13 oct 2020

Le jour où une journaliste a traîné Orson Welles dans la boue

“Mank”, le dernier long-métrage en date de David Fincher – dont la sortie est prévue le 4 décembre sur Netflix – vient de dévoiler ses premières images. Ce projet en cours depuis plus de vingt ans raconte les heures sombres du scénariste Herman J. Mankiewicz et sa relation tumultueuse avec Orson Welles, lors de l’écriture du chef-d’œuvre “Citizen Kane” (1941). L’occasion de revenir sur le jour où la critique de cinéma Pauline Kael a publiquement discrédité Orson Welles.

Nous sommes en 1971, trente ans exactement après la sortie de “Citizen Kane”. Ce chef-d’œuvre d’Orson Welles est encore sur toutes les bouches – ces mêmes bouches qui érigent son auteur en génie tout-puissant et incontesté du 7e art, puisque auteur, scénariste, et acteur de l’un de films les plus influents de l’histoire du cinéma. En effet cette année-là, s’apprête à sortir le scénario original du film dans The Citizen Kane Book, un livre en projet depuis déjà trois ans et qui comprendra une introduction de la célèbre critique de cinéma Pauline Kael, alors permanente au magazine The New Yorker – où elle restera jusqu’en 1991. Déjà connue pour sa verve, ses opinions acerbes et son approche personnelle de la critique, Pauline Kael avait refusé une première fois l’offre de Bantam Books, la maison d’édition en charge du projet, avant de finalement accepter une avance de 375$ en 1968 et de commencer à se pencher sur cet essai qui devrait mettre en majesté l’œuvre déjà révérée d’Orson Welles. 

 

Mais Pauline Kael ne voit pas les choses de cet œil-là… Irritée par la théorie du director-as-auteur – plus concrètement, de “l’auteur tout-puissant” – émise par le critique de cinéma Andrew Harris, Pauline Kael voit dans cette commission pour The Citizen Kane Book une parfaite opportunité de défendre les scénaristes, victimes de leur profession depuis longtemps sous-estimée dans le système des studios d’Hollywood. Dans le cas de Citizen Kane, il s’agit de Herman J. Mankiewicz – crédité co-scénariste du film – dont Pauline Kael compte bien faire valoir la contribution ; une prise de position risquée qui ne sera peut-être pas au goût des éditeurs… Mais une clause de son contrat avec Bantam Books permet une publication annexe de son texte dans un magazine. C’est ainsi qu’en l’espace de deux semaines en février 1971 – soit après trois ans de travail et sept mois avant la sortie du livre prévue pour octobre –, sort cette fameuse introduction : un essai d’une taille dantesque de 50 000 mots, scindé entre deux numéros consécutifs du New Yorker. Voici Raising Kane, par Pauline Kael.

Orson Welles dans “Citizen Kane” (1941)

“Les dommages ont été immenses et permanents”, écrira le biographe Barton Whaley (Orson Welles: The Man Who Was Magic, 2005) à propos de Raising Kane. Car Pauline Kael, dans son article particulièrement corrosif, détrône de force Orson Welles au profit de Herman J. Mankiewicz qui serait selon elle la vraie force créatrice derrière l’œuvre, étouffée par la place que s’est accordée le réalisateur ; une opinion confirmée par le producteur et collaborateur d’Orson Welles, John Houseman, qui ira jusqu’à dire que le cinéaste “n’a jamais écrit un seul mot” du scénario. Si la presse populaire acceptera de bon cœur la diatribe polémique de Pauline Kael, se fondant sur sa légitimité dans le milieu du cinéma, Raising Kane échauffera de nombreux critiques et cinéastes qui tenteront de déprécier l’article en soulevant le manque de sources, à l’instar de Peter Bogdanovich (La Dernière Séance, 1971) et sa réponse belliqueuse de 1972, The Kane Mutiny – publiée dans le magazine Esquire –, qui l’accuse même d’avoir plagié le travail de l’universitaire Howard Suber. 

 

Pauline Kael ne répondra jamais à ces diffamations et “Raising Kane” – qui figure tout de même en introduction de The Citizen Kane Book – finira par être globalement discrédité. Toute cette histoire inspirera malgré tout un certain Jack Fincher – à l’époque rédacteur-en-chef du magazine Life à San Francisco –, qui écrira plusieurs années plus tard Mank, un scénario brûlant concentré sur la genèse de Citizen Kane, choisissant en personnage principal, non Orson Welles, mais bien son co-scénariste Herman J. Mankiewicz. Un projet cher à son fils David Fincher, qui après avoir réalisé The Game (1997), a l’ambition d’utiliser ce script et d’en faire un long-métrage en noir et blanc, avec Kevin Spacey dans le rôle de Herman J. Mankiewicz. Cette entreprise ne verra finalement pas le jour dans les années 1990, mais sera reprise bien plus tard : en 2019, David Fincher annonce enfin le tournage de Mank – cette fois-ci avec Gary Oldman dans le rôle-titre – dont la sortie est prévue le 4 décembre 2020 sur Netflix.