Feu! Chatterton : rencontre avec le groupe qui embrase la chanson française
L’un des groupes les plus palpitants de la chanson française convie Arnaud Rebotini à la production pour délivrer “Palais d’Argile”, un troisième album en forme d’épopée cyberpunk. Entre questionnements sur les écrans et synthés endiablés, l’objet accompagne parfaitement nos temps troublés. On a discuté de poésie, du sens de l’art, de carte gold et du futur avec les trentenaires parisiens Arthur Teboul et Sébastien Wolf, deux des têtes pensantes du quintette.
Propos recueillis par Violaine Schütz.
Depuis leurs débuts, il y a dix ans, Feu! Chatterton met le feu au paysage de la chanson hexagonale comme à ses propres zones de confort. Mélangeant textes poétiques et nappes de synthés électriques, ces cinq dandys lettrés ont fait, entre deux disques d’Or et un Zénith, des incursions sur de nombreux terrains d’expression. Plusieurs membres du groupe ont composé pour le cinéma et récemment travaillé sur la B.O du prochain film de Noémie Lvovsky, une comédie musicale intitulée La Grande Magie. Ils ont aussi imaginé un titre pour le rappeur Prince Waly et le chat disparu de Sophie Calle, Souris. Toujours en pleine réinvention, ils font appel, pour leur troisième album, Palais d’Argile, à Nk.F, mixeur de PNL et Damso (sur le single Un Monde Nouveau) et à Arnaud Rebotini pour la production. Le groupe partage avec cette figure de l’électro qui a reçu en 2018 un César pour la bande originale de 120 battements par minute une passion pour les synthés analogiques, le whisky et les costumes. Mais aussi l’envie de créer des morceaux qui font entrer l’auditeur dans une transe qui le fera voyager très loin. Palais d’Argile, conçu au départ telles une pièce de théâtre pour les Bouffes du Nord à Paris (avant que le Covid s’en mêle), se visite comme un lieu étonnant aux pièces sonores denses, navigant entre le rock psyché ou progressif, l’électro et la chanson. On a rencontré deux membres du groupe aux idées aussi longues que leurs sonorités aventureuses.
Numéro:Vous contez sur ce troisième album un monde vacillant, pris dans les méandres de la toute puissance des écrans. Dans quel état d’esprit étiez-vous pour l’écrire ?
Arthur (écriture, chant) : C’était l’été 2019 et on effectuait une pause dans la tournée de l’album précédent, L’Oiseleur. On est allé quelques jours dans les Cévennes dans une maison perdue au milieu de la nature. Il faisait très beau et on composait presque sur la terrasse. On pouvait ainsi mettre à distance notre vie très urbaine de Parisiens. Même s’il n’y avait pas encore le virus, ça faisait quelque temps que tout le monde sentait que le système courrait à sa perte, avec le réchauffement climatique (on avait vraiment chaud cet été-là) et que la distanciation sociale s’installait déjà avec la place prise par les écrans, Instagram, les téléphones. On apprécie ces instruments mais on ne peut pas s’empêcher de questionner notre rapport à eux.
Sébastien (composition, claviers, guitare) : On discutait beaucoup à ce moment-là des changements du monde de nos parents. On a grandi dans les années 90 et à l’époque on pensait qu’on allait dans le bon sens concernant le progrès. Il y avait des valeurs qui indiquaient qu’il fallait gagner plus d’argent, consommer et que ça vous amènerait vers une vie meilleure. Dans les années 2000, on s’est en fait rendu compte que ça n’évoluait pas du tout dans le bon sens. C’est pareil pour les questions de genre. On a baigné dans une société machiste pas encore déconstruite. D’ailleurs, notre morceau Avant qu’il n’y ait le monde commence par Arthur racontant qu’il est en train de se maquiller. On peut penser qu’il est transsexuel, que c’est un homme qui se met dans la peau d’une femme ou encore qu’il s’agit de quelqu’un d’autre.
Sur votre premier single tiré du disque, Un Monde Nouveau, on entend : “Un monde nouveau/On en rêvait tous/ Mais que savions-nous faire de nos mains ?”. C’est une réflexion sur le rôle de l’artiste ? Sur le fait que le musicien, contrairement à l’artisan par exemple, ne fait pas un métier essentiel ?
Arthur : C’est vrai : ce n’est pas quelque chose qu’on adresse qu’aux autres mais d’abord à nous-mêmes. C’est une exhortation à agir plutôt qu’à disserter. C’est pour ça que la scène nous manque autant, même si on ne veut pas se plaindre car il y a plein de métiers pour lesquels c’est encore plus dur. Ce qui est compliqué, c’est que c’est seulement lorsqu’on est en face des gens que le sens citoyen de la musique apparaît. On communie avec des personnes qui peuvent nous filer des frissons en nous disant : “Vous m’avez sauvé de ma journée de merde” ou “vous avez mis des mots sur une douleur que j’arrive pas à évacuer”. C’est cette relation concrète qui fait sens.
Sébastien : Ce qui est étrange, c’est que cette question de l’utilité du métier d’artiste était déjà là depuis longtemps. Quand on préparait le premier album, Ici le Jour (a tout enseveli), sont arrivés les attentats de Charlie Hebdo. Et on s’est tous dit dans le groupe : ça n’a aucun sens ce qu’on fait. En même temps, avec les attentats, on a compris que si on attaquait la musique c’est que justement ça avait une signification de créer dans notre société. On le voit encore aujourd’hui à travers le manque provoqué par l’absence de culture, d’art, de concerts et de fêtes. La vie humaine se trouve dépossédée d’une grande partie de son intérêt. On nous parle de quelque chose de non essentiel. Mais c’est parce que c’est non essentiel, c’est fondamental.
La pochette de Palais d’Argile intrigue. Peut-on avoir quelques indices sur ce qu’elle symbolise ?
Sébastien : C’est une empreinte de carte mère fossilisée. C’est une carte postale du passé envoyée dans un monde futur. Comme si la civilisation avait disparu et que ne restaient que des vestiges de nos technologies. Mais on aime bien que chacun puisse s’inventer son histoire. On peut y voir un palais vu de haut ou un hiéroglyphe par exemple.
Arthur : Imaginons une civilisation du futur qui découvrirait des cartes mères et des ordinateurs. Est-ce qu’elle pourrait imaginer que c’est la base de tout le numérique ? C’est aussi pour se rappeler que la 4G ce n’est pas du tout immatériel. Ce sont des énormes tuyaux qui traversent les océans, réalisés dans des matériaux ultra techniques. C’est pareil pour les synthés analogiques qui donnent l’impression qu’il y a tout un monde derrière : il y a des mecs qui ont élaboré des soudures dedans.
Vous dressez une sorte de carte du tendre à l’ère du bluetooth dans plusieurs titres comme Écran Total. Ces désillusions, c’est dû à de mauvaises rencontres sur les applis de rencontre ?
Arthur : On ira pas jusque là [rires]. Mais c’est vrai que toutes les chansons ont une naissance beaucoup plus saugrenue et moins philosophique qu’on ne l’imagine. Notre morceau Côté Concorde présent sur notre premier album, c’était d’abord la vision d’un bateau en train de sombrer. Souvenir, sur notre deuxième disque évoque au début quelqu’un dont j’aime la peau dorée. Ce titre parle du deuil, d’adieux qu’on vivait à ce moment. Mais au départ, la première phrase, ça vient du fait que j’ai perdu ma carte bleu et que c’est une carte gold, donc dorée [rires]. Il y a des choses qui apparaissent dans le champ au moment de l’écriture et qui m’inspirent. C’est comme Internet ; tu es en train de scroller et tu sais pas pourquoi, d’un coup il y a une image absurde de chien qui danse apparaît à l’écran.
Vos disques recèlent d’hommages à des poètes. Sur cet album, vous faites référence au poète Yeats. La poétesse américaine Amanda Gorman a récemment épaté tout le monde au Super Bowl. Pensez-vous que la poésie peut sauver le monde ? ?
Sébastien : Ce n’est pas tant les textes des poètes mais le rapport au monde qu’induit la poésie qui peut changer les choses. Les poètes regardent des choses comme une fleur, un bateau, un oiseau autrement. Il y a une distance dans leur posture qui aborde le monde avec émotion, sans rationalité. On a pas le temps de regarder les oiseaux car tout va très vite. Mais si on faisait comme les poètes, on se rendrait compte que d’autres façons de voir sont possibles.
Arthur : La poésie sauve déjà le monde ! Ce qui s’est passé au Super Bowl montre qu’on est peut-être enfin en train de désacraliser le rapport à la poésie. Et il le faut. Je n’ai jamais ressenti la poésie comme quelque chose de sanctifié. Mais peut-être à cause de l’école, on perçoit toujours cet art comme sacré, intouchable, canonisée. Les poètes, tu dois pouvoir les critiquer, la faire descendre de leur piédestal, les démocratiser. Ça arrange bien tout le monde qu’elle soit inatteignable car c’est une arme très forte. On a beaucoup lu en écrivant l’album un petit livre de Christian Bobin qui s’appelle Le Plâtrier Siffleur. C’est un auteur contemporain qui raconte que la poésie c’est simplement une maman qui s’occupe de son petit ou un plâtrier qui siffle comme un merle en travaillant sur son mur. Elle dépend de l’attention qu’on porte à ce qui nous entoure, à notre pouvoir de contemplation. Tout le monde peut s’en emparer.
Palais d’argile (Caroline France/Universal Music France), sortie prévue le 12 mars 2021.