Enquête: pourquoi de bons musiciens font des bides
En février dernier, les Victoires de la musique ont récompensé la fine fleur de la musique francophone, de Clara Luciani à Angèle en passant par le duo de rappeurs PNL. Mais loin des projecteurs et des statuettes dorées, certains artistes attendent leur tour et peinent à atteindre la notoriété. Pourquoi restent-ils dans l’ombre lorsque d’autres décollent à toute vitesse ? Faut-il blâmer l’époque, les genres ou le public ? Enquête au cœur de la lose.
Par Lolita Mang.
Il y a les Bercy à guichet fermé, et les Cigale que l’on peine à remplir. Les Point Éphémère pleins à craquer, les Maroquinerie à moitié vides et les fonds de bars où des crooners mal assurés s’égosillent devant dix personnes, les stars qui n’ont plus besoin de promotion, celles que l’on voit partout, et les groupes encore inconnus qui peinent à rassembler les foules puis disparaissent dans l’oubli. C’est à eux que Numéro s’est intéressé en interrogeant les acteurs de la promotion, les rois du streaming et les agents infatigables. Enquête.
La dictature du hip-hop
En janvier 2020, le site américain DJ Booth fait une grande annonce : Paris est devenue la capitale mondiale du rap en termes d’albums vendus. PNL, Ninho, Nekfeu… selon le média spécialiste du hip-hop, près de 2,6 millions de disques se sont écoulés en 2019… sans compter les streams. À titre de comparaison, Deux Frères, le quatrième album du duo PNL, a cumulé plus de ventes en une semaine que tous les albums des rappeurs d’Atlanta sur la même période. Avec la montée impressionnante du genre au cours des cinq dernières années, le hip-hop est devenu la catégorie la plus populaire au sein de l’Hexagone.
“S’ils ne font pas de rap, les artistes émergents sont dépendants des labels et des médias pour séduire le public.”
Difficile de rencontrer le succès donc, si on s’écarte de la tendance. C’est ce que fait remarquer Gilles Suignard, manager éditorial chez Deezer : “S’ils ne font pas de rap, les artistes émergents sont dépendants des labels et des médias pour séduire le public. Le travail sera bien plus difficile qu’avec des rappeurs tels que Maes ou Naza, dont un simple clip sur YouTube génère des millions de vues en quelques jours.” Il prend aussi l’exemple du chanteur Tim Dup qui, en mêlant chanson française et musique électronique, a donné du fil à retordre à son label Columbia, incapable de le positionner sur le marché de l’industrie musicale. “Le producteur Thylacine est logé à la même enseigne, poursuit Gilles Suignard, il enregistre ses albums pendant ses voyages et, lors de son écoute, sa musique nécessite un effort de concentration particulier. Pour gagner sa vie, il compose des BO de films et produit pour d’autres artistes…”
En 2018, Eddy de Pretto bouscule les codes en injectant un souffle rap dans la chanson française. Au même moment, une certaine Angèle chante en duo avec son frère Roméo Elvis, et fait rimer pop et rap. La frontière entre les styles musicaux semble plus poreuse.
De l’hybridation des genres à la guerre du streaming
Pop, électro, rap, rock… paradoxalement, lorsque les frontières tombent, le public disparaît. Car un album dont l’identité n’est pas vraiment définie part avec un sérieux handicap. À vouloir toucher à la fois le grand public et les amateurs de musique indépendante, certains artistes se perdent… et ne touchent ni l’un ni l’autre. “La France aime les cases, donc le public sent lorsqu’un artiste se cherche encore. Pour autant, cela ne veut pas dire que c’est forcément mauvais”, glisse Martin Berthelot, attaché de presse pour le label Believe. Il cite notamment Gaël Faure, ancien candidat du télé-crochet Nouvelle Star. Perdu entre pop, folk et variété française, son deuxième album, De silences en bascules (2014), trop flou, n’atteint ni le grand public, ni les initiés.
Le même problème se pose pour Yseult, également passée par l’ancienne émission de M6 en 2013. Après son élimination, l’artiste est signée dans la foulée chez Polydor, filiale d’Universal. Mais son premier album est un échec commercial retentissant. Quant à Nili Hadida, membre du groupe Lilly Wood and The Prick, elle sort un premier album solo en anglais en 2019, perdu entre soul langoureuse, folk, rock indé et pop. Mais le projet, trop nébuleux, peine à séduire les médias. Martin Berthelot s’en souvient très bien : “Avec Nili, nos objectifs n’ont pas été remplis. Il y a eu un gros manque d’exposition médiatique. Nous ne savions pas vraiment où la placer…” L’hybridation devrait donc être légère, à peine remarquable. À l’image de la Belge Angèle, dont le titre La Flemme mêle pop et accents reggaeton.
“La France aime les cases, donc le public sent lorsqu’un artiste se cherche encore.”
Mais alors, quelle est la recette du succès ? Pour Gilles Suignard, les écoutes en ligne restent un indicateur non négligeable : “Chez Deezer, nous analysons le comportement des utilisateurs. Nous savons quels artistes ils ont plébiscités et intégrés à leur playlist, qui a eu droit à leurs ‘coups de cœur’.” Martin Berthelot, renchérit : “Les plateformes de streaming sont devenues de nouveaux médias. Lorsqu’un utilisateur intègre un morceau à sa playlist, c’est très positif pour nous.”
Trop de marketing tue le marketing
Les attachés de presse interrogés sont unanimes : l’engouement médiatique n’immunise pas contre le bide commercial. D’ordinaire, l’intérêt des médias reste un indicateur assez fiable et permet d’envisager le futur succès d’un artiste. Si bien que, lorsque presse, radio et télévision sont au rendez-vous, l’échec est parfois incompréhensible. “Ça veut dire que ça ne parle pas au public”, observe un attaché de presse indépendant. Quelque chose coince. Martin Berthelot peut en témoigner… En 2018, il est en charge de la promotion du quatuor Les Parisiennes composé de Mareva Galanter, d’Inna Modja, d’Helena Noguerra et d’Arielle Dombasle. Le groupe reprend des chansons originales de Claude Bolling, écrites à l’origine pour le groupe éponyme des années 60. “Nous avons fait de la promotion pendant quatre mois, tous les jours ! s’exclame l’attaché de presse. C’est démotivant, car on finit par se dire qu’en ne faisant rien, le résultat aurait été identique.” Après neuf dates aux Folies-Bergère et deux à l’Olympia, seulement 6 000 albums sont écoulés (3 200 selon le site Charts in France). Des concerts sont annulés. Un échec inexplicable pour l’équipe. Non seulement les quatre chanteuses du projet sont connues, mais des affiches ont également été placardées dans tout Paris. Les quatre chanteuses ont écumé les plateaux de télévision, les radios, et ont été sollicitées par la presse écrite et les sites Web… La sentence tombe : le ménage à trois entre marketing, promotion et couverture médiatique n’est pas la clé du succès.
Quand les radios s’emballent
Autre cas de figure : l’emballement des radios. Les plus populaires ont tendance à sauter des étapes en programmant des artistes en concert, sans prendre le temps d’identifier leur ADN. “Tous les projets ont besoin d’un développement sain”, assure un professionnel du secteur. Selon lui, certaines radios comme NRJ organisent des tournées en France et invitent de jeunes musiciens qui, pour le premier concert de leur vie, se retrouvent face à 15 000 personnes. Le défi vire parfois au désastre. Et les radios se retirent aussitôt : “Si NRJ lâche le projet, les chances de revenir sur le devant de la scène sont infimes”, conclut-il.
Pour autant, faut-il se ruer sur les médias les plus influents ? Rien n’est moins sûr. En témoigne l’accueil réservé à Chris, le second album de Christine & the Queens. Pour rappel, après avoir conquis le public dès son premier album, Heloïse Letissier – de son vrai nom –, revient avec un nouveau pseudonyme et une coupe à la garçonne. Ce changement d’identité déconcerte le public autant que les médias. Faut-il l’appeler Chris, Christine & the Queens, Chris(tine & the Queens) ? “Son deuxième album n’a pas du tout fonctionné en France, fait remarquer Martin Berthelot, le projet a bénéficié d’une promotion démesurée qui tranchait avec la fille naturelle que le public avait appris à connaître.” Un autre attaché de presse renchérit : “Quand elle a repris la parole, quatre ans après son premier album, elle a commencé par les journaux télévisés et les plateaux des grosses chaînes comme France 2. Cela l’a installée dans une position paradoxale. Elle a commis une autre erreur, celle de parler davantage de son personnage que de sa musique. Si tu ne parles pas de ce que tu veux vendre, tu ne vends pas.”
Certaines radios organisent des tournées en France et invitent de jeunes musiciens qui, pour le premier concert de leur vie, se retrouvent face à 15 000 personnes. Le défi vire parfois au désastre.
Pourtant, l’absence totale de promotion réserve parfois des surprises. Le succès du duo électronique The Blaze en est l’exemple parfait. Martin Berthelot travaille justement avec les deux cousins français : “Nous ne donnions pas d’interviews, nous refusions toutes les propositions. C’était une grosse prise de risque, mais cela a fonctionné.” Limiter son exposition médiatique reste un pari audacieux tant l’industrie musicale est concurrentielle. Difficile de trouver une méthode de promotion infaillible : “Les stratégies évoluent sans cesse, il est indispensable de les réajuster en permanence”, assure un agent d’artiste. Après tout, pourquoi ne pas imiter celle d’un chanteur en vogue ? La réponse est catégorique : “Dans les maisons de disques, quand on parle stratégie, on ne prend jamais exemple sur celle d’Angèle. Un succès pareil n’arrive qu’une fois tous les dix ans.”
La plupart des professionnels interrogés s’accordent sur une chose : pour réussir, l’artiste doit rester maître de chacune de ses décisions. “S’il subit les choses, s’il manque de détermination, on perd du temps”, confie l’un d’entre eux. “Et si d’autres personnes prennent les décisions à sa place, il perd en sincérité.” À l’heure où les réseaux sociaux exposent la vie privée de tout un chacun, le “naturel” est devenu une valeur fondamentale dans l’élaboration d’une image : “À l’ère Instagram, les artistes ne peuvent plus porter de carapace.”
Faut-il s’inspirer des artistes internationaux ?
En 2020, la recette du succès demeure un mystère et de nouveaux acteurs entrent dans l’arène pour affronter médias et maisons de disques. Gilles Suignard évoque notamment l’application chinoise TikTok, lancée en 2016, qui met à disposition de ses utilisateurs un large catalogue musical et leur permet de se filmer en interprétant des chansons en playback, puis de diffuser leur vidéo. En se répondant les uns les autres, les utilisateurs créent des chaînes de vidéos virales, et constituent une véritable communauté. Et TikTok va encore plus loin, les extraits musicaux étant limités à une trentaine de secondes, l’application n’a pas à verser de revenus aux maisons de disques. Le géant chinois fait fureur chez les adolescents et déclenche une véritable guerre entre les artistes…
En décembre 2019, le titre The Box, de Roddy Ricch, tourne en boucle aux États-Unis, au grand dam de Justin Bieber, qui, très agacé par ce déclassement, implore ses fans de streamer son morceau à plusieurs reprises. Malgré tous les efforts de la pop star, Yummy, son nouveau titre, ne parvient pas à se hisser sur la première marche du podium. The Box est indétrônable, la faute à l’application TikTok : le morceau commence par un crissement de pneu et les utilisateurs de l’application s’en amusent en détournant le titre dans leurs vidéos.
À croire que les algorithmes sont les nouveaux décisionnaires du succès musical. Les plateformes de streaming telles que Deezer et Spotify ne s’en cachent pas : “Nous combinons les promotions manuelles et algorithmiques. En d’autres termes, nous créons nous-mêmes des playlists, mais c’est un algorithme qui se charge de la lecture aléatoire et de l’onglet ‘artistes similaires’, explique Gilles Suignard. Les publicités jouent aussi un rôle crucial dans la promotion musicale, que ce soit à la radio, à la télé ou sur les plateformes de streaming. C’était le cas avec Need Your Love de Curtis Harding pour Renault”, ajoute-t-il.
Le streaming, nouvel or noir de la musique
Lorsqu’un morceau est propulsé en tête des classements, cela entraîne de la suspicion. Est-il possible de tricher et de falsifier le nombre d’écoutes en ligne ? L’équipe de Deezer s’en défend : “Nous avons connu quelques cas d’escroquerie, et nous avons désormais un pôle dédié à la surveillance des actes frauduleux. Si la fraude est avérée, nous sanctionnons. Mais en vérité, l’intérêt est minime, au même titre que l’achat de vues sur YouTube ou d’abonnés sur Instagram.”
Les plus roublards contournent les lois, notamment en Corée du Sud où la K-pop fédère une incroyable communauté de fans. “C’est hallucinant, déclare Gilles Suignard, notamment autour du groupe BTS, qui est le leader du genre. Les types ont créé des tutoriels pour indiquer à leurs fans comment faire grimper les titres à la première place.” En utilisant simultanément différents comptes Spotify et plusieurs outils connectés, les fans coréens streament en boucle les titres de leurs artistes favoris. Le phénomène a même un nom : le sumseuming, qui signifie “streamer comme on respire, soit vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept”. En 2017, suite à une requête du gouvernement, les services de musique coréens – dont Melon, Bugs, Genie, Mnet ou Soribada – sont contraints de modifier leur système de classement afin de lutter contre la manipulation des fans. En 2020, que ce soit dans le rap, la chanson française ou la K-pop, les auditeurs restent les vrais acteurs du succès d’un artiste.