Interview : Laurent Lafitte nous dévoile les secrets de Tapie, la série Netflix événement
C’est sans doute l’un des plus grands acteurs français de sa génération. Aussi à l’aise à la Comédie-Française – où il jouera cet hiver Cyrano – que dans des comédies populaires (Les Petits Mouchoirs, Loin du périph) et des projets d’auteur troublants (l’immense Elle de Verhoeven, L’Origine du monde, qu’il a réalisé), Laurent Lafitte, 50 ans, s’attaque à un challenge de taille. Il redonne vie à l’homme d’affaires bigger than life, romanesque, flamboyant et controversé Bernard Tapie, dans une série Netflix maline et enlevée, disponible dès ce mercredi 13 septembre. À cette occasion, il nous dévoile les secrets de sa bluffante transformation.
propos recueillis par Violaine Schütz.
Il n’y a pas un, mais mille Bernard Tapie. Décédé en 2021, le Parisien d’origine modeste a tour à tour été chanteur, homme d’affaires, ministre, acteur, ou encore dirigeant de l’OM. Symbole – controversé, en raison de ses nombreuses magouilles – de la réussite sociale à la gouaille, à l’ambition et au flair ébouriffants, il a aussi fait eu affaire à la justice et fait de la prison.
Pour lui rendre hommage et célébrer toutes ses facettes, c’est le prodigieux Laurent Lafitte, qui s’échappe de la Comédie-Française et des comédies à succès pour se glisser dans ses costumes kitsch des années 70 et 80 de la personnalité sulfureuse. Dans une série haute en couleur, intitulée Tapie (décriée par la famille du business man) et diffusée dès le 13 septembre sur Netflix, le comédien donne la réplique à Joséphine Japy, Fabrice Luchini et Camille Chamoux. Et offre, aux jeunes générations qui connaissent mal le flamboyant et romanesque personnage, un tableau vivant riche en nuances et en futures scènes cultes.
Interview de Laurent Lafitte, qui incarne un Bernard Tapie bluffant dans une série Netflix
Numéro : Avant que le projet de série sur Bernard Tapie ne se concrétise, le réalisateur du show, Tristan Séguéla, s’était amusé de votre ressemblance avec l’homme d’affaires, sur le tournage d’un film…
Laurent Lafitte : Oui, c’est exact, ça a été une blague qu’on a eue avec Tristan (Séguéla, fils du publicitaire Jacques Séguéla, qui était ami avec Bernard Tapie) sur son premier film, 16 ans ou presque (sorti en 2013), parce qu’à un moment donné, je portais le perruque, sur le tournage et il m’a dit : « On dirait Tapie« . Je lui ai répondu : « D’ailleurs, ce serait un personnage de fiction génial. » Et il me dit : « Mais je suis d’accord, ça fait un moment que j’y pense. » Cette blague a été l’occasion de se dire que ça pourrait être un projet intéressant. Par contre je n’aime pas trop qu’on dise que la ressemblance serait la raison première du projet. D’abord, parce que la ressemblance physique entre Tapie et moi n’est pas énorme. Et puis, c’est un peu faible pour démarrer un biopic. Surtout que c’était il y a très longtemps. Tant qu’on y est, on va faire le biopic de Michael Douglas avec Dave, alors (rires).
Comment avez-vous cultivé votre ressemblance avec Bernard Tapie ? Avez-vous pris du poids ?
C’est quelqu’un qui s’est pas mal empâté avec l’âge. On sent qu’il faisait attention à lui, à sa couleur de cheveux, à son image. Je n’en suis pas sûr, mais je pense qu’il a même peut-être fait un petit peu de chirurgie esthétique à un moment donné. J’ai commencé à prendre du poids à la fin du tournage de la première partie de la série, puis il y a eu un break d’un mois et là, j’ai beaucoup, beaucoup, boulotté. Mais j’ai aussi perdu pas mal, à un moment, pour les épisodes de jeunesse où Tapie a 25 ans et est assez élancé, comme pas mal de garçons de cet âge. Donc, ça a été le yoyo. Et j’avoue que j’arrive à un âge où ça prend plus de temps de perdre des kilos.
« Bernard Tapie était un homme plein de contradictions. Et des contradictions assez franco-françaises. » Laurent Lafitte
Pour certains, Tapie était un héros, un fils de chauffagiste avec de la gouaille qui s’est hissé jusqu’à l’Élysée. Pour d’autres, c’était un escroc. Dans la série, vous incarnez un personnage plus nuancé, entre la légende et l’arnaqueur…
C’était exactement ça, ma ligne. C’était un homme plein de contradictions. Et des contradictions assez franco-françaises. Il en dit beaucoup sur le rapport qu’on a au succès, à l’argent et sur le fait qu’on soit un pays de jacobins.
Comment avez-vous fait pour ne pas tomber dans la caricature, à la manière du Nanard des Guignols de l’info sur Canal+ ?
Au départ, pour moi, Bernard Tapie, c’était une figure, un personnage, une personnalité. C’est ça qui m’intéressait. J’avais une vision globale du bonhomme. Et c’était quelqu’un qui avait une personnalité suffisamment singulière pour pouvoir provoquer une caricature comme celle de sa marionnette des Guignols. Il y a toujours une base de vérité dans toutes les caricatures. Donc cette gouaille, ce côté « Je mets les pieds dans le plat » et « éléphant dans un magasin de porcelaine« , ça m’intéressait. Après, en creusant et en découvrant un peu plus sa vie, ce que j’ai trouvé incroyable, c’est sa résilience, sa volonté, son pouvoir d’exécution, et de séduction. Après, au service de quoi il a mis tout ça ? On peut en parler. Je pense que c’est là où sa personnalité devient un peu plus complexe et c’est à ces endroits-là, qu’on décide d’adhérer ou pas à sa personnalité. Mais en tout cas, ça a été une force de la nature jusqu’à la fin. La manière dont il a parlé de sa maladie était bouleversante. On a l’impression qu’il y a son personnage et qu’il a une conscience de son personnage. Et qu’il se met un peu tout le temps en scène. Mais avec sincérité. Je pense que c’était quelqu’un de sincère.
C’était un acteur, finalement…
Oui, il y a quelque chose de ça. En tout cas, c’est certainement un artiste raté, ça, c’est sûr. Oui, un chanteur raté. Il avait commencé dans la chanson. Je pense qu’il aurait préféré avoir autant de succès, mais dans la chanson ou dans le cinéma plutôt que dans les affaires. Je suis sûr même si, peut-être, sa famille dirait le contraire.
« J’aime bien quand les choses ne sont pas claires et quand elles nous rappellent que le monstrueux est en chacun de nous. » Laurent Lafitte
Il y a des choses difficiles à défendre dans la carrière de Tapie, par exemple le fait qu’il ait arrangé le match qu’VA-OM en 1993…
Oui, VA-OM, le match a été truqué. Ça a été tranché. Après, on peut nuancer : quel match c’était ? Qu’est-ce qu’il représentait ? Il n’a pas truqué la finale de Coupe d’Europe. A priori, l’équipe de l’US-Valenciennes allait perdre. Il y a plein de nuances. Après, on rentre dans la morale, la philosophie, et la philosophie de vie, la manière d’appréhender le monde. Est-ce qu’on est du côté Bernard Tapie, qui voulait économiser les jambes de ses joueurs, pour qu’ils soient en forme pour la finale de Coupe d’Europe et qui file du cash à des joueurs, ou du côté du joueur qui dit « Non, moi, je ne veux pas être corrompu. Ce n’est pas mon idée du sport et je vais dénoncer cette magouille, même si ça me met au placard. » C’est des choix d’existence que l’on fait à un moment donné. Et ça, on peut le contester, on peut se situer d’un côté ou de l’autre, mais ce sont toutes les contradictions de Tapie.
Vous avez l’air de quelqu’un d’éminemment sympathique. Pourtant vous excellez dans la peau de personnages antipathiques, comme les héros d’Elle (2016) de Paul Verhoeven et de Paul Sanchez est revenu ! (2018). Les rôles sombres sont-ils plus intéressants à jouer ?
Oui, j’aime bien quand les choses ne sont pas claires et quand elles nous rappellent que le monstrueux est en chacun de nous. J’ai l’impression que plus on est en contact avec son monstre, plus on le domine. Donc ça m’a intéressé d’explorer ça. Mais c’est vrai que j’essaie toujours de défendre mes personnages, même celui du film Elle. J’essaie de prendre l’axe de quelqu’un qui a des pulsions atroces et qui en est aussi, d’une certaine façon, victime. Mais ça, c’est un parti pris purement artistique que je suis obligé de prendre parce que j’interprète le bonhomme. Et l’interpréter, c’est surtout pas le juger. Après moi, en tant que citoyen, qu’individu, je peux avoir un avis différent sur le personnage. Mais dans l’interprétation, je suis obligé de trouver un axe d’empathie.
Avec votre allure chic, vous êtes abonné aux personnages « de bonne famille ». Or Bernard Tapie est le fils d’un ouvrier-chauffagiste. Qu’est-ce qui est le plus facile à jouer, pour vous ?
C’est vrai que j’ai incarné Louis XVI dans le drame historique Un peuple et son roi (2018) de Pierre Schoeller. Mais j’ai ça en moi, la gouaille de Tapie de titi parisien, donc ça peut revenir assez vite. J’ai en même temps vécu dans un milieu bourgeois, mais je n’ai pas été élevé de manière bourgeoise et mes parents faisaient attention à tout. On n’était pas hyper à l’aise financièrement, mais comme ils voulaient me donner le meilleur et que pour eux, dans cette vision un peu « années 50 » de la France, le meilleur, c’était le beau quartier et l’école privée, j’ai vécu là- dedans. Mais en même temps, comme si ce n’était pas complètement mon milieu naturel, et toujours avec un regard sur ce milieu-là de celui qui n’en fait pas tout à fait partie. Cette distance vient beaucoup de mes parents, notamment de mon père. Donc, cette espèce d’ambivalence et parfois d’ambiguïté, est ancrée en moi et je trouve ça logique que je puisse naviguer de Louis XVI à Tapie. Mais Tapie, c’est intéressant parce qu’il me rappelle beaucoup le personnage de Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière, qui est un bourgeois mais qui aimerait être un noble.
« La politique constitue sans doute ce qui ressemble le plus à l’aristocratie contemporaine. » Laurent Lafitte
On voit d’ailleurs qu’il n’a pas les codes « bourgeois » du milieu des affaires, dans une scène du début de la série, au restaurant…
Tout à fait. Il n’a pas les codes des gens qui naviguent dans les milieux qu’il fréquente et dans lesquels il essaie de réussir, et on s’amuse à imaginer, dans la série, que c’est Dominique (jouée par Joséphine Japy), sa femme, qui va les lui apprendre. Et il se heurte de plein fouet à ce décalage de classes sociales lorsqu’il se frotte à la politique, comme député et comme ministre de la Ville, en 1992, dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy. Car la politique constitue sans doute ce qui ressemble le plus à l’aristocratie contemporaine : ce n’était pas fait pour lui.
Aux Césars 2019, vous êtes apparu comme métamorphosé par des opérations de chirurgie esthétique. Quel était le message derrière ce happening ? Une critique envers le recours à la chirurgie esthétique, très poussé, des actrices ?
Il n’y pas que les actrices, les acteurs aussi y ont recours, surtout aux États-Unis, même si on en parle moins. Ça me faisait simplement marrer. Ce qui me fait rire c’est quand les gens n’ont plus de regard sur eux-mêmes et qu’ils se retrouvent embarqués dans une espèce de course à je ne sais pas quoi. Il n’y avait pas de jugement ou de critique sous-jacente de ma part. Il y a des choses en chirurgie esthétique que je trouve géniales et franchement, si on y a accès, c’est dommage de pas le faire.
Avez-vous eu recours à la chirurgie esthétique ?
Non, pas encore. Par contre, si plus tard, à un moment donné, je me dis : « Tiens, ça commence à se barrer un peu avec le temps« , alors peut-être que je ferai des choses. Mais je ne vous le dirai pas (rires).
La série Tapie (2023) de Tristan Séguéla et Olivier Demangel, avec Laurent Lafitte, Joséphine Japy, Camille Chamoux et Fabrice Luchini, disponible sur Netflix le 13 septembre prochain. Le Molière imaginaire (2024) d’Olivier Py, au cinéma le 14 février 2024. Laurent Lafitte jouera dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, mise en scène par Emmanuel Daumas, à la Comédie-Française, à Paris, du 8 décembre 2023 au 8 avril 2024.