2 juil 2020

Découvrez l’opéra pop expérimental d’Arca

Après trois ans de silence, la productrice vénézuélienne Arca revenait en février dernier avec “@@@@@”, single inédit de plus d’une heure qui venait interroger les limites de la musique. Aujourd’hui, elle revient avec “KiCk i”, son cinquième album studio. L’opus, riche en collaborations et en images post-apocalyptiques, est une synthèse de pop bubblegum et de musique de club, tout en demeurant profondément intimiste – la question de l’identité n’est jamais bien loin…

Le décor est apocalyptique. Les eaux montent, les vestiges d’un monde passé sont peu à peu englouties, tandis qu’une créature hybride, mi-femme mi-cyborg, s’élève, nichée au coeur d’un coquillage géant. Pour le clip de Nonbinary, sorti en avril dernier, la productrice vénézuélienne Arca empruntait au mythe éculé de la naissance de Vénus – prétendument née de sperme, de sang et d’écume –, dans une version 2.0 où la déesse, incarnée par l’artiste, se caractérise par une bouche rouge sang et de gigantesques talons aiguilles. Le retour d’Arca sera grandiose, ou ne sera pas.

 

Premier extrait de son cinquième album KiCk i, le clip marquait la première prise de parole de la chanteuse depuis le très expérimental @@@@@, single de plus d’une heure sorti en février dernier. Réalisé l’année dernière, entre Londres et Barcelone, ce nouvel opus fait suite au très acclamé Arca, sorti en 2017. Entre une pluie de collaborations et des visuels percutants, que nous réserve ce cinquième opus tant attendu ?

 

1. Casting cinq étoiles

 

To kick” : donner des coups de pied, botter, tirer. KiCk i évoque, dès son titre, une naissance à venir. D’après Arca, la première image que lui évoque le verbe “kick” est celle d’un coup de pied prénatal : “ce moment unique où les parents réalisent que leur bébé n’est pas sous leur contrôle mais a sa propre volonté de vivre, ses propres impulsions qui sont erratiques et imprévisibles, distinctes des leurs”. Faut-il voir dans ce disque, la volonté d’une renaissance de la part de l’artiste ? La réponse pourrait bien être positive. KiCk i incarne à ce jour l’œuvre la plus accessible de la Vénézuélienne, caractérisée par des morceaux brefs, incisifs, aux structures parfois très dansantes, de Mequetrefe (en français “bon à rien”) à Riquiquí. Le morceau introductif prend quant à lui la forme d’une invitation intimiste dans le nouveau monde d’Arca, grâce cette voix qui comme un murmure, s’adresse directement aux auditeurs.

 

Avant même sa sortie, ce vendredi 26 juin, le nouvel album d’Arca annonçait une flopée de collaborations, toutes aussi prestigieuses et exigeantes les unes que les autres. Célèbre pour avoir produit Kanye West, Björk ou encore Frank Ocean, ce n’était qu’une question de temps avant que la chanteuse n’invite à son tour ses amis à nourrir ses disques. Certains de ces invités tombent sous le sens, comme l’Islandaise Björk, ou SOPHIE, personnalité insaisissable et nouvelle icône d’une pop expérimentale. D’autres surprennent, comme la superstar espagnole Rosalía, devenue un phénomène après le triomphe de son tube Malamente en 2018. En conviant la chanteuse catalane sur son cinquième disque, Arca pourrait séduire un public plus large – d’autant plus que KiCk i s’éloigne parfois des rivages expérimentaux, pour voguer vers une pop plus accessible.

2. Un opéra hybride

 

De la pop au reggaeton, en passant par la techno : si KiCk i est un opus joyeux, il est avant tout hétéroclite. À ce titre, Arca rejoint la longue lignée des caméléons musicaux, ces rares artistes à l’aise dans tous les registres. Tout l’album est parcouru de scories qui entrent en collision, pour un résultat à la fois efficace et intriguant, séducteur et foisonnant. En parallèle, Arca tisse des morceaux plus éthérés, qui voguent vers une dream pop synthétique comme Afterwards, où la voix de Björk, qui chante en espagnol, se fait puissante et poétique.

 

Construit comme un “opéra électronique expérimental en trois actes”, KiCk i injecte des éléments de plusieurs genres, mêlant les codes de l’opéra à des productions électroniques tapageuses. Tandis que la première partie déconstruit la pop comme le reggaeton, la seconde fait revivre une énergie club obscure et nerveuse. No Queda Nada, magistral dernier morceau vient renverser l’atmosphère du disque avec son aspect spectral et fantasmagorique. “Je pense que chaque partie représente une facette différente de moi” déclarait récemment Arca.

3. Le règne de l’esprit club

 

Arca, ou Alejandra Ghersi de son vrai nom, est depuis longtemps attachée à l’univers nocturne des boîtes de nuit. Les fans de la première heure l’ont connue en jeune geek de la sémillante scène électronique new-yorkaise lors des soirées GHE20G0TH1K du styliste et DJ Shayne Oliver. Oscillant entre une techno froide et une électro bubblegum, la seconde partie de KiCk i fait la part belle au monde de la fête, aujourd’hui encore tristement mis en pause. En témoigne l’électrique Watch, avec la DJ londonienne Shygirl ou bien le brûlant KLK (pour “qué lo qué” qui signifie “comment ça va” en langage familier au Venezuela), sur lequel Rosalía a posé sa voix. As de la production, Arca s’amuse à démanteler la voix de la chanteuse catalane, reformule, déplace et dépèce les sons avec une habilité déconcertante.

 

Avec son orientation club, KiCk i rappelle les toutes premières sorties de la productrice, dont Strech 1 et 2 ou Barón Libre, série d’EPs parue en 2012. Mais encore : le chemin parcouru en presque 10 ans n’est pas moindre. Si l’énergie club est toujours bien présente, Arca a bien grandi. Après avoir fait son coming out non-binaire, la Vénézuélienne se plaît à explorer l’étrange – elle déclare volontiers, en interview, qu’un alien se cache en chacun de nous. Elle-même se présente en créature hybride sur la pochette de KiCk i, ainsi que sur les nombreux visuels qui accompagnent l’album, où elle apparaît presque nue, sanglée dans des griffes et des échasses prothétiques, ou à six seins, attachée à des dispositifs impénétrables – un être de sa propre création, au-delà des binaires traditionnels, en partie humain et en partie machine. Un jeu qui n’est pas sans rappeler Grimes et son double Miss Anthropocene, déesse salvatrice du monde en proie au changement climatique. Un phénomène qui n’est pas sans son lot de questionnements : la musique de demain est-elle aux mains des avatars, des doubles et des alters-egos ? Finalement, en interrogeant le monde de demain, n’est-ce pas notre propre identité qui se voit troublée ?