De Boiler Room à Arte Concert, le live enflamme les écrans
Mardi 17 mars, la chaîne Arte a annoncé qu’elle diffuserait chaque jour à midi, sur sa page Facebook, un concert ou un opéra qu’elle a eu l’occasion d’enregistrer. Découvrez également les DJ sets délirants de Boiler Room, les live pharaoniques de Cercle ou les sessions intimistes de la chaîne Youtube Colors.
Par Chloé Sarraméa.
Les retransmissions de concerts ne datent pas d’hier. Depuis dix ans déjà, le nom de l’une d’entre elles est sur toutes les lèvres: Boiler Room. Lancé à Londres en mars 2010 par un certain Blaise Bellville, 34 ans, ce projet organise des DJ sets dans des lieux tenus secrets avec un public trié sur le volet. Tous s’arrachent le peu de places disponibles, tentent (non sans mal) d’en acheter au marché noir et, s’ils échouent, se retrouvent finalement devant leurs écrans, scrutant les rediffusions sur Youtube, à grand renfort de commentaires tantôt haineux tantôt moqueurs.
Avec Boiler Room, le visage de la fête change. Fini la toute puissance des clubs berlinois qui proscrivent les téléphones, ne diffusent aucune image de leurs backrooms, cultivant le mystère autour de leurs soirées les plus prisées. Les DJ sets filmés se popularisent – celle du vétéran du genre, le Britannique Carl Cox, cumule 44 millions de vues sur Youtube –, une alternative aux boîtes de nuit à la file d’attente interminable. Aux fêtards désireux de s’oublier succèdent les participants à Boiler Room, ceux qui préfèrent le strass et les paillettes (“peu importe l’artiste, pourvu que j’y sois”) aux déhanchés entre amis jusqu’au petit matin.
Des DJ au bord de l’overdose de kétamine, – le germano-chilien Ricardo Villalobos, star de la techno minimale, est devenu plus célèbre pour ses prestations cacophonique et sa mâchoire grinçante que pour ses sets – des spectateurs aux danses et aux accoutrements ridicules – de la perruque fluo, aux lunettes en forme de coeur en passant par le maquillage corporel –, des flacons de poppers échangés en une discrète poignée de main… Bref, Boiler Room est vite devenu le sujet principal des blagues et des parodies. Une chaîne Youtube a même été crée pour l’occasion, People of Boiler Room (cumulant quelques 140 mille abonnés), recensant les moments les plus loufoques, les looks les plus extravagants, allant même jusqu’à comparer (dans son épisode spécial célébrités) les DJ à des personnages de séries télévisés – l'Hawaïenne au crâne rasé Kim Ann Foxman devient Eleven de Stranger Things et la superstar Solomun est très vite comparé à l’acteur hilarant de Very Bad Trip, Zach Galifianakis.
En l’espace de dix ans, Boiler Room a changé la culture club à jamais. Et dans son sillage, d’autres acteurs de l’industrie musicale ont tenté d'imiter le projet anglo-saxon (sans jamais l'égaler). En 2016 nait en France le tout premier programme de captation live de DJ sets, Cercle. Mais cette fois, c'est un tout autre crédo que s'imposent ses créateurs : quand Boiler Room booke aussi bien les plus grands DJ que des artistes plus underground, et travaille en tandem avec un des festivals de musique électronique les plus qualitatifs au monde (si ce n'est le meilleur), Dekmantel, Cercle mise tout sur ses têtes d'affiche et… sur des lieux ultra cinematographiques, filmés le plus souvent en plan fixe et retransmis en HD sur Youtube. De quoi faire tomber à la renverse les spectateurs tranquillement installés dans leurs canapés. Pas question pour les Français de lancer les carrières d'artistes en devenir, Cercle est avant tout une expérience visuelle, et les vétérans de la musique électronique se battent pour y participer. Dans un entretien à Numéro, le portre-parole du projet, Pol Souchier se défendait de ce choix : “Notre statut a changé la donne, lorsque nous tournons une émission, nous effectuons la promotion d’un lieu, de son histoire et de tout ce qui se rapporte à lui de près ou de loin”.
Après avoir fait mixer le duo Tale of Us – réputé pour sa techno industrielle – face aux pistes d'atterissage de l'aéroport Paris-Charles-de-Gaulle devant une poignée de chanceux et plus de deux millions de spectateurs sur Youtube, placé Solomun (pourtant fidèle aux Boiler Room) devant une arène pleine à craquer au théâtre Antique d'Orange, puis posté le père de la tech'house, Carl Cox, devant la sublime devanture de Château de Chambord (dans la Loire), Cercle invite la princesse de la techno russe, Nina Kraviz, et l'envoie dans les airs… au premier étage de la Tour Eiffel. À l'annonce de l'évènement, la France s'enflamme, les fans de la superstar – et égérie du maquillage Saint Laurent dans le pays dirigé par Poutine – organisent leur séjour à Paris, sans même savoir s'ils pourront assister au concert. Résultat : une centaine de chanceux ont dansé au premier étage du monument parisien, pourtant scotchés devants leurs iPhone du début à la fin, tandis que deux millions de spectateurs ont hoché la tête au rythme des kicks de la fondatrice du label Trip, depuis leurs canapés, encore.
De l'autre côté des Vosges, la chaîne Colors, elle, prend le pari de l'intimité : une boîte colorée, un micro, une caméra 4K, l'artiste et… des accoutrements de leur choix. Les créateurs allemands de la plateforme invitent le Britannique Skepta à interpréter un titre de son dernier album, habillé d'un effet de caméra thermique en référence à la pochette de son album (Ignorance is Bliss) – bleue, rouge, orange et jaune –, ils griment le rappeur Belge Isha en clown ou installent le virtuose Chilly Gonzales devant son piano, chaussé de ses plus belles pantoufles. Lancée en 2016 à Berlin, cette chaîne qui diffuse des fausses sessions studio (elle aussi) sur Youtube impose une toute autre doxa : recevoir des artistes à la notoriété inégale, participer à la promotion des plus connus et défendre ceux qui méritent de l'être. Résultat : les vidéos les plus vues explosent tous les records établis par Boiler Room ou Cercle. Billie Eilish (reine de la pop ne comptant plus les prix rafflés aux Grammy Awards) cumule 122 millions de vues sur une session alors que la chanteuse originaire de Leicester Mahalia, presque inconnue avant son solo Colors enregistre un score remarquable de 40 millions de vues.
Arte Concert balaie Boiler Room, Cercle, Colors, les Tiny Desk Concerts (qui cartonnent sur le réseau américain NPR Music) d’un revers de manche. Lancé en 2009 par la chaîne de télévision franco-allemande – soit pile un an avant le mastodonte Boiler Room –, la plateforme numérique s'est depuis octroyé une place de choix dans l'offre de captations de concerts, à savoir celle de numéro 1. Tous les genres musicaux sont passés en revue sur Arte Concert : du concert de métal au très célèbre Hellfest (la chaîne dédie même son mercredi à ce genre musical dont le public demeure restreint), à la retransmission des Indes Galantes, un ballet epoustoufflant signé du metteur en scène, réalisateur et plasticien Clément Cogitore à l'Opéra de Paris, en passant par le b2b (face à face) des DJ Helena Hauff et Nina Kraviz à l'immense festival allemand Time Wrap en 2019… Arte Concert filme et diffuse tout.
En plus de proposer un panel de concert extra large, la plateforme les diffuse à la fois sur son site Internet, ses réseaux sociaux, mais aussi directement à la télévision sur Arte, à des horaires précis. Elle va encore plus loin, en 2016, lorsqu'elle organise un festival entièrement dédié à ses choix musicaux et aux artistes qu'elle programme dans ses contenus orginaux. Installé à la Gaîté Lyrique, l'Arte Concert Festival a notamment invité Iggy Pop, le groupe de hip-hop français old school Ärsenik et même le rappeur underground Retro X, dans le cadre de son excellente émission Dans le Club, dédiée à la fine fleur du rap français.
Après l'annonce de l'Opéra de Paris de diffuser ses programmes annulés directement sur son site Internet, c'est donc au tour d'Arte Concert de ponctuer les pauses déjeuner de sessions live triées sur le volet. Cette annonce raisonne finalement comme un rappel, tant l’offre de concerts retransmis sur Internet est déjà nombreuse, affluente et diversifiée. Des sessions rap sur Colors, aux DJ set déjantés de Boiler Room, en passant pas les momunents sublimés par Cercle, tout est étudié pour écouter la musique de son choix, derrière son écran, et dans les meilleures conditions.
Dans les prochains jours, un festival londonien annulé sera finalement retransmis en live – le Defected – devenant le premier festival virtuel. Une plateforme de streaming italienne, Covid Room, – parodiant (encore) Boiler Room – vient quant à elle d'être lancée pour diffuser des live de DJ confinés… Ainsi, les concerts 2.0 ont encore de beaux jours devant eux. Et la fête aussi.