En direct de Cannes 2022 : le Russe Kirill Serebrennikov ouvre la compétition avec un film à la lisière de la folie
Après trois ans assigné à résidence dans la ville de Moscou par la justice russe, le réalisateur Kirill Serebrennikov revient physiquement sur le tapis rouge de la 75e édition du Festival de Cannes pour présenter en compétition son dernier long-métrage, La Femme de Tchaïkovski. Sa nouvelle réalisation évoque l’histoire d’amour à sens unique de la femme du compositeur russe Tchaïkovsky, menant à la folie.
Par Olivier Joyard.
Pour la première édition tenue au mois de mai depuis 2019, le Festival de Cannes 2022 s’affiche comme celui du retour à la normale : salles pleines, festivaliers harassés, masques enlevés, films dès 8h30 et jusque tard dans la nuit. Mais le réel, lui, est têtu. Dès la cérémonie d’ouverture, la présence en vidéo de Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, depuis Kyiv, a rappelé au peuple du cinéma que personne n’était vraiment là pour rigoler. Ou alors, pour rire politiquement, en cohérence avec l’appel du dirigeant en guerre qui s’est fendu d’une référence majeure : « Il nous faut de nouveaux Chaplin, pour montrer que le cinéma n’est pas muet ».
En ouverture de la compétition, La Femme de Tchaïkovsky a rempli quasiment toutes les cases, poilade mise à part. Réalisé par Kirill Serebrennikov, cinéaste russe en conflit avec le Kremlin désormais installé à Berlin – celui-ci n’avait pu se déplacer jusqu’à la Croisette pour montrer ses précédents opus –, le film de 2h24 donne des nouvelles d’un pays dont le délégué général cannois Thierry Frémaux avait annoncé dès le début du mois de mars qu’aucune délégation officielle ne serait la bienvenue. Il tient aussi la promesse de montrer la cruauté du monde, mais du point de vue de l’intime. Nous sommes à Moscou, à la fin du 19e siècle, alors que le compositeur adulé du tsarisme encore triomphant s’appelle Tchaïkovsky. Féru de musique – il a réalisé Leto, sur un groupe de rock, mis en scène des opéras -, Serebrennikov ne donne pas pour autant dans le biopic, même décalé.
Comme le titre l’indique, nous sommes plutôt dans le corps et dans la tête de son épouse, Antonina Milioukova, au gré d’une histoire d’amour à sens unique, menant à la folie. La jeune femme a en effet épousé le compositeur alors qu’il était homosexuel et n’a jamais pu construire une relation même affectueuse avec ce génie, que le cinéaste filme comme un homme peu engagé, fuyant, incapable de sincérité. Alors que Leto, malgré sa puissance esthétique, esquissait des personnages féminins réduits à leur condition d’admiratrices, La Femme de Tchaïkovski va beaucoup plus loin. Face au musicien, cette femme existe et occupe le film, s’imagine à peu près toutes les possibilités de l’amour sans jamais qu’elles n’aient la moindre réalité. Serebrennikov la filme « en flagrant délit de légender », comme l’écrivait le philosophe Gilles Deleuze, d’une manière toujours plus radicale à mesure que le récit avance.
Plus intéressant que son précédent long-métrage La Fièvre de Petrov, qui pesait parfois des tonnes dans son élégie démonstrative de la fameuse « âme russe », La Femme de Tchaïkovsky se démarque par son atmosphère éthérée, ses visions à la lisière permanente de la rêverie qui ne l’empêchent pas de garder le curseur de la mise en scène à la fois haut et précis. La folie de son personnage principal ne vaut pas moins que le génie dégueulasse du compositeur. Elle vaut même davantage aux yeux du cinéaste, qui la regarde avec un mélange de froide lucidité et d’admiration pour son obstination.
Dans sa deuxième moitié, le film invente des lignes de fuite, des scènes stupéfiantes comme celle où l‘héroïne doit choisir entre plusieurs hommes nus et sculpturaux qui lui sont « offerts » pour lui faire oublier que son mari ne veut surtout pas la toucher. Antonina s’approche de ces apollons et les respire, les caresse et les malaxe parfois. C’est comme si en les désirant, elle empruntait le chemin du désir de son mari, tout en découvrant le sien. Elle ne s’en sortira pas vraiment, fixée dans sa passion sans sujet, mais le film nous aura fait entrer dans son regard. Une façon d’ouvrir l’appétit dans un festival dont la fonction, en plus de faire monter les marches à des êtres humains sur-habillés, reste d’aider à mieux voir.
La Femme de Tchaïkovsky de Kirill Serebrennikov, en compétition au Festival de Cannes 2022.