14 juil 2025

Qui est Dean Blunt, l’anti-star énigmatique qui fascine la scène musicale ?

Au‑delà de sa discographie protéiforme, c’est la cohérence d’un geste artistique imprévisible qui fait du musicien britannique DeanBlunt une figure marquante de sa génération. Anti-star privilégiant la mythomanie au discours médiatique polissé, il s’est érigé en énigme dont les mélomanes raffolent. Le groupe The Crying Nudes, dont il a longtemps assuré la production dans l’anonymat, prolonge cette logique  avec une proposition artistique qui interroge l’énigme, la fragilité, le non‑dit. Alors que la Bourse de Commerce accueillera The Crying Nudes le 7 juillet, retour sur l’influence de Dean Blunt.

  • par Alexis Thibault.

  • Dean Blunt, un artiste énigmatique qui a collaboré avec ASAP Rocky et Vegyn

    On retrouve son influence chez de nombreux artistes tels que Bar Italia ou Urika’s Bedroom. Et il a collaboré avec ASAP Rocky, Vegyn, Yung Lean et Panda Bear. Pourtant, personne ne sait qui est vraiment l’auteur-compositeur Roy Chukwuemeka Nnawuchi. Ce Londonien – qui serait âgé de 41 ans – s’est imposé comme une figure insaisissable de l’underground britannique dont les mélomanes et les chroniqueurs raffolent. Car il s’est méthodiquement forgé une légende en postant puis en supprimant sans raison ses projets sur YouTube. Ou comment réguler le flux des sorties pour générer l’attente. Roy Nnawuchi s’est imposé sous un pseudonyme. Dean Blunt. Et il fait de la musique comme on gère une boîte de com’.

    Pour être tout à fait précis, le personnage émerge dans les années 2000 avec un duo. Hype Williams, projet volontairement obscur mené aux côtés d’Inga Copeland — Alina Astrova de son vrai nom —, chanteuse spectrale russo-estonienne dont la chevelure sombre encadre un visage au teint diaphane. Leurs interviews, opaques et subversives, deviennent aussitôt des performances à la frontière du mensonge. Les biographies sont floues, les récits fictifs, cryptiques, voire mensongers. Il devient alors quasiment impossible de comprendre le rôle de chacun. L’un se fait passer pour l’autre, et parfois, d’autres individus répondent même à leur place…

    Un membre de duo Hype Williams

    Comment définir Hype Williams ? Peut-être comme une énigme lo-fi expérimentale à l’identité floue et à la posture délibérément sibylline. Chacune de leurs sorties devient un petit événement – non pas en termes de notoriété commerciale -, mais par le saut dans l’inconnu que le duo propose. Et dans les textes brumeux qui abondent la toile, on retient une définition de Dean Blunt lui-même : “category-rejecting artist”. Un artiste réfractaire aux étiquettes, aux catégories, au système.

    Né le 8 février 1984 dans l’East London, Dean Blunt séduit par sa maîtrise du chant, de la production, de l’écriture et de la performance scénique. Car le musicien navigue avec la même aisance dans l’ambient, le dub, le rap, l’indie pop et le post-punk, contribuant à une vision musicale sans frontières. Fort de sa posture d’anti-star, Dean Blunt ne livre jamais ce qu’on attend. Et c’est précisément ce qu’on attend de lui…

    Dean Blunt – Dash Snow (2021).

    L’obscurité comme manifeste esthétique

    Le propos de Dean Blunt reste simple : leurre et faux-semblant. Il envoie ses gardes du corps accepter ses prix et romance, à son tour, sa propre vie. Lors d’un concert à New York, en mars  2016, les invités des médias ont ainsi été priés de se présenter sous un alias lors du contrôle d’entrée, pseudonyme qu’ils avaient reçu avec la confirmation de leurs billets…

    Il faut aussi s’attarder sur son utilisation du carré noir. Une esthétique de la négation, une abstraction politique. Dès la pochette de son album Black Metal (2014) — fond noir mat, lettrage gothique blanc minimaliste —, le musicien affiche l’obscurité comme son manifeste. On pense évidemment au Carré noir sur fond blanc (1915) de Kasimir Malevitch, une œuvre qui marquera un tournant majeur dans l’histoire de l’art. Pour la première fois, un tableau ne représente rien d’autre… que lui-même. En abolissant toute référence au monde réel, Malevitch pose les bases du suprématisme. Ce courant fait de la forme pure — ici un simple carré noir —, le centre d’une nouvelle spiritualité artistique.

    C’est un refus d’illustrer, de séduire, de livrer une narration facile. Et Dean Blunt récidive en 2021 avec Stalker, dont la pochette, encore une fois un carré noir, se lit comme un anti-visuel, un trou dans le flux, un lieu d’absorption. C’est une esthétique du silence, de l’effacement, mais aussi de la puissance contenue. Car le carré noir devient surface d’écoute. Et ce silence visuel résonne avec sa musique — mutique, parcellaire, obsessionnellement privée. D’autant que son rapport au public tient presque du duel. Parfois incompréhensibles, ses concerts sont masqués par une épaisse fumée tout en multipliant les référentiels culturels.

    Dean Blunt – Punk (2014).

    Black Metal, l’album incontournable de Dean Blunt

    Parmi sa discographie dense – près d’une quinzaine d’opus solo –, un album occupe une place singulière : Black Metal ( 2014). Pas un album de metal, mais un manifeste d’art‑pop crépusculaire qui réunit post‑punk, americana, folk, dub, grime, ambient et dancehall. À l’écoute, on saisit d’emblée deux hémisphères : la première moitié parée de mélodies indie‑pop (avec des guitares répétitives), cède ensuite la place à une seconde, polymorphe, introduisant samples, spoken word, textures bruitistes et envolées dub…

    C’est un son fait de ruptures. La voix de Dean Blunt, souvent monotone, laisse transparaître un spleen profond. Et cette architecture en deux actes symbolise peut-être l’union paradoxale entre nostalgie et dissonance. Quant aux références – le groupe de power pop américain du début des années 1970 Big Star ou le poète britannique Linton‑Kwesi‑Johnson –, elles revendiquent une identité noire britannique (multiple), sans ostentation.

    Unanimement salué par la critique, ce disque marque le sommet de la posture artistique de Dean Blunt. Celle d’un artiste capable de conjuguer densité émotionnelle et sophistication formelle, sans jamais céder aux facilités. Il y jette les fondations d’une discographie durable et cohérente, tout en assurant la possibilité de bifurcations ou d’une suite directe. Black Metal 2 sort en 2021.

    The Crying Nudes – Angel Heart (2024).

    The Crying Nudes débarque à la Bourse de commerce

    En 2012, Dean Blunt fonde son propre label, World Music, en compagnie d’Inga Copeland. L’objectif ? Publier leurs propres enregistrements et signifier un contrôle artistique total. Ils y hébergent des projets comme The Crying Nudes, dont Blunt signe la production et la coécriture dans l’anonymat le plus total. L’opacité artistique est poussée à l’extrême : on ne sait que rarement qui chante, qui écrit, d’où viennent les samples. Et pourtant, le propos musical reste précis. La posture provoque, dérange, fascine ceux qui cherchent l’authenticité.

    Dans ce prisme créatif, The Crying Nudes s’inscrit comme l’extension logique d’un projet confidentiel. En effet, seuls Dean Blunt et Fine Glindvad sont crédités. Leur musique est faite de fragments acoustiques, de textures sombres, de voix flottantes, comme un album‑miroir de Black Metal… mais en version épurée. Leur prestation à la Bourse du commerce, le 7 juillet 2025, constitue donc un événement exceptionnel. Dans ce lieu monumental que Blunt avait déjà investi en 2021 avec sa performance Mud, il s’agit de transposer ce frisson intimiste en version live.

    Angel heart (2024) de The Crying Nudes.

    Une performance controversée à la Bourse de commerce

    La plupart des spectateurs ne s’attendaient pas à retrouver le parvis de la Bourse de Commerce si tôt. À peine une trentaine de minutes après le début du concert de The Crying Nudes, programmé dans la galerie 2 de l’édifice du 1ᵉʳ arrondissement de Paris. Les initiés, eux, savaient à quoi s’attendre. Ce sont d’ailleurs les plus enthousiastes, à l’image du pianiste Joseph Schiano di Lombo, qui résume la prestation d’un laconique : “C’était magnifique. Ils font tout le temps ça de toute façon.” Mais tous ne partagent pas cet avis.

    Sous la lueur bleu électrique de quatre projecteurs, The Crying Nudes est allé à l’essentiel. Ni salut à la foule, ni bavardage, ni rappel, ni adieu. Juste une chanteuse, Fine Glindvad Jensen (alias Fine), voix principale et coauteure des morceaux, épaulée d’un quatuor masculin. Le regard dissimulé derrière des lunettes de soleil noires, elle enchaîne les titres — tous très courts — et mène une danse froide, d’une austérité fascinante. La musique de The Crying Nudes mêle le lyrisme brut du rock garage à une sensibilité mélancolique et théâtrale… Comme si le groupe cultivait une tension entre rage contenue et fragilité insolente. Guitares crues, saturées juste ce qu’il faut, influences post-punk et glam, sans jamais sombrer dans le pastiche.

    Ce n’est pas un concert, c’est une performance. Somptueusement minimaliste pour les uns. Monotone, expéditive et provocante pour les autres. Le strict minimum. Vous voulez de la musique ? La voilà. Vous n’en aurez pas davantage. À quoi pouvait-on s’attendre de plus ? The Crying Nudes a grandi à l’ombre d’un certain Dean Blunt…