De Babylon à The Fabelmans, le cinéma est-il nostalgique de son histoire ?
Le 7e art est le sujet principal de deux films qui font l’actualité. The Fabelmans, autobiographie déguisée de Steven Spielberg, livre un récit subtil de l’éclosion du cinéaste. Tandis que Babylon, de Damien Chazelle, nous entraîne dans le monde impitoyable de Hollywood.
Par Olivier Joyard.
L’après-confinement n’a pas franchement profité aux cinémas français : un quart du public a déserté les salles en 2022 par rapport aux chiffres de 2017 à 2019, tendance inquiétante, mais potentiellement réversible, comme l’a montré le succès gigantesque d’Avatar et de quelques films d’auteur comme L’Innocent de Louis Garrel. Aux États-Unis, la situation se révèle encore plus compliquée. En dehors des blockbusters et des franchises, point de salut ou presque. Les salles ne sont plus des lieux que l’on fréquente au quotidien, mais plutôt de façon exceptionnelle et événementielle. Comment les créateurs répondent-ils à ce chaos ? En réfléchissant sur le temps long, en continuant à faire des films tels qu’ils les rêvent et les chérissent, avec un sens de l’urgence assez inédit.
Hasard du calendrier, deux films arrivent sur les écrans, qui sont aussi des réflexions sur leur art. Le premier, The Fabelmans, est l’œuvre d’un septuagénaire présent depuis les années 70, Steven Spielberg, qui signe ici un chef-d’œuvre dont on se souvient longtemps après la projection. Le second, Babylon, est dû à Damien Chazelle, cinéaste de 37 ans (auteur de La La Land) qui a décidé de revenir sur un moment crucial à Hollywood, le passage du muet au parlant vers la fin des années 20. Le cinéma, désormais en danger, a décidé de se regarder en face et de mettre en lumière sa propre histoire, peut-être pour conjurer la crise, qui semble chronique depuis la fin de l’âge d’or et la montée en puissance de la télévision dans les années 50.
“Babylon” de Damien Chazelle : une fresque maniériste et ronflante
The Fabelmans et Babylon exposent la différence entre Spielberg et Chazelle – pas seulement générationnelle, mais aussi artistique et intime – dans leur rapport à la matière des images. Dans Babylon, le plus jeune des deux cinéastes scrute un passé lointain et s’intéresse à des plateaux installés dans des espaces côtoyant le désert, non loin de Los Angeles. Il s’y tournait à la chaîne et en simultané plusieurs films, réalisés dans des conditions proches de l’artisanat, dans un bordel assez féroce d’où émergeait parfois de l’art, sans que cela soit vraiment le sujet. Les plans s’enchaînent donc dans la poussière et le bruit quand une jeune actrice (Margot Robbie) se révèle. Le film montre à quel point l’arrivée du son a changé la donne, comme pour cette femme – inspirée par Clara Bow – dont la voix ne convient pas et qui se noie brutalement dans la fête. Sorte de version sombre de Chantons sous la pluie, Babylon enregistre sa déchéance, montrant la cruauté intrinsèque de l’industrie du cinéma et même son injustice, qui n’a pas disparu aujourd’hui.
Longue de plus de trois heures, la fresque s’égare souvent dans un maniérisme qui coupe l’émotion, mais ses meilleurs moments arrivent quand la caméra tourne face à nous. En plus des passages dans le désert, quelques scènes à l’intérieur des studios font mouche, quand une équipe entière découvre l’art sonore. Pour le reste, Chazelle s’attarde un peu trop sur les à-côtés blafards de l’usine à rêves – largement inspirés du livre de Kenneth Anger, Hollywood Babylone – et donne cette impression étrange de ne pas réussir à rendre personnelle sa vision du cinéma. Dans La La Land, qui rejouait les comédies musicales classiques, son point de vue mélancolique l’emportait et donnait une profondeur au film. Ici, rien ne s’accroche vraiment à la surface des choses et Babylon ressemble finalement à un embaumement très coûteux, parfois fascinant, mais globalement perdu dans sa propre ambition.
“The Fabelmans” de Steven Spielberg : l’autobiographie d’un cinéaste
À l’inverse, Steven Spielberg suit une ligne claire dans son extraordinaire The Fabelmans, foisonnante autobiographie à peine déguisée. Il y raconte la vie d’une famille à travers le regard du fils, que l’on voit passer de l’enfance à l’âge adulte une caméra à la main. Jamais Spielberg n’a été aussi frontal dans sa manière d’évoquer son histoire personnelle et celle de ses parents. On voit ici évoluer le jeune Sammy Fabelman depuis son premier choc esthétique au cinéma, jusqu’au moment où il trouvera une échappée à Hollywood, manière de conjurer la souffrance. Éveil des sens, antisémitisme, rapport à la mère, naissance du regard : tout, ici, respire l’intimité, avec une tendresse rare et une précision dans les effets qui confirme la place unique de Steven Spielberg, bien loin du faiseur plein de bons sentiments auquel on a parfois voulu le réduire. À 76 ans, il n’accomplit rien de moins que sa profession de foi de cinéaste, avec un film qui éclaire, à rebours, l’ensemble de son œuvre, de Rencontres du troisième type à E.T. et Arrête- moi si tu peux, en passant par le très beau et souvent incompris A.I. Intelligence artificielle. Sauf que, cette fois, l’auteur des Dents de la mer n’a pas besoin de maquiller son point de vue avec un genre spécifique ou des effets spéciaux.
The Fabelmans est avant tout une chronique familiale, filmée avec l’énergie de celui qui croit dur à l’idée toute simple que le cinéma donne et redonne la vie. Mais là où Spielberg se surpasse – et surpasse tous ses contemporains – c’est dans la révélation de ce que cette croyance implique : capter la douleur, la prendre en compte et ne jamais regarder ailleurs. Le cinéaste est celui qui détient un secret, nous explique-t-il, un secret caché dans un coin de l’image, pour qui sait la regarder. Avec lui, le cinéma reste éternel, vivifiant, relié au cœur et à l’œil dans une palpitation magnifique. À la fois tristement et symboliquement, ce film incroyable n’a pas trouvé son public aux États-Unis, signe que les attentes de celles et ceux qui vont au cinéma ont peut-être déjà muté. Dans les relations tumultueuses entre art et industrie, cette dernière a-t-elle remporté la mise ?
La série “The Offer”, dans les coulisses du “Parrain”
Pour s’en consoler, rien de tel qu’un autre retour en arrière d’une petite cinquantaine d’années, proposé par une série de la nouvelle plateforme Paramount+. En dix épisodes très plaisants, The Offer rend au cinéma et à ses artistes le lustre qu’ils ont peut-être perdu. Le show raconte la genèse et le tournage du premier volet du Parrain au début des années 70. On y assiste à la naissance de cette œuvre monumentale du 7e art, sous la houlette de Mario Puzo, l’auteur du livre éponyme et scénariste de Francis Ford Coppola, mais aussi de Robert Evans (mythique patron du studio Paramount) et d’autres figures moins célèbres mais tout aussi essentielles comme Albert S. Ruddy, le producteur qui a dû se débattre avec la mafia.
La série offre au cinéma un écrin et rend passionnantes de longues conversations et prises de bec sur le casting, sur la meilleure façon de négocier la location d’un décor, le vrai prix d’un scénario, etc. Chaque plan tourné est une victoire et donne envie d’ouvrir les yeux dans le noir devant un écran. L’apparition de Marlon Brando, lors d’un essai caméra, vaut à elle seule le détour : elle démontre la force figurative du cinéma, sa capacité à enregistrer la beauté et les passions humaines. Malgré la crise. Jean-Luc Godard, décédé en 2022, n’a cessé de mettre en parallèle la disparition d’une certaine idée du cinéma avec sa propre fin. Ceux qui portent le flambeau après lui ont retenu la leçon : faire le deuil du cinéma tel qu’il a existé reste une façon de le garder vivant.
Babylon de Damien Chazelle et The Fabelmans de Steven Spielberg (2023), en salle.