marseille et Paris (la marche des Beurs).
Soufi anarchiste
Taha parlait pour ceux qui étaient nés là-bas et ici. “Algérien pour toujours, et français tous les jours”, avait écrit le chanteur dans son autobiographie sortie chez Flammarion en 2008, Rock la Casbah. Il y raconte ne pas avoir demandé la nationalité française en souvenir de son oncle tué pendant la guerre d'Algérie. Né le 18 septembre 1958 à Saint-Denis-du-Sig, près d'Oran, Taha est arrivé en France dix ans plus tard en Alsace, avec ses parents, puis en banlieue lyonnaise. Ado rebelle, il fut un temps en pension chez les sœurs avant de multiplier les petits boulots (maçonnerie, vente) et de devenir le premier vrai rockeur arabe. En 2004, le journal anglais The Independent le qualifiait même de réponse algérienne à Johnny Cash. Lui se voyait simplement comme un “soufi anarchiste”. Son prochain album qui devait sortir sous peu allait être porté par un single intitulé Je suis africain… Pour nous, Taha restera le symbole d'une France cosmopolite, riche et colorée, celle qu'on aime et dont il a ouvert les horizons pour toute une génération. Son cœur si immense qui pouvait contenir des continents l'a finalement lâché. Il sera enterré en Algérie.