24 août 2018

Aussi vintage qu’ultramoderne, “Negro Swan”, le nouveau chef-d’œuvre de Blood Orange

Devonté Hynes, alias Blood Orange, signe avec Negro Swan l’un des plus beaux albums de l’année. A$AP Rocky, Georgia Anne Muldrow ou encore Puff Daddy ont souhaité faire partie de cette incursion dans des contrées trop souvent inexplorées par le hip-hop moderne.

Par la fenêtre de sa chambre, Devonté Hynes ne voit qu’un ciel encombré de nuages noirs. Il aura fallu attendre son quatrième album  sous le pseudonyme de Blood Orange pour que l’orage éclate. Face à lui, une vitre détrempée qui reflète sans doute son œuvre la plus spontanée. Car Devonté Hynes a décidé de parler de lui, de ce maquillage qu’il a délaissé lorsqu’il était encore lycéen. Le producteur multi-instrumentiste s’est donc entièrement livré sur Negro Swan, brûlot merveilleux qui survient deux ans après le brillant Freetown Sound. D’ailleurs, dès le mois de juillet, l’artiste avait fait grimper le mercure avec les clips Jewelry et Charcoal Baby.

 

Mais ce nouvel album débute finalement à Orlando,ville éponyme du premier morceau. La nuit du 12 juin 2016, c’est là que Pulse, la boîte LGBT, a essuyé de nombreux tirs lors d’une fusillade revendiquée par le groupe État islamique. Negro Swan s’achève dans un nuage de fumée, sur les arpèges et les “I’m pretty as fuck” du titre Smoke. Entre-temps,  tout au long des seize titres de ce projet, Blood Orange cultive un spleen exquis bourré de références, entre élucubrations néo-soul, éruptions hip-hop et complaintes chillwave déchirantes. Sous bien des aspects, Negro Swan relève de l’exercice de style. Une partition de Thelonious Monk réinterprétée par Frank Ocean, chiffonnée, puis glissée dans la poche d’un adolescent queer fanatique des synthés psychédéliques. Avec ce nouvel opus, Blood Orange propose “une plongée introspective dans [sa] dépression et tous les types de dépression propres aux personnes noires. Un regard sincère sur l’existence des Afro-Américains et les angoisses que peuvent vivre les personnes queer et les personnes de couleur.

 

 

Chaque morceau de Negro Swan ajoute une couleur différente sur un monochrome mélancolique. La toile finale révèle des accords de soul ténébreux, une déflagration funky et une new wave énigmatique.

Autrefois surnommé Lightspeed Champion, Devonté Hynes a deux albums de pop acoustique à son actif : Falling Off the Lavender Bridge (2008) et Life Is Sweet! Nice to Meet You (2010). Pourtant, c’est le punk qui a forgé le Londonien, ancien membre du groupe Test Icicles. Éternel insatisfait, Blood Orange passe de l’indie pop au R’n’B, du funk à la new wave avec une aisance insolente. Un talent convoité qui produit pour Solange – notamment son EP True en 2012 –, Charlotte Gainsbourg ou FKA Twigs et compose la bande originale du premier long-métrage de Gia Coppola, Palo Alto (2014), adaptation de trois nouvelles issues d’un recueil autobiographie de l’acteur James Franco.

 

 

Le cygne noir dépeint par Blood Orange : une créature queer marginale dépossédée de son identité et asphyxiée par ses “démons intérieurs…

 

 

Blood Orange est un bon élève, du genre à sortir de la salle d’examen à la dernière minute en ayant relu sa copie à douze reprises. Et parce qu’une bonne rédaction nécessite des arguments en béton armé, le musicien ne s’entoure pas de n’importe qui… Au casting : A$AP Rocky sur la ballade rétro Chewing-gum, Georgia Anne Muldrow sur l’un des meilleurs titres de l’album (Runnin’), Puff Daddy (Hope) ou encore Steve Lacy, le guitariste charismatique de The Internet sur Out of Your League. Et en guise de narratrice, l’activiste pour les droits transgenres Janet Mock, auteure du best-seller Redefining Realness. En fait Negro Swan parvient à rayonner grâce à ses aspects ténébreux. À l’image de la pochette – un ange posté sur la fenêtre d’une voiture– œuvre de la photographe d’origine serbe Ana Kraš, cet album superpose les images sidérantes. Chaque morceau ajoute une couleur différente sur un monochrome mélancolique. La toile finale révèle des accords de soul ténébreux, une déflagration funky et une new wave énigmatique.

Il est clair que personne n’aspire à devenir ce cygne noir dépeint par Blood Orange, créature queer marginale dépossédée de son identité et asphyxiée par ses “démons intérieurs.” Avec Negro Swan, Devonté Hynes évoque les persécutions raciales à grand renfort d’anachronismes dans un album anxieux et terriblement personnel. Un projet qui révèle la polyvalence ravageuse du musicien et rend à la composition musicale ses lettres de noblesse.

 

 

Negro Swan, Blood Orange [Domino Records], déjà disponible.

“Negro Swan”, Blood Orange, photographie par Ana Kraš.