2 mai 2024

Rencontre avec Juliette Binoche : « Ça a mis beaucoup de temps pour enfin oser dire non à des scènes de nu »

Star de la série Apple TV+ The New Look, dans laquelle elle incarne l’iconique (et controversée) Coco Chanel, l’immense actrice française Juliette Binoche se confie sur la créatrice de mode qu’elle fait revivre avec brio et sur les expériences difficiles qu’elle a vécues sur les plateaux de tournage.

propos recueillis par Violaine Schütz.

Charismatique, pleine d’humanité et intense, l’oscarisée et césarisée Juliette Binoche fait partie de ces rares actrices hexagonales à également briller à l’étranger. Depuis ses débuts, dans les années 80, elle fascine mondialement en mélangeant l’émotion, la gravité et la fraîcheur. En un regard, l’actrice française semble pouvoir retranscrire ce qui se passe dans les tréfonds, complexes, de l’âme humaine.

 

Celle qui a tourné pour les plus grands (Jean-Luc Godard, Claire Denis, Leos Carax, Krzysztof Kieślowski, Chantal Akerman, Michael Haneke, Abel Ferrara, David Cronenberg) se frotte désormais à une nouvelle aventure. Alors qu’on l’a peu vue dans des productions destinées aux plateformes, elle joue dans la série Apple TV+ The New Look, consacrée à l’ascension de Christian Dior

 

L’actrice y incarne avec brio et subtilité Coco Chanel, une femme aussi iconique et avant-gardiste que controversée. Alors qu’elle vient de se livrer puissamment sur les violences qu’elle a subies dans le cinéma, dans les colonnes de Libération, on a rencontré celle qui est aussi une héroïne et une voix du mouvement #MeToo dans la vraie vie.

 

L’interview de Juliette Binoche, à l’affiche de la série The New Look sur Apple TV+

 

Numéro : Coco Chanel est un personnage très controversé. C’est une icône de la mode, mais, comme on le voit dans The New Look, elle a eu une liaison avec un officier nazi. Avez-vous hésité avant de jouer son rôle ?

Juliette Binoche : Oui, j’ai hésité, parce que dans le scénario qui avait été écrit pour être présente à Apple, ils avaient forcé le trait sur Coco Chanel. Je leur ai dit : « Si vous voulez commencer la série en parlant comme ça de Coco Chanel, ça ne va pas être possible pour moi. »  Le showrunner a convenu qu’il fallait faire des changements. Et ensuite, on entrait dans la série en comprenant tout de suite qu’elle veut sauver son neveu (André Palasse, qui a été fait prisonnier par la Wehrmacht, ndlr) et que c’est pour ça qu’elle commence à parler à des officiers allemands.

 

Est-ce difficile de jouer un tel personnage difficile à comprendre, qui a un côté aussi amoral ?

J’en ai justement discuté avec l’acteur Claes Bang, qui joue Spatz, l’amant allemand nazi de Coco Chanel, un personnage bien plus difficile, qui m’a dit qu’il adorait jouer des méchants. Moi, je suis moins habituée parce que c’est vrai que je joue des personnages parfois complexes et comme Damage (Fatale en français, avec Jeremy Irons), par exemple. Quand même, elle va avec le père et le fils, ce qui n’est pas évident du tout. Mais non, pour Coco Chanel, je trouvais justement intéressant de m’attaquer à un rôle de personne contradictoire, d’essayer de comprendre et de sentir qui elle était. Ça m’intéressait, de tenter de saisir, humainement, sa personnalité.  Il y a très peu d’interviews filmées d’elle, et quand on regarde le petit film qui existe, dans lequel elle parle, elle a une façon d’être qui est quand même très spéciale. Il fallait comprendre quels étaient ses mécanismes, comment elle s’est fabriquée cette carapace de protection, d’indépendance, de libération, mais aussi, comment elle s’est enfermée dans des peurs.

« Quand on ment ou que l’on triche au cinéma, ça se voit. » Juliette Binoche 

 

Coco Chanel était quelqu’un qui ne vivait pas, et qui n’aimait pas qu’à moitié. Est-ce que vous partagez avec elle ce côté romanesque et intense ?

Moi, je trouve que ce qui définit surtout Coco Chanel, c’est son désir de création. Elle a toujours créé, inventé, essayé d’être différente… Coco Chanel est née avec cette force de création en elle. Quand on s’intéresse à son premier parfum, par exemple, dans les années 20, elle ne voulait absolument pas de senteur florale, alors que tout était dans la fleur. Elle a mis les premiers produits synthétiques dans son Chanel n°5. Elle voulait tout de suite être à la pointe de choses modernes qui tranchent avec le passé. Elle voulait faire des choses qui la rendaient plus vivante, plus intéressante. Ça, ça me parle. Quand je vais faire un spectacle de danse ou un spectacle de chant, que je peins ou que je vais travailler sur une pièce de théâtre, je cherche la même chose.

 

Coco Chanel, qui a fait des origines modestes, s’inventait un personnage avec le vêtement. On vous a vu à des défilés récemment. Acne Studios, Prada, Dior, Armani, Alexander McQueen, Courrèges ou encore Ami. Quel est votre rapport à la mode ?

Là, je porte un haut Alexander McQueen que j’adore… Dans mon enfance, je n’étais pas du tout dans la mode. J’étais dans le jeu, donc dans le jeu, on doit révéler l’être humain, le vrai, ce qu’on a à l’intérieur de soi à travers un rôle ou à travers une histoire. Donc, je ne vois pas de parallèle par rapport à ça avec Coco Chanel. Par contre, son désir d’indépendance, de comprendre que je devais me construire comme jeune femme, ça oui, je l’ai compris assez vite. Et Coco aussi.

 

Coco Chanel mentait beaucoup. On dit que les acteurs mentent ou trichent pour arriver à une certaine vérité. Mais je crois que ce n’est pas du tout votre vision du métier…

C’est une fausse idée. On ne peut pas tricher. Enfin, pour moi, on ne peut pas. Ça se voit. Il y a des gens, peut-être, qui ne le voient pas, mais moi, je le vois. Donc, il y a une entièreté à respecter et un don de soi qui doit être impeccable.

« Ça a mis beaucoup de temps pour enfin oser dire non à des scènes de nu et pour pouvoir en parler. » Juliette Binoche

 

Dans l’interview que vous venez d’accorder à Libération, j’ai appris que vous aviez été, à vos débuts, vendeuse au BHV. Vos parents, qui ont divorcé quand vous étiez enfant, travaillaient dans le théâtre. Quel genre d’enfance avez-vous eu ?

Oui, ils étaient dans le théâtre. Ma mère, à un moment donné, a repris ses études et elle a eu le CAPES qui lui a permis d’enseigner et d’avoir une base financière parce que sinon, on vivait de rien. Les finances de mon père, c’était trop en dents de scie avec les tournées de théâtre qu’il faisait. Il ne donnait pas de sous à ma mère. Même si, par la loi, il devait lui en donner, ça ne se passait pas comme ça.

 

Dans cette interview très puissante pour Libération, vous racontez les violences sexistes et sexuelles que vous avez subies. Et puis, vous dites : « J’ai dû apprendre à dire non, à reconnaître ce que je devais quitter. » Quand avez-vous eu un déclic par rapport à ce que vous viviez ?

Ça a mis beaucoup de temps pour enfin oser dire non à des scènes de nu et pour pouvoir en parler. Ça a mis beaucoup de temps parce qu’on ne croit pas que c’est possible. Moi, je n’ai pas cru que c’était possible. Il y a eu plusieurs déclics. Dans Fatale, par exemple, Jeremy Irons, quand on devait tourner la scène finale où on devait être nu, a dit quelque chose qui m’a marquée. À un moment donné, il y a le chef opérateur qui a dit : « On voit ton slip ». Ce à quoi il a répondu : « Vous n’avez qu’à changer de focale. » (rires) Je me suis dit : « Oui, c’est une solution, ça. » Et j’ai compris qu’on pouvait demander ce genre de choses…

 

The New Look (2024) de Todd A. Kessler, avec Ben Mendelsohn, Juliette Binoche, Glenn Close et Maisie Williams, disponible sur Apple TV+.