1 fév 2019

Camélia Jordana : “Une amie s’est fait traiter de ‘sale Arabe’ par les flics. Elle n’est pas la seule. Je veux donner la parole à ces femmes.”

Révélée à 16 ans par un télé-crochet où son timbre unique et son charisme avaient ébloui les foules, la chanteuse Camélia Jordana vient de dévoiler son nouvel album, Lost. Elle y prend un ton militant pour défendre la cause de tous les opprimés, multipliant en parallèle les projets au cinéma. Interview exclusive.

Propos recueillis par Marthe Rousseau.

et Thibaut Wychowanok.

Portraits Dominique Issermann.

Manteau en vison, FENDI.

Numéro : On vous voit de plus en plus souvent habillée par les grandes maisons… Quand est né votre intérêt pour la mode ?

Camélia Jordana : J’aime la mode depuis que je suis toute petite. J’ai toujours aimé jouer avec mon apparence, me mettre en valeur, mais aussi exprimer mon humeur du jour… 

 

Une humeur guerrière, si l’on en croit l’esprit très engagé de Lost, votre dernier album…
Je suis une combattante plus qu’une guerrière. J’aime mener des combats, si possible de manière assez pacifiste, la guerre ne m’intéresse pas. Mon nouvel album, Lost, porte une parole militante et engagée, oui. J’aime mener la lutte de front pour les causes qui me sont chères.

 

Quelles sont celles qui vous touchent plus particulièrement ?
La question des réfugiés, le féminisme, mais je dirais aussi la société dans son ensemble parce que nous assistons à l’essoufflement d’un système qui ne convient plus à l’époque dans laquelle nous vivons. Au moment de l’écriture de Lost, j’étais traversée par un sentiment d’impuissance, d’incompréhension. J’avais la sensation d’un manque de repères, d’une perte d’identité et de foi en mon pays que j’aime tant… J’étais perdue. L’album m’a permis de me retrouver.

 

Sur vos deux premiers albums, Camélia Jordana (2010) et Dans la peau (2014), vous avez chanté principalement en français. Pourquoi avoir choisi d’enregistrer aussi en anglais et en arabe sur celui-ci ?

Sur ce nouvel album, je voulais changer de registre. Initialement, je souhaitais chanter exclusivement en anglais. Mais mes influences et mes combats m’ont rattrapée. Il m’est apparu inévitable de chanter également en français et en arabe !

 

L’album est traversé par une grande colère. On pense notamment au titre Freddie Gray qui dénonce les bavures policières qui ont entraîné – entre autres – la mort d’un jeune Noir en avril 2015 à Baltimore, mais aussi au titre Gangster dans lequel vous chantez “You put your finger in the air”. À qui est destiné ce doigt d’honneur ?
Gangster raconte comment un peuple met son leader politique face à ses responsabilités en lui demandant de se remémorer le moment où il cherchait des voix pour porter sa parole – la réalité a rattrapé la chanson… [Rires.]

 

Dans ce même titre, vous transformez votre voix, justement, en un cri de contestation. Sur cet album, on vous découvre une manière de chanter très rock que l’on ne vous connaissait pas… d’où vient-elle ?
Pour le titre Gangster, par exemple, mon chant devait représenter l’énervement qui imprègne la chanson. A contrario, le refrain est moins rock, beaucoup plus à la Sia, façon “petit cœur tout mouillé”. Pour le reste, j’écoute du R’n’B depuis plusieurs années, et c’est ce que je préfère faire.

 

 

“Je ne revendique pas. Je dénonce. Et en même temps, je prône. Je prône le fait d’être extrêmement fière de ma génération qui représente l’avenir. Cette génération a soif de changement et cherche des solutions. Toutes les couleurs, toutes les langues, tous les sexes, tous les genres, tous les âges s’y mélangent sans se juger.”

Manteau en vison, FENDI.

Dans le clip Gangster, vous incarnez six personnages de femmes. Vous vous mettez en scène avec beaucoup d’humour en Kim Kardashian, en militante, en leader politique, en journaliste de télévision, en jeune femme subissant un interrogatoire dans un poste de police, et enfin en vous-même, en interview… Pourquoi avoir choisi de porter à l’écran ces femmes-là ?
J’avais envie de montrer ces six femmes parce qu’elles ont, chacune à leur manière, une certaine visibilité. Mais j’avais aussi envie de donner la parole à une femme qu’on ne voit jamais, qui se fait arrêter par les flics et qui se fait violenter, car cette femme existe réellement.

 

Vous voulez dire que vous l’avez rencontrée ?

Oui, cette femme-là existe. J’ai une amie qui s’est fait frapper pendant trois jours au commissariat de la Goutte-d’Or, qui s’est fait traiter de “sale Arabe de Barbès” et torturer par les flics. Elle n’est pas la seule. C’est la récréation quotidienne. Donc ces femmes-là existent vraiment, mais elles ont peur de s’exprimer à cause des représailles. Ce titre permet de leur donner la parole.

 

Pensez-vous qu’un artiste doit s’engager ?

J’ai la chance de pouvoir me servir de la visibilité qui m’est donnée pour faire entendre les causes qui me tiennent à cœur, mais je ne veux pas pour autant qu’on me considère comme une porte-parole. Je ne revendique pas, je dénonce, et en même temps, je prône. Je prône le fait d’être extrêmement fière de ma génération qui représente l’avenir. Comme je l’ai écrit sur le livret de mon album : “Nous sommes le peuple, nous sommes le nombre, nous sommes le pouvoir et nous sommes l’avenir.” Cette génération a soif de changement et cherche des solutions. Toutes les couleurs, toutes les langues, tous les sexes, tous les genres, tous les âges s’y mélangent sans se juger.

 

Un enfant de 5 ans peut donc aussi faire partie de votre génération ?
Oui, parce qu’il y a des enfants de 5 ans qui ont déjà conscience des problèmes environnementaux et qui disent aux adultes : “Mais en fait la planète est malade, alors pourquoi vous continuez ?” Et les gens de 20 ou 30 ans qui sont aujourd’hui parents expliquent à leurs gamins que des ours polaires meurent à cause du réchauffement climatique tandis que Donald Trump refuse d’y croire, qu’il y a la guerre en Syrie et des réfugiés qui fuient par milliers. Ces parents-là emmènent leurs gamins sur la place de la République pour leur faire prendre conscience des actes commis par des fanatiques.

 

 

“Aujourd’hui chacun se sent obligé de jeter à la figure de l’autre son origine, comme seul moyen de crier haut et fort qu’on fait partie de ce monde. Nous n’arrivons plus à faire société, à vivre ensemble, à être français ensemble.”

Manteau en vison, FENDI.

Vous êtes âgée de 26 ans. Comment définiriez-vous votre génération ?
Ma génération est en colère car elle a grandi avec des valeurs qui sont aujourd’hui complètement bafouées par les dirigeants. Lorsque Nicolas Hulot intervient sur France Inter et déclare : “Je viens de démissionner parce que des lobbys étaient présents à une réunion ministérielle et donnaient leur avis comme s’ils faisaient partie du gouvernement”… mais enfin, en 2018, comment peut-on accepter ça ? D’ailleurs, à Bruxelles, les institutions européennes sont infiltrées par les lobbys mondiaux : la connivence est évidente, assumée.

 

Vous vous engagez dans votre musique. Choisissez-vous aussi les films dans lesquels vous jouez en fonction du message qu’ils portent ?
J’ai toujours essayé de privilégier les films qui défendent des sujets que j’aborde également dans ma musique. Donc, oui, mes choix ne sont pas anodins.

 

Vous avez remporté le César du meilleur espoir 2018 dans Le Brio d’Yvan Attal, pour le personnage de Neïla Salah, une jeune étudiante en droit qui vit en banlieue parisienne et qui rêve de remporter un prestigieux concours d’éloquence. Quels sont vos prochains projets cinématographiques ?
J’ai commencé le tournage d’un film de Frédéric Farrucci, La Nuit venue. Il raconte une histoire d’amour entre un chauffeur de VTC arrivé tout droit de Pékin, qui travaille pour une mafia chinoise, et une jeune strip-teaseuse française, que j’incarne. Ce réalisateur arrive à filmer magnifiquement un Paris de nuit que l’on connaît tous mais dont on ne parle jamais.

 

On vous verra bientôt dans Curiosa de Lou Jeunet [sortie le 3 avril]. Vous y jouez le rôle de la maîtresse du poète Pierre Louÿs. Comment avez-vous abordé ce rôle d’une femme aux mœurs légères ?
Zohra scandalisait Paris. Pierre Louÿs la “prêtait” à ses amis Claude Debussy ou Jean de Tinan… elle était vue comme une pute. Mais c’était surtout une femme amoureuse, très libre sexuellement et qui agissait par amour, par choix, par goût et par liberté. Une muse parfaite pour Louÿs, sans jalousie. Sa liberté est entrée dans ma vie à un moment particulier. Je commençais à porter mes cheveux frisés. Elle m’a confortée dans cette liberté.

 

En quoi porter des cheveux frisés est-il un acte de liberté ?
Ça l’est ! Si vous saviez à quel point ! À l’école, nous étions à tout casser cinq Arabes sur plusieurs centaines d’élèves. Ma sœur et moi étions les seules à avoir des cheveux bouclés comme ça. Face au “sale Arabe” que je pouvais entendre en primaire, les cheveux frisés, ça n’aidait pas. Quand j’entendais ma mère et ma tante parler arabe dans un magasin, j’avais honte. Je n’ai eu aucune fierté de ma double culture pendant très longtemps, comme si je ne l’assumais pas.

 

Et cette fierté est là aujourd’hui ?

Dans ma vie quotidienne de musicienne à Paris, ou tout simplement de jeune fille qui travaille, il n’y a jamais eu de place pour ça. Je n’en laissais pas. Et les cheveux frisés sont venus réveiller cela chez moi. Comme un rappel. Aujourd’hui je vis avec, mais je ne sais pas si je peux appeler ça une fierté. Nous vivons dans une société où chacun se sent obligé de jeter à la figure de l’autre son origine, comme seul moyen de crier haut et fort qu’on fait partie de ce monde. Nous n’arrivons plus à faire société, à vivre ensemble, à être français ensemble.

 

Vous avez tourné dans le premier film de fiction de Caroline Fourest, qu’on connaît pour son engagement féministe ou contre les intégrismes. Quel est le sujet du film ?
Red Snake [dont la date de sortie n’est pas encore fixée] suit une brigade de femmes venues du monde entier, qui rejoint au Kurdistan la Brigade internationale formée pour combattre Daesh et sauver les Yézidis [communauté ethno-religieuse minoritaire persécutée par Daesh]. Quand j’ai rencontré Caroline à Cannes pour la première fois, elle me parlait de ces femmes avec une telle passion… Comme m’a dit un jour la productrice Anne-Dominique Toussaint : “À partir du moment où un réalisateur ou une réalisatrice te parle de son projet avec passion, c’est 50 % du film.” En 2017, alors que nous étions à Cannes, ces femmes étaient en train de libérer Mossoul. J’étais déjà amoureuse et fascinée. Elles sont nos héroïnes des temps modernes.

 

Lost de Camélia Jordana (Arista France/Sony Music France).