En direct de Cannes : Verhoeven dynamite les règles du bon goût avec Benedetta
Tourné en 2019, prêt dès le printemps 2020, Benedetta aura attendu son heure pour faire rougir les festivaliers. On retrouve Virginie Efira, géniale en nonne du 17e siècle dans un récit adapté du livre de Judith C. Brown, Sainte Benedetta, entre sainte et lesbienne. Une histoire de foi et de désir, de ce qui brûle et circule entre les deux, mais aussi de l’application mise par les pouvoirs en tous genres à saper les excès suspects de la chair.
Par Olivier Joyard.
“L’art doit être sale et libre”. La phrase sort spontanément de la bouche d’un auteur de BD lors d’un débat radio animé avec une militante féministe dans Julie (en 12 chapitres), le film de Joachim Trier présenté vendredi en compétition. L’une des lois les plus excitantes du Festival de Cannes étant de faire circuler des motifs secrets entre les œuvres qui ne se sont rien demandées, ces mots nous ont immédiatement fait penser au nouveau long-métrage de Paul Verhoeven, qui restera plus longtemps dans les mémoires que celui du norvégien – même si Julie (en 12 chapitres) ne manque pas de charme – par son implacable désir d’envoyer en l’air les règles de bon goût, en particulier ce qu’on est en droit d’attendre d’un grand film.
Tourné en 2019, prêt dès le printemps 2020, Benedetta aura attendu son heure pour faire rougir les festivaliers un peu moins nombreux que d’habitude mais animés d’une ferveur quasi religieuse sous le cagnard. A moins qu’ils et elles ne soient bousculés psychiquement par l’étrangeté de ce Cannes le moins Champagne friendly de l’histoire : plus que jamais, les fêtes, ce sont les films. Et que voit-on dans celui-là ? Virginie Efira, géniale en nonne du 17e siècle dans un récit adapté du livre de Judith C. Brown, Sainte Benedetta, entre sainte et lesbienne. Une histoire de foi et de désir, de ce qui brûle et circule entre les deux, mais aussi de l’application mise par les pouvoirs en tous genres à saper les excès suspects de la chair. Nous sommes sous l’inquisition, dans une ville de Toscane où Benedetta Carlini, pieuse parmi les pieuses, se découvre aussi lesbienne. Celle qui devait être faite sainte grâce à sa rencontre exceptionnelle avec Jésus dont elle se disait “l’épouse”, a finalement été condamnée par l’Eglise après un procès unique dans l’histoire de la chrétienté.
Comme toujours dans son cinéma marqué par les figures féminines d’une liberté radicale mais souvent coincées dans un système masculin veule et violent (de Basic Instinct à Showgirls en passant par l’incroyable Black Book et Elle, son film précédent avec Isabelle Huppert), Verhoeven ne supporte pas l’idée d’une héroïne lisible, victime parfaite ou puissante sans détours : il construit une femme guidée par son désir, quoi qu’il lui coûte, incapable d’en connaître exactement les limites. Le spectacle est saisissant. Benedetta lèche le sein d’une statue de la vierge qui lui tombe dessus à peine sortie de l’enfance, couche longtemps et fréquemment avec l’un de ses congénères du couvent, Bartoloméa, utilise un sextoy fabriqué à partir d’une statuette de la vierge, séquence so shocking et presque drôle dans son excès. Prier et jouir, tel est son quotidien. Dans n’importe quel ordre.
L’intense Benedetta sait très bien ce qu’elle fait et se montre même capable de manipulation sans vergogne pour prendre du galon dans son couvent. Mais elle teste toujours le moment où elle va se retrouver dépassée. Son gout du risque la définit profondément. C’est à peu près le cas du fringant octogénaire Verhoeven, qui a largement passé l’âge de s’excuser et façonne un cinéma totalement hors des modes, d’un baroque qui touche aussi à une forme de suprême ironie sur la vie. Si le film résonne avec des sujets ultra contemporains, comme la force et l’oppression du corps des femmes, mais également l’art plus ou moins efficace du confinement par temps d’épidémie – la peste menace l’Italie -, c’est quasiment sans avoir l’air d’y toucher.
Le cinéma de Verhoeven est précieux non pas par sa pertinence ou les leçons de morale qu’il pourrait donner, mais par sa capacité à embarquer l’assistance dans un monde aux limites toujours floues. Il est devenu rarissime qu’un cinéma sans discours mais engagé dans la chair des images se fasse une place au soleil. Malgré ses imperfections, Benedetta mérite amour et dévotion. On ne se sent jamais aussi à nu que devant le cinéma de ce hollandais féroce. Dans la dernière partie de sa vie, Paul Verhoeven fait partie désormais du gotha des auteurs mondiaux, après avoir été considéré comme un sorte de paria allumé et pervers – on se souvent de la grande incompréhension qui entoura les géniaux Starship Troopers et Showgirls. C’est à la fois juste, touchant et improbable. Il ne reste plus qu’à le récompenser à la hauteur de son talent.
Benedetta de Paul Verhoeven, en salle.