James Gray, un maître du film noir à la Cinémathèque
Dans “Ad Astra”, nouveau long-métrage de James Gray en salle le 18 septembre, Brad Pitt incarne Roy McBride, un astronaute à la recherche de son père disparu. En parallèle, le cinéaste américain est célébré à la Cinémathèque du 16 au 19 octobre dans le cadre d’une rétrospective à l’image de ses films, mélancolique. L’occasion pour Numéro de revenir sur l’interview culte du réalisateur.
Propos recueillis par Clélia Cohen.
et Olivier Joyard.
James Gray a 50 ans. En sept films, il a subi davantage de violence industrielle et symbolique dans l’exercice de son métier que certains de ses collègues sexagénaires n’en connaîtront jamais. Il aurait pu devenir un étrange spécimen : un jeune cinéaste mort d’épuisement, noyé dans les méandres horrifiques du système. Mais il se tient toujours debout. La sortie d’Ad Astra, sa première incursion dans la science-fiction en est un exemple supplémentaire. Sorti de l’école de cinéma la plus prisée du pays (USC), le garçon avait réalisé son premier film avant ses 25 ans : Little Odessa (1994) avec Tim Roth, Edward Furlong et Vanessa Redgrave. Une fresque intime, entre drame réaliste et “mafia movie”, nourrie par le souvenir de ses grands-parents, des immigrés russes. Ce film de regrets, d’une noirceur absolue, proclamait la haute toxicité de toutes les commu- nautés – couple, famille, quartier. Un Lion d’argent à Venise plus tard, on croyait Gray embarqué dans une carrière fulgurante de star indie, celle du jumeau contrarié de Quentin Tarantino. On avait tort. The Yards (2000), son deuxième film, allait marquer l’histoire, artistiquement mais surtout à cause de ses coulisses agitées. Non content d’avoir forcé le cinéaste à changer la fin du film, qu’il jugeait trop sombre, Harvey Weinstein, alors boss de Miramax, a massacré sa sortie. Plutôt que de confirmer un homme dans son statut d’étoile montante à Hollywood, The Yards fut donc une catastrophe humaine et financière. Transformé malgré lui en cinéaste maudit, James Gray venait à peine de dépasser la trentaine…
Reprenant une structure habituelle chez lui (famille + mafia+ trahison), La nuit nous appartient, son long métrage de 2007, s’imposait comme l’œuvre d’un grand styliste. Situé dans le New York de la fin des années 80, entre night-clubs, amours chiennes et coke en stock, le film, tendu et lyrique de bout en bout, raconte l’histoire d’un homme (l’incandescent Joaquin Phoenix) contraint de passer peu à peu de l’obscurité scintillante des nuits new-yorkaises aux ténèbres de la trahison, de la traque et du remords. Cette année, le réalisateur braque sa caméra vers les étoiles, à travers la difficulté (Per Espera, ad astra)… Dans Ad Astra, en salle le 18 septembre, Brad Pitt incarne Roy McBride, un astronaute à la recherche de son père disparu. Lors de son voyage, il sera confronté à des révélations mettant en cause la nature même de l’existence humaine, et notre place dans l’univers. En parallèle, le cinéaste américain est célébré à la Cinémathèque du 16 au 19 octobre prochain dans le cadre d’une rétrospective à l’image de ses films, mélancolique. L’occasion pour Numéro de revenir sur l’interview culte du réalisateur.
Numéro: Vous avez la réputation d’être un réalisateur cinéphile. Voyez-vous toujours beaucoup de films ?
James Gray: Quand je suis invité pour siéger dans un jury, comme au Festival de cannes en 2009 ou à celui de Rome en 2013, je ne suis jamais surpris de voir des films bizarres et étonnants. La diversité du cinéma mondial, je la connais. Entre 13 et 35 ans, j’ai englouti en moyenne un film par jour. Malheureusement, j’ai pris du retard depuis. De plus, quand on réalise un film, on n’a pas vraiment le temps d’en voir. Dans un jury, je retourne en arrière, vers ma vie d’avant, une vie passionnante, même si la mémoire des films ne reste pas toujours vivace. Un jour, un ami m’a parlé de Buñuel – dont je crois avoir vu tous les films – et notamment du Fantôme de la liberté. Je me suis rendu compte que je ne m’en souvenais pas si bien. Je l’ai visionné il y a déjà plus de vingt ans. Il faudrait que je revoie des films en même temps que j’en regarde de nouveaux. C’est effrayant, un peu comme quand on entre dans une librairie et que l’on prend conscience de tous les livres qu’on n’a pas encore lus.
“Je considère Charles Chaplin comme le plus grand réalisateur de l’histoire. Mais il est hors catégorie, parce qu’il n’avait pas à s’embarrasser des dialogues. À l’avènement du cinéma parlant, tout a changé.”
Quels sont vos trois réalisateurs préférés ?
Le cinéaste le plus important pour moi est, et de loin, Federico Fellini. Ensuite, j’adore Bresson, Dreyer, Kurosawa, Kubrick, Kazan, Coppola, Rossellini, De Sica… Les premiers Godard, comme Le Mépris, Vivre sa vie, Week-End, Tout va bien. John Ford, Ozu, Mizoguchi… Désolé, il y en a plus de trois.
Celui auquel vous revenez toujours est donc Fellini.
Quand je prépare un film, je revois systématiquement Amarcord, La Strada ou Les Nuits de Cabiria. Il m’arrive également de me plonger dans Visconti : Rocco et ses frères, Le Guépard. En y réfléchissant, je suis aussi très impressionné par Les Bonnes Femmes de Claude Chabrol, son plus beau film à mes yeux. Le Conformiste de Bertolucci est aussi très important pour moi. Et je me rends compte que je n’ai pas encore cité Hitchcock ! J’aime l’ensemble de sa filmographie, mais Sueurs froides et Les Enchaînés sont à part. D’Orson Welles, j’admire La Splendeur des Amberson et Falstaff. Après, il y a le nouvel Hollywood, notamment le Polanski des années 70, celui de Chinatown. Évidemment, Raging Bull est un monument. Souvent, les gens me parlent de la nouvelle Vague et je ne peux que dire mon admiration pour cette période. Truffaut, Les Quatre Cents Coups, La Nuit américaine, La Peau douce, sauf les deux dernières minutes du film… Comme vous pouvez le constater, mon panthéon est extrêmement rempli. Et je ne vous parle que du cinéma parlant, alors que je considère Charles Chaplin comme le plus grand réalisateur de l’histoire. Mais il est hors catégorie, parce qu’il n’avait pas à s’embarrasser des dialogues. À l’avènement du cinéma parlant, tout a changé.
“Actuellement, le cinéma américain se divise en deux catégories : il y a le cinéma d’auteur à petit budget, presque un ghetto, et puis les blockbusters faits par les studios. Ce qui me manque aujourd’hui, c’est le cinéma du ‘milieu’.”
Sans les dialogues, beaucoup de réalisateurs actuels ne sauraient pas quoi faire pour faire avancer l’histoire…
C’est vrai. Mais il ne faut pas croire non plus que le cinéma muet se contentait de la narration visuelle. Au contraire, on pouvait mettre n’importe quel dialogue – avec un intertitre – dans la bouche des personnages et maximiser la “manipulation”. Ensuite, à l’époque du cinéma hollywoodien classique, les réalisateurs disposaient d’autres moyens pour rattraper leurs erreurs. Ils pouvaient retourner des scènes sans que cela coûte cher, car tous les acteurs et les techniciens étaient sous contrat. C’est une des raisons pour lesquelles les films anciens sont plus cohérents que ceux d’aujourd’hui.
“J’ai perdu tout espoir de film parfait dès mon premier long-métrage. Juste après l’avoir terminé, je me suis rendu compte à quel point Little Odessa était inégal, voire raté par endroits. J’ai commencé à voir le cinéma différemment.”
Vos films montrent souvent des héros tristes qui ont des problèmes avec leur famille, réelle ou adoptive. Ils doivent faire le choix de l’une contre l’autre. D’où vient votre fascination pour ce schéma dramaturgique ?
Enfant, j’ai eu la chance incroyable de ne pas être bon à l’école. Me trouvant lent, les professeurs ont demandé à mes parents de me faire passer des tests en vue de me placer dans une institution spécialisée. Mais j’ai obtenu d’excellents résultats, et on m’a alors mis dans une école pour enfants doués, où j’ai étudié Virgile, Homère, Eschyle et Sophocle… Cette éducation classique m’a permis de découvrir la tragédie grecque et sa fascination pour les relations familiales, que l’on retrouve dans la Bible. Mon goût a donc été formé très tôt par cette croyance que la vie de famille est une source inépuisable de dramaturgie, si élémentaire qu’elle ne se démodera jamais. La première personne que vous rencontrez dans votre vie est votre mère, et l’histoire d’Œdipe est depuis toujours le premier drame que vivent les hommes et les femmes. Les Grecs savaient déjà tout ça il y a des milliers d’années et personne n’a fait mieux depuis. Shakespeare, qui est aussi une figure très importante pour moi, leur doit tout. Actuellement, le cinéma américain se divise en deux catégories : il y a le cinéma d’auteur à petit budget, presque un ghetto, et puis les blockbusters faits par les studios. Ce qui me manque aujourd’hui, c’est le cinéma du “milieu”. François Truffaut disait que le cinéma, c’est une part de vérité et une part de spectacle : les blockbusters ont le spectacle mais manquent de vérité, et le cinéma indépendant a parfois de la vérité mais pas de sens de l’épopée. C’est ce que les types de l’époque savaient faire à merveille, les Coppola, Altman, Friedkin, Polanski, Scorsese, Kubrick… Sans jamais perdre de vue une certaine sentimentalité nécessaire. Alors oui, mes films sont une sorte d’hommage à ce cinéma, car c’est celui qui me transporte… Je me situe dans un “milieu” qui n’existe plus.
Avez-vous parfois l’impression d’être né trente ans trop tard ?
Je ne me dis jamais cela. De plus, j’ai un sens inné de la contradiction : peut-être qu’à l’époque, j’aurais tout fait pour être différent ! J’aime être l’une des seules personnes de ma génération à faire certaines choses. J’ai souvent été mal considéré à cause de cela. Mais regardez Martin Scorsese. Aujourd’hui, on le couvre d’honneurs, alors que Raging Bull avait été tourné en ridicule, ne l’oublions pas. Une carrière de cinéaste est un marathon, pas un sprint. Il faut laisser le temps aux gens de vous rattraper.
Faites-vous un cinéma autobiographique ?
Mes films sont personnels, mais pas autobiographiques. ce sont deux choses différentes. Avec The Immigrant, j’espèrais bien dépasser ma petite histoire privée. La question des immigrés est centrale aux États-unis puisque la nation s’est construite avec eux. Nous partageons tous la même solitude collective. Chez nous, la mélancolie se transmet en héritage.
N’aviez-vous pas eu trop de mal à monter le film ?
Dès qu’un sujet est un peu sérieux dans le cinéma américain, tout se complique. Dans le contexte actuel, c’est toujours difficile de faire un cinéma qui a du sens, d’autant que mes films reçoivent un accueil souvent contrasté. Énormément de gens les adorent, mais d’autres les détestent, et pour couronner le tout, ils ne sont pas vraiment des succès au box-office. Pour cette raison, je me bats à chaque fois. À Hollywood, j’ai beaucoup d’amis réalisateurs, mais en ce qui concerne les gens de l’industrie, c’est différent. Comment discuter quand nos priorités sont à ce point différentes ? Souvent, ceux qui veulent faire du cinéma d’auteur se tournent vers l’europe et la France. Ce n’est pas un hasard, moi-même, je le fais. Mais d’une manière générale, j’évite de penser à l’aspect commercial de mes films, pour ne pas déprimer. J’essaie juste de comprimer les coûts au minimum. Selon l’échelle américaine, The Immigrant avait coûté très peu d’argent – douze millions huit cent mille dollars. Je me concentre autant que possible sur la création. C’est difficile. Je connais plus d’un réalisateur qui se décourage et renonce à se battre.
Quand avez-vous compris que le film parfait n’existe pas ?
J’ai perdu tout espoir dès mon premier long-métrage. Juste après l’avoir terminé, je me suis rendu compte à quel point Little Odessa [1995] était inégal, voire raté par endroits. J’ai commencé à voir le cinéma différemment. Certains projets réalisés par d’autres cinéastes étaient eux aussi remplis d’erreurs, mais ils avaient une direction qui happait le spectateur et lui permettait d’oublier ou de pardonner les erreurs. Admettre cet aspect des choses a été libérateur. Cela ne signifie pas que j’ai lâché l’affaire, au contraire. J’essaie toujours de réaliser le meilleur film possible et je me demande constamment si j’ai réussi à raconter une histoire vraiment claire et personnelle. Si c’est le cas, j’arrive à dormir.
[Archives Numéro]
Ad Astra de James Gray, en salle le 18 septembre.
Rétrospective James Gray à la Cinémathèque du 16 au 19 octobre.