22 avr 2025

Rencontre avec Aloïse Sauvage et Fatima Daas, artistes à la croisée des champs artistiques

Du 17 au 19 avril 2025, l’auteure Fatima Daas et l’artiste pluridisciplinaire Aloïse Sauvage se sont emparées de la Salle Claire de la Maison des Métallos pour une performance intitulée Mes lèvres sur tes yeux. Fruit d’un an et demi de collaboration entre les deux femmes, cette performance coalise un florilège de textes – tantôt chantés, déclamés et murmurés au micro, accompagnés par de subtils accompagnements au piano. De l’éveil du désir aux amours évanouies, en passant par les questions de la maternité et la crucialité contemporaine de l’intersectionnalité : l’intime et le politique dialoguent sous leur plume. Fatima Daas et Aloïse Sauvage orchestrent ainsi un récit poétique, enraciné dans leurs expériences personnelles, qui effleure du doigt l’universel. Rencontre.

 

  • propos recueillis par Jordan Bako.

  • L’interview d’Aloïse Sauvage et de Fatima Daas pour leur performance Mes lèvres sur tes yeux

    Numéro : D’où est née l’idée de créer la lecture chantée Mes lèvres sur tes yeux ?

    Fatima Daas : Nous sommes rencontrées grâce à une interview croisée de la revue La Déferlante au sujet de nos parcours respectifs. Puis, nous avons eu l’opportunité d’animer ensemble la soirée de lancement du festival Oh les beaux jours à Marseille, en mai 2024, centrée sur la question du désir lesbien. Plutôt que d’opter pour un format type discussion, on a préféré faire quelque chose que nous aimions toutes les deux, à la croisée de l’écrit et de la musique. C’était plaisant de s’aventurer dans quelque chose d’assez annexe par rapport nos pratiques artistiques personnelles. 

    Aloïse Sauvage : C’était beau de voir cette performance évoluer avec le temps. Ce qui ne devait être qu’un one-shot a pris une toute autre forme. Les textes que nous défendions à Marseille ont été réécrits pour cette nouvelle performance presque dans leur intégralité. C’est juste la démonstration que les temporalités nous appartiennent : on raconte ce qu’on a envie de narrer à cet instant-là de nos vies. Il y a des thématiques qui se retrouvent abordées cette fois-ci – qui ne l’étaient pas il y a un an.

    Il y a une énergie entre nous qui fait que dans une autre vie, Fatima aurait pu être une amie sans même que nous nous rencontrions.” Aloïse Sauvage

    Est-ce que vous vous connaissiez avant cette performance ?

    F. D : Je connaissais ce qu’Aloïse faisait mais je n’écoutais pas forcément ses morceaux. Cette performance a plus été l’occasion de la découvrir artistiquement et personnellement.

    A. S : De mon côté, je connaissais Fatima de nom aussi et j’avais lu son premier roman La Petite Dernière ! Mais je ne la connaissais pas du tout d’un point de vue personnel – et c’est quelque chose que nous voulions toutes les deux approfondir. Nous n’avons pas la même histoire, mais nous partageons quelques similarités. Il y a une énergie entre nous qui fait que dans une autre vie, Fatima aurait pu être une amie sans même que nous nous rencontrions via La Déferlante.

    Aloïse Sauvage – Joli Danger (2023).

    Lorsque je parle à partir de ma position de femme queer et racisée, je le fais pour moi et pour d’autres personnes aussi parce que je sais qu’on a besoin de ces récits.” Fatima Daas

    Pourquoi ce titre ?

    F. D : On a eu du mal à trouver un titre ! [Rires.] C’était difficile parce que nous n’avions pas encore écrit les textes. C’était une formule qui était dans une première version de la lecture – que l’on a détournée par la suite. J’aime bien dire que ce premier jet était léger, même si ça ne l’est pas tant que cela en vérité. 

    Comment s’est passée l’écriture à quatre mains de Mes lèvres sur tes yeux ?

    F. D : Nous avions décidé de ne pas nous prendre la tête : pas de deadline, ni de pression. Donc, on a commencé à échanger dès qu’on avait suffisamment de matériel préparé chacune de notre côté. Je ne me voyais pas lire à la place d’Aloïse des textes portés par elle – et vice-versa. Il y a des textes qu’on lit ensemble parce qu’ils s’y prêtent et qu’ils évoquent des résonances dans nos expériences. 

    A. S : Cette question de la temporalité a beaucoup altéré nos façons d’envisager les choses pour cette performance. On a senti qu’on avait le temps d’aller en profondeur sur certains sujets. Ensemble, on a pu réfléchir à comment donner davantage de rythme, de tessiture à la précédente édition. Certains textes ont des touches humoristiques, d’autres sont plus poignants, d’autres encore méritent d’être dits sans musique. 

    Quelles différences peut-on observer entre les éditions marseillaise et parisienne de cette performance ?

    F. D : À Marseille, c’était vraiment focalisé sur la rencontre amoureuse, sur ce que fait émerger une rupture amoureuse. On aborde toujours les questions de désir – mais de façon plus incarnée, en parlant d’intersectionnalité, de coming out, des premiers souvenirs d’enfance où l’on découvre ce pan de son identité… Lorsque j’écris, j’ai besoin d’être stimulée par cette urgence d’écrire. Et si à Marseille, cette question du désir lesbien était déjà prégnante, je ressens plus un sentiment d’urgence politique avec cette réitération parisienne. Bien sûr, le fait qu’une lesbienne parle de désir est éminamment politique – mais on traitait cette question plus en surface à Marseille.

    JOn a véritablement construit un espace safe où on dit les choses qu’on a sur le cœur.” Aloïse Sauvage

    A.S : C’est vrai que nous allons plus dans le dur de certaines problématiques avec cette performance. Par exemple, nous nous arrêtions davantage sur la séduction, l’amour, avant. Sur comment s’aimer autrement et comment s’aimer tout court. Puis on a franchi un cap. On a véritablement construit un espace safe où on dit les choses qu’on a sur le cœur et où on reprend le pouvoir sur des choses qui ont pu être dites à notre égard. 

    Dans vos œuvres respectives, vous mobilisez beaucoup le prénom personnel “je”. Est-ce le cas dans cette performance ?

    F. D : On se met un peu à nu dans Mes lèvres sur tes yeux. Je vois qu’Aloïse a pris des risques, qu’elle fait tomber une partie du masque avec cette performance. À travers nos expériences personnelles, formulées au “je”, on tente d’embrasser l’universel. C’est un “je” mais il y a beaucoup de “nous” au final. Par exemple, lorsque je parle à partir de ma position de femme queer et racisée, je sais pourquoi je le fais. Au-delà de le faire simplement pour moi, je le fais pour d’autres personnes aussi parce que je sais qu’on a besoin de ces récits. Je raconte cette histoire parce que j’en avais besoin petite : il y a encore beaucoup de chemin à faire sur ces questions – que j’ai commencées à toucher avec mon roman – qui relève presque du devoir collectif. 

    Aloïse Sauvage – Love (2022).

    Mon écriture est toujours animée par cette urgence d’aller à l’essentiel.” Fatima Daas

    En quoi cette lecture chantée diffère-t-elle de vos façons d’écrire respectives ?

    F. D : De mon côté, cela ne diffère pas énormément. La forme change puisque j’écris des romans. Mais dans le processus d’écriture en tant que tel, il n’y a pas grand chose qui change. Mon écriture est toujours animée par les mêmes choses : ce besoin d’une forme, cette urgence d’aller à l’essentiel, tout en préservant une écriture minimaliste et minutieuse quant à la question de la musicalité du texte.

    A. S : Moi, je lis mais je chante aussi dans cette lecture musicale : c’est le médium avec lequel j’ai l’habitude d’évoluer. Mais en écrivant pour Mes lèvres sur tes yeux, j’ai beaucoup prêté attention à cette dimension orale de mes textes avec laquelle j’étais moins familière. Et j’y ai pris plaisir : ce n’est pas pareil qu’écrire en rimes. J’ai pris plaisir à écrire dans une espèce de logorrhée où je ne m’impose pas cette contrainte du rythme. Je peux m’épancher, mettre des détails sur des choses qui pourraient paraître anecdotiques – là où dans la musique, je vais droit au but.

    Lecture du roman La Petite Dernière de Fatima Daas, par Marie Vialle. (2020)

    Habituellement, lorsque j’écris, je collabore rarement de manière aussi intime avec quelqu’un.” Fatima Daas

    Qu’avez-vous tiré de cette collaboration ?

    A. S : Je dirais, la rencontre, fondamentalement. Le fait d’avoir la chance de me lier à une personne que je connaissais pas avant, qui m’intéresse, que j’estime, et avec qui ça fait sens d’échanger. Je me sens nourrie par cette rencontre. Au-delà du point de vue strictement artistique, je me sens comprise et moins seule. Ça me donne envie de réitérer ce pas de côté, qui me montre que l’on peut créer autrement, sur des temporalités plus ou moins longues. 

    F. D : De mon côté, habituellement, lorsque j’écris, je collabore rarement de manière aussi intime avec quelqu’un. Ça m’a fait du bien de le faire avec Aloïse parce qu’on a pu dialoguer, sans homogénéiser pour autant nos discours. Elle parle de sa position à elle dans l’espace social, et moi de la mienne. C’est tout bête, mais ça m’a enlevé une charge mentale. C’est quelque chose à quoi je porte de l’estime dans cette collaboration : que l’on puisse se dire les choses, se faire confiance et avancer dans nos réflexions, dans nos discussions à mesure que Mes lèvres sur tes yeux voyait le jour.  

    On ne parle pas assez des façons de faire dialoguer les arts, de faire danser ces pratiques entre elles.” Aloïse Sauvage.

    Fatima Daas, votre roman La Petite Dernière a été remarqué par sa prose laconique et efficace. Employez-vous ce même procédé d’écriture dans votre lecture chantée ?

    F. D : Dans La Petite Dernière comme dans Mes lèvres sur tes yeux, j’aime écrire des phrases qu’on a envie de garder – presque comme des citations qui continuent de nous hanter lorsqu’on a refermé un livre. Je ressentais le besoin d’aborder la question de la maternité. Pour en parler, j’utilise une phrase qui revient de manière anaphorique dans La Petite Dernière : “Je suis Fatima Daas.” C’est quelque chose que je n’avais pas eu l’espace de déployer auparavant. Et c’est un peu comme ça que l’on s’est véritablement rencontrées, Aloïse et moi. Autour de l’expérience que nous partageons d’avoir été très rapidement propulsées dans un autre milieu, avec des médias et des opinions qui nous ont réduites à nos identités respectives.

    Quant à vous, Aloïse Sauvage, vous êtes à la croisée des arts : du chant au métier d’actrice, en passant par le cirque…

    A.S : Je suis très friande de ces alternatives au chemin tout tracé de ce que devrait être la pratique d’un art ou d’un médium. Par exemple : lorsque tu es chanteuse, tu fais des concerts et des tournées. Lorsque tu es auteure, tu écris un livre, tu le sors, tu en fais la promotion et tu en écris un autre. On ne parle pas assez des façons de faire dialoguer les arts, de faire danser ces pratiques entre elles. Mes lèvres sur tes yeux m’a permis de sortir de mon microcosme d’actrice ou de chanteuse. D’éroder les clivages entre tous ces différents univers dans lesquels j’évolue. 

    Aloïse Sauvage – Montagnes russes (2022).

    Une adaptation au cinéma de La Petite Dernière par Hafsia Herzi

    Fatima Daas, votre roman La Petite Dernière va être adapté au cinéma et le film est sélectionné, en compétition, au Festival de Cannes 2025. Avez-vous contribué à cette adaptation ?

    F. D : Je n’ai pas travaillé dessus : à la réalisation comme au scénario. J’ai plutôt beaucoup discuté avec Hafsia Herzi [actrice et réalisatrice, qui signe son troisième film avec l’adaptation cinématographique de La Petite Dernière, ndlr] parce qu’elle tenait à ce que je sois en accord avec ce qu’elle faisait et écrivait. Donc j’ai suivi la production du film en allant sur le tournage, en suivant les différentes versions du scénario. Mais je n’ai pas travaillé dessus en tant que tel. J’ai rencontré plusieurs producteurs – puis je suis tombée sur une productrice avec laquelle je me suis sentie en confiance. Je sentais qu’elle avait vraiment lu mon livre et qu’elle voyait en lui l’intérêt de le porter à l’écran. 

    Pour adapter La Petite Dernière au cinéma, j’avais besoin de quelqu’un de solide concernant les questions de grandir en quartier ou d’être une femme racisée.” Fatima Daas.

    Pourquoi Hafsia Herzi ? 

    F. D : J’aimais beaucoup ce que Hafsia faisait : il y avait une sorte de respect mutuel entre. Et elle avait lu et aimé le livre. Donc on s’est rencontrées, on en a discuté. J’avais besoin de quelqu’un de solide concernant des questions comme celles de grandir en quartier ou d’être une femme racisée. C’était vraiment important pour moi de rencontrer quelqu’un qui sache parler de ces expériences-là, de ce que cela signifie d’être un enfant d’immigré dans une ère post-coloniale. Et c’était la bonne personne : j’avais vu Une bonne mère et vu ses autres films. Donc j’étais rassurée à cet endroit ! 

    Peut-on s’attendre à ce que vous montiez les marches de la Croisette ?

    A.S : On espère bien ! En costard, sur le tapis rouge ! [Rires.]

    F. D : Oui, on peut s’y attendre ! [Rires.]

    Les prochains projets d’Aloïse Sauvage et Fatima Daas

    Quels sont vos prochains projets ?

    A.S : De mon côté, cela fait un an et demi que je passe mes journées en studio pour préparer la suite de mes projets musicaux. Je travaille de manière acharnée sur un disque – et j’espère pouvoir revenir en musique prochainement : quand ce sera prêt, quand ce sera le bon moment. Côté cinéma : vous pourrez bientôt me voir dans le film Miss Mermaid de Pauline Brunner et Marion Verlé dans lequel je joue le premier rôle. C’est le premier long-métrage du binôme de jeunes réalisatrices, qui devrait peut-être sortir pendant le deuxième semestre de 2025. Enfin, je serai également dans la saison 3 de la série Stalk, bientôt disponible sur France TV Slash.

    F. D : Mon second roman devrait sortir en août prochain aux éditions de l’Olivier. Une nouvelle aventure avec une nouvelle maison d’édition – et j’en suis très heureuse parce que je me sens super bien accompagnée.

    La lecture chantée Mes lèvres sur tes yeux a eu lieu à la Maison des Métallos, Paris 11e, du 17 au 19 avril 2025.