24 sept 2019

Comment Emel Mathlouthi renverse la musique du monde

Révélée lors du Printemps arabe en 2012, l’auteure-compositrice-interprète tunisienne Emel Mathlouthi a depuis affirmé un style unique mêlant sa voix majestueuse à des harmonies sombres et envoûtantes. Le 29 octobre, l’artiste se produira sur la scène du Café de la danse à Paris pour présenter son troisième album “Everywhere We Looked Was Burning”. Portrait.

Emel Mathlouthi pour son nouvel album “Everywhere We Looked Was Burning”.

L’étiquette de l’artiste politique

 

Janvier 2011 : la Tunisie est en proie à un mouvement de contestation historique, né de nombreuses inégalités et fractures sociales qui la traversent. Un an plus tard exactement, la chanteuse Emel Mathlouthi, issue de ce même pays, sort son tout premier album Kelmti Horra : “Ma parole est libre” : un titre aussi clair que son message est essentiel. Empli d’espoir et d’optimisme, le morceau éponyme de l’album devient ainsi un hymne de la révolution de Printemps arabe. En chœur, les Tunisiens et les Egyptiens scandent les paroles écrites par la jeune compositrice : Nous sommes des hommes libres qui n'ont pas peur / Nous sommes des secrets qui jamais ne meurent / Et de ceux qui résistent nous sommes la voix / Dans leur chaos nous sommes l’éclat.”

 

 

Un poncif médiatique dont elle peine à s’affranchir

 

Alors installée à Paris depuis plusieurs années, Emel Mathlouthi se voit subitement propulsée figure de proue de la scène tunisienne – une notoriété politique qui l'emmène même à Oslo, en 2015, lors du concert pour le prix Nobel pour la Paix. Malgré ses convictions sincères, cette étiquette d’artiste engagée devient vite un poncif qui conduit de nombreux médias à enfermer la chanteuse dans le rôle d’émissaire de la révolution – un réflexe révélateur, pour elle, d’un tropisme occidental à associer les artistes arabes au combat politique. À une époque, dès que j’arrivais en interview on m’interrogeait sur la situation politique en Tunisie et on survolait ma musique. J’avais envie de dire aux journalistes : Je ne suis pas reporter ! ’”, se remémore-t-elle.

Un second album avec le producteur de Björk

 

Décidée à se libérer des clichés, Emel Mathlouthi affirme son identité musicale dans le magistral Ensen, son deuxième album sorti en 2017. “Sur Ensen, j’ai vraiment commencé à vouloir fabriquer mon son”, explique-t-elle. Une singularité issue de la rencontre d’une technique vocale remarquable, de mélodies modales, de percussions d’Orient et de rythmes et productions électroniques venus tout droit du Nord de l’Europe. Pour ciseler cette œuvre, l’artiste s’entoure du musicien franco-tunisien Amine Metani et du producteur islandais Valgeir Sigurðsson, qui fut pendant des années le grand collaborateur de Björk.

 

 

Kanye West, c’est un vrai 360° musical. Je me sens très proche de cette vision.

 

 

Cette hybridité de sa musique, miroir de toutes ses influences, Emel Mathlouthi la défend avec ferveur : “Aujourd’hui, il faut savoir être une éponge : écouter du Björk comme du Kanye West, du Billie Eilish ou du Rammstein ! Je me sens très proche de l’univers de Kanye West sur ses derniers albums. Il y intègre à la fois des chœurs religieux, des percussions tribales, des samples de reggae ou de world music, des beats très électro, des guitares très grunge… c’est un vrai 360° musical, et c’est pour cela que sa musique me parle et m’inspire. À travers son deuxième album, l’artiste tunisienne cherche à faire tomber les carcans qui contraignent encore trop souvent la musique contemporaine, à l’instar de la catégorie “musique du monde” dans laquelle elle ne se retrouve pas. Pour remédier à ces écueils, elle synthétise ainsi son approche : “Finalement, mon genre musical, c’est moi.”

Le triomphe de la voix

 

La personnalité musicale d’Emel Mathlouthi doit beaucoup à sa technique vocale, extrêmement impressionnante. C’est en effet le long des voies ferrées de la petite ceinture, au nord du 18e arrondissement de Paris qu'Emel nous a donné rendez-vous pour l'interview. La chanteuse est en train d’y enregistrer une version live de Rescuer, un titre phare de son nouvel album. Tandis que sa voix s’élève sur la mélodie aux accents solennels et mystiques, elle se transforme en magicienne. Captifs de son sortilège, le temps est suspendu et nous quittons la Terre. Lorsque son obsédante mélopée prend fin, nous restituant sans pitié à la réalité, elle sort de sa transe avec une aisance déconcertante : C’est à travers le chant que je m’exprime le plus pleinement. Avant de me mettre à chanter, j’étais en train de gérer mille choses en même temps sur mon téléphone. Mais dès que je prends le micro, je pénètre un autre monde, je suis en connexion totale avec un éventail d’émotions.”

 

 

“Quand on est une artiste arabe, on n’a le droit de choisir qu’entre les stéréotypes, la fausse représentation ou l’invisibilité.”

 

 

Sorti le 27 septembre dernier, son troisième album Everywhere We Looked Was Burning prolonge son univers au rythme de lentes chansons contemplatives où sa voix domine, triomphale. Mais contrairement aux précédents opus, c’est en grande majorité la langue anglaise qu’Emel Mathlouthi choisit pour déclamer ses textes, avec seulement deux titres en arabe. Une fois de plus transparaît sa volonté de décloisonnement et d’ouverture vers l’international : “Quand on est une artiste arabe, on n’a le droit de choisir qu’entre les stéréotypes, la fausse représentation ou l’invisibilité. On vous définit malgré vous, contrairement aux artistes occidentaux qui se définissent comme ils sont vraiment. Chanter en anglais était donc aussi l’occasion d’effacer toutes les excuses pour ne pas aller dans le fond de mon propos.”

Un nouveau regard sur le monde

 

Après Tunis et Paris, Emel Mathlouthi vit depuis quatre ans à New York, où elle est témoin d’un changement politique inquiétant. C’est en partie ce contexte, ainsi que les diverses crises écologiques, migratoires et sociétales contemporaines qui ont inspiré son nouvel album Everywhere We Looked Was Burning [“Tout ce que l’on regardait était en flammes”]. Si son titre peut sembler pessimiste, l’artiste y manifeste davantage le pressentiment d'un nouveau cycle : “Quand tout brûle, cela veut dire que l’on va devoir reconstruire et reprendre les choses sur les bonnes bases. Mon album est alarmiste pour capter l’attention, pour que l’on saisisse la nécessité de tout recommencer.”

 

 

“Mon album est alarmiste pour capter l’attention, pour que l’on saisisse la nécessité de tout recommencer.”

 

 

Car en dépit de la situation actuelle, c’est aussi une lueur d'espoir qu'Emel Mathlouthi ressent aux États-Unis, qu'elle perçoit dans des élans de solidarité, d’empathie et de révolte. À la question “Votre parole est-elle toujours aussi libre ? ”, elle répond : “Le monde est moins libre. Au même moment que des mains se tendent et que des initiatives donnent de l’espoir, on se cloisonne de plus en plus. Mais en ce qui concerne ma musique et mon propos, ils sont plus libres que jamais !” Son nouvel album ne saurait la contredire.

 

L’album d’Emel Mathlouthi, Everywhere We Looked Was Burning est disponible depuis le 27 septembre.

Emel Mathlouthi sera en concert le 29 octobre au Café de la danse, Paris 11e.