13 oct 2021

Rencontre avec Julia Ducournau, la cinéaste sacrée à Cannes qui a conquis les États-Unis

Cinq ans après son premier long-métrage Grave, très remarqué, Julia Ducournau a décroché la Palme d’or au dernier Festival de Cannes. À 37 ans, elle est ainsi la première réalisatrice depuis Jane Campion en 1993 à recevoir la prestigieuse récompense. Avec son deuxième film magistral, Titane, elle s’impose désormais aux yeux de tous comme une grande cinéaste de genre, défiant tous les conservatismes du cinéma français.

Portraits par Jean-Baptiste Mondino.

Texte par Olivier Joyard.

Elle répète souvent le mot “absolu”, comme habitée par l’idée de vivre intensément. Son film Titane en a donné la preuve : choc de l’année, il a obtenu la Palme d’or à Cannes en racontant l’histoire d’une tueuse en série qui croise un père de substitution. Cinq ans après Grave, son premier long-métrage déjà très remarqué, Julia Ducournau s’impose à 37 ans comme une grande cinéaste. Juste avant la tournée mondiale qu’elle s’apprête à faire pour accompagner le film, la Parisienne nous a accordé un entretien où elle revient sur son prix et sur son obsession d’un monde plus ouvert à l’altérité.

 

NUMÉRO : Après la Palme d’or obtenue à Cannes pour Titane, votre vie a changé. Comment allez-vous aujourd’hui ?

JULIA DUCOURNAU : Le film sort dans le monde entier entre octobre et décembre, donc je suis très sollicitée pour aller en parler. En Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis… Avec Grave, mon premier film, c’était déjà intense. J’ai l’impression d’être dans un sprint continuel. J’ai toujours envie de défendre le film, je le défendrai jusqu’au bout, même si j’avoue avoir aussi hâte de passer au prochain. Depuis la postproduction de Titane, je suis en train d’y penser. J’ai cette furieuse tendance. J’ai besoin de créer un courant d’air dans ma tête et de penser à un ailleurs pour tempérer les émotions que je ressens. Mais pour répondre à votre question, ça va. Je ne réalise pas encore ce qui s’est passé. Je ne suis pas sûre que je réaliserai un jour. Tout cela ressemble à une lessiveuse. Le moment où j’ai le plus pris conscience de l’ampleur de ce qui se passait reste le soir du palmarès, sur scène.

 

La séquence était très belle. À un moment, vous avez parlé de votre film en employant le mot “imparfait”. J’ai trouvé ça très sain.

Moi aussi ! [Rires.]

 

Que vouliez-vous dire exactement ?

Il faut comprendre un truc, c’est qu’à cet instant-là, sur scène, ce qui se passe pour moi est tellement surréaliste que la première personne à qui je pense est Jane Campion… Comme par un mécanisme de “transfert”, je me suis demandé comment elle-même avait pu se sentir en entendant prononcer son nom à l’annonce de la Palme d’or. Cela m’a aussi fait penser à tous les réalisateurs qui ont traversé ce moment avant moi. Évidemment, en tant que cinéaste, j’avais beaucoup rêvé cette scène. Mais j’ai réalisé qu’en fait, ce prix symbolise la perfection, et en tout cas, un absolu. Or, aujourd’hui, je ne vois que les défauts de mon film. Toute ma vie, je ne verrai que les défauts de mes films, sinon je ne pourrai pas avancer. Je suis convaincue que la perfection ne vaut qu’en tant que quête. À aucun moment dans l’acte créateur elle n’est parachevée.

 

Vous avez ajouté que la perfection est une impasse.

C’est une idée à laquelle je crois pour le cinéma, et pour la vie en général. Ce qui me touche dans le monde, ce sont les choses les plus imparfaites. Je pense qu’on aime davantage quelqu’un pour ses défauts que pour ses qualités. Quand tu es amoureux d’une personne, tu peux faire la liste de ses qualités et tu ne l’aimeras pas moins si tu en enlèves une. Pour moi, les défauts incarnent beaucoup plus. C’est comme les cicatrices : ça parle du passé.

 

Dans la construction de Titane, vous avez pris un risque en coupant le film en deux parties très différentes, l’une assez gore et collée au personnage principal, l’autre où arrive Vincent Lindon. D’où cette envie d’une mutation est elle venue ?

Dans les premières versions du scénario – il y en a eu une dizaine au total – le film était chapitré, ce qui implique des césures. Je me trouvais assez contrainte dans ce schéma, et j’ai réalisé que ce choix initial relevait de la peur de ne pas être comprise et entendue. Mais je n’avais pas envie de ça. Pas envie d’expliquer, de psychologiser, de prendre le spectateur par la main. Ce qui m’intéresse, c’est de faire dialoguer les scènes entre elles comme des langages, pour créer un nouveau langage qui serait celui du film. Dès la troisième version du scénario, j’ai abandonné le chapitrage. J’ai pensé à certains films et à certains actes de cinéastes, car ceux qui m’inspirent sont ceux qui font preuve de la plus grande liberté. J’aime beaucoup ceux qui, par exemple, réussissent le tour de force de tuer leur personnage principal assez vite, comme dans Psychose, et maintiennent les spectateurs dans le film. J’ai pensé aussi à Police fédérale Los Angeles de William Friedkin. Dans mon film, je vois moins une césure entre deux parties et deux figures qu’un passage de relais. Ce passage souligne l’énergie du film. Les deux personnages s’en nourrissent comme d’une matrice. Il est beaucoup question de circulation de fluides dans Titane et cela en fait partie.

 

À la présentation officielle du film à Cannes, on ressentait une énergie très puissante. Ces “fluides” dont vous parlez traversaient l’écran en direction de la salle.

Le film mue, de la même manière que mes personnages muent. Titane commence très baroque, boursouflé, plein de faux semblants, pour aller vers une forme de pureté, l’essence de la relation entre les deux personnages principaux, cette tueuse en série et ce pompier qui veut être son père. Une relation affranchie de toutes les représentations et de toutes les attentes de celui ou celle qui regarde. D’où cette impression de tension permanente pour le public, car je n’ai travaillé que le fil qui me menait du baroque de départ au sacré de la fin – on termine avec la musique de la Passion selon saint Matthieu de Bach. Les deux personnages quittent leurs mensonges. Comment faire émerger une vérité qui mettrait en jeu l’humanité, dans tout ce qu’elle a d’acceptation de l’autre ? L’acceptation totale, inconditionnelle et absolue de l’autre, j’ai essayé d’aller là. Donc, on commence dans le corps, car c’est ma manière à moi de vous lier avec des personnages qui, a priori, ne sont pas forcément moralement identifiables ou aimables. Je vous tiens à travers leur expérience physique qui est universelle. Si tu vois quelqu’un au cinéma se prendre une balle dans le bras, tu sais que ça fait mal et tu ressens la douleur. Je convoque cette expérience et, au fur et à mesure, l’expérience du corps laisse place à l’émotion. À la fin, nous ne sommes plus que dans l’émotion. C’était très difficile d’y parvenir, un vrai challenge. J’ai réalisé qu’il est très dur de parler d’amour et que pour moi, les mots ne suffisaient pas. C’est pourquoi il y a très peu de dialogues dans le film, pour exprimer ce sentiment d’élection absolue de l’autre.

 

Titane confirme votre rapport amoureux au cinéma de genre, notamment à Cronenberg et spécifiquement à son film Crash.

Pour moi, il n’y a aucun hommage direct dans le film, sinon à la Pietà de Michel-Ange. Quand tu fais un deuxième film, c’est déjà assez difficile de sortir exactement ce que tu as dans la tête, qui sonne juste avec toi et avec ta vision, pour ne pas, en plus, s’efforcer de reproduire. Par ailleurs, je comprends totalement pourquoi les gens pensent à Crash. On m’a aussi parlé de Christine de Carpenter, mais je suis moins d’accord, car pour moi ce film n’a pas été fondateur au même titre que l’œuvre de Cronenberg. Pour ce dernier, je parlerai d’“influence”, mais pas de “référence”. L’œuvre de Cronenberg est intervenue dans ma vie à un moment qui était absolument constructeur et fondateur : l’adolescence. Il s’agit de l’un des premiers choix que j’ai faits seule, en dehors des goûts de mes parents. Cela m’a construite intellectuellement. Je me suis découvert une attirance pour ses films. Et dans l’attirance, il peut y avoir aussi la répulsion. On peut être attiré par quelque chose qui nous rebute. C’est un peu le sentiment que j’ai eu au début en voyant ses films, à 14, 15 ou 16 ans. Ça ne me mettait pas à l’aise. J’y suis revenue pour essayer de comprendre pourquoi je voyais du beau là où tout le monde disait qu’il y avait du laid.

 

Titane donne un coup de pied dans le bon goût cinéphile, avec une approche queer. On pense au Manifeste cyborg de la philosophe Donna Haraway, à travers le personnage principal dont le corps accueille du métal…

On m’a parlé de ce livre en soulignant que la figure du cyborg est devenue une figure queer. Figurez-vous que je ne l’ai pas lu, mais j’ai l’intention de l’emporter avec moi dans mes voyages à venir. Le queer et la fluidité m’ont construite dans la vie et cela vaut pour le genre, la sexualité et pour le monde en général. Je suis métisse, vous vous doutez bien que je suis traversée par tout ça. Même si je ne le savais pas en tournant Titane, je me réjouis que le cyborg incarne une figure queer. Je me rends compte que les idées circulent et c’est réjouissant. Quand je suis arrivée à Cannes avec Grave en 2016, je pensais me faire trucider pour mon évocation du cannibalisme. Or, plusieurs autres films en parlaient : The Neon Demon de Nicolas Winding Refn et Ma Loute de Bruno Dumont. J’étais aux anges. Je ne crois pas à la quête qui consiste à être original et unique. Nous sommes faits de dialogues et de connexions plus ou moins directes avec d’autres artistes et formes d’art. “Il faut toujours être moderne” : Rimbaud a raison, il n’y a que ça qui compte.

 

À quel moment de votre vie avez-vous compris qu’une vision queer vous habitait ?

Pour moi, le queer c’est refuser d’être déterminé, refuser la construction sociale du genre ou de la sexualité. Je ne vais pas vous raconter ma vie, c’est certain, mais disons une chose : quand on est une femme de ma génération, on est ramenée à plein d’endroits à notre statut de femme. En tant que victime, d’abord. Dans le quotidien, on sait qu’il n’y a pas d’égalité dans l’appréhension de l’espace public entre les hommes et les femmes. Les femmes ont peur en prenant le métro, en marchant la nuit dans la rue. On a des réflexes et des stratégies que les hommes n’auront jamais. Quand tu vis là-dedans, tu te dis que quelque chose ne va pas. Dans mon genre, je ne me sens pas en sécurité. Ça donne envie d’abolir certaines frontières et de se battre, car il n’y a aucune justification à tout ça. Les femmes seraient plus faibles, ne peuvent pas répondre ? Tout cela a participé de la construction du personnage d’Alexia dans Titane. À partir du moment où elle est psychopathe, personnellement je n’arrive pas à m’identifier à elle. Alors j’ai dû comprendre sa colère. Sa colère est aussi ma colère. Je me suis dit : la seule chose qui me relie à ce personnage à ce moment-là, c’est qu’il s’agit d’une femme. Toute psychopathe qu’elle soit, il est possible qu’Alexia se fasse suivre, emmerder, agresser dans l’espace public. La personne qui va le faire, comme ce fan au tout début du film, ne se dit à aucun moment qu’elle va répondre. Parce qu’on n’attend pas d’une femme qu’elle réponde, et encore moins physiquement. C’était un point de départ car je ne crois pas à la violence en tant que fin. Je voulais amener Alexia à entrer en contact avec son humanité, avec ses émotions.

 

Cette colère, vous l’avez en vous depuis longtemps ?

Demandez à n’importe quelle femme à cette terrasse, elle l’a. C’est peut-être ce dont vous ne vous rendez pas compte.

 

J’entends. Mais j’essaie de comprendre de quelle manière il est devenu nécessaire pour vous de l’exprimer en devenant réalisatrice. Toutes ces femmes en colère ne font pas des films.

Depuis que je suis jeune, j’ai toujours eu besoin d’exprimer des émotions qui ne sont pas forcément audibles. Il y a beaucoup de choses contre le non-dit dans ce que je fais. L’art est une pure catharsis. J’ai fait des études en section scénario à la FEMIS, à un moment où je ne savais pas ce que c’était qu’être réalisatrice. À la base, je voulais être romancière. Depuis que je suis petite, j’écris. Mais à la FEMIS, en première année, tout le monde peut réaliser des courts-métrages. Cela commence par des trucs bricolés, des petits tournages. Là, j’ai compris que le film ne s’écrit pas uniquement à travers le scénario. Les angles de caméra, la lumière, la direction d’acteurs, le son : je continuais à écrire une histoire et à faire des choix. Cela ne m’a plus quittée.

Coiffure : Cyril Laloue avec Maria Nila chez Wise & Talented. Maquillage : Phophie Mathias avec Dior chez Wise & Talented. Numérique : Juliette Breig Kral chez D-Factory. Retouche : Giani Marco chez D-Factory.

Dans quelle lignée de cinéastes, hommes ou femmes, vous situez-vous ?

Je ne suis pas hyper fan de l’idée de groupe, comme vous avez pu le remarquer dans mes films. [Rires.] En revanche, il m’est arrivé plusieurs fois de me retrouver devant des cinéastes qui m’ont appris qu’on pouvait être libre, vraiment. Il n’y a que ça qui m’intéresse : aller chercher la liberté, aller l’imposer. En plus de Cronenberg, Pasolini a été déterminant pour moi dès l’adolescence. Je me suis dit qu’il avait fait ses films pour nous tous. Sinon, on aurait manqué une étape dans l’humanité. C’était presque, de sa part, une forme de sacrifice. Il a pâti de son œuvre, bien avant de mourir. Avec d’autres, il m’a inspiré la liberté.

 

Des cinéastes femmes ont-elles eu la même importance pour vous ?

Kathryn Bigelow ! J’ai une admiration sans limites pour la femme et la cinéaste. Sa façon de gérer les scènes de groupe, par exemple, l’énergie qu’elle déploie dans Detroit ou dans Strange Days… Elle sait parler de l’aveuglement qu’on peut avoir en groupe quand des corps se côtoient, avec l’énergie un peu rageuse que cela crée d’être les uns contre les autres. Chez elle, cela devient palpable. En tant que femme, je trouve qu’elle a réussi à continuer sans faire de compromis, sans se laisser réduire à son genre. Elle a toujours été l’égale de ses pairs masculins.

 

Vous êtes la première femme cinéaste à obtenir la Palme d’or seule – Jane Campion elle même avait dû la partager. Est-ce un poids ?

Sur scène, il s’est passé quelque chose en moi qui était plutôt une tension vers le futur. Jane Campion était la première et elle ne savait pas s’il allait y en avoir une deuxième. D’une certaine manière, être une deuxième me procure un avantage, celui d’alléger mes épaules. Car je pense déjà à une troisième, une quatrième, une cinquième… J’ai l’impression de faire partie d’un mouvement qui avance déjà.

 

Vous y puisez de l’énergie.

Oui, je continue sur ma lancée. Mes projets sont les mêmes qu’avant Titane et sa Palme d’or. Et comme je vois les défauts du film, je ne pense plus qu’au prochain ! Après Grave, c’était plus difficile. J’avais obtenu une reconnaissance et je me demandais si je n’avais pas tout mis dedans. Si j’avais encore l’énergie, l’imagination, l’amour nécessaires pour un deuxième film. Me départir de cette peur-là pour faire Titane a été très compliqué. C’est un an de page blanche et de panique. La radicalité du film tient à cette année de peur intense que j’ai eue. À un moment, je me suis dit : “Fuck tout le monde, je vais essayer de faire le film que j’ai en moi, que cela plaise ou non.”

 

Pensez-vous que le cinéma a encore le pouvoir de changer des vies ?

Je pense que oui. Je fais des films assez particuliers et j’espère qu’ils génèrent des réactions, bonnes ou mauvaises. Mon but est que les spectateurs sortent de la projection un peu différents de la personne qu’ils étaient avant d’entrer, même s’ils s’en rendent compte plusieurs jours ou semaines après. Mon espoir serait que quelques personnes dans le monde se disent en voyant Titane qu’elles ne sont pas seules. C’est ce qui me fait avancer.

 

La solitude, vous connaissez bien ?

Quand j’écris, oui : 95 % de souffrance, 5 % d’extase ! Pendant le tournage, beaucoup moins, car d’autres partagent et ressentent le film. Et cela en vaut la peine. Je fais souvent des sessions questions-réponses avec le public, et beaucoup voient dans Titane leur trajectoire de vie. Ils prennent ce récit de manière très personnelle. J’ai seulement un petit bémol par rapport à ça. Au cinéma, on parle souvent du quatrième mur, entre le public et l’écran. En tant que cinéaste, j’ai envie de l’abattre : je cherche toujours des stratégies d’écriture et de réalisation pour créer un cordon ombilical entre les personnages et les spectateurs. Or, je me rends compte qu’avec les réseaux sociaux, on a un cinquième mur, celui de l’ordinateur, voire un sixième, celui du téléphone portable. Il devient difficile de voir et de recevoir un film de manière directe. C’est une source d’inquiétude. Quand je vois un film, j’essaie toujours de ne rien savoir avant et de vivre le moment. Je crois à l’impact déterminant de l’image et du son, sinon je ne ferais plus de cinéma. Alors je travaille l’organique. L’expérience corporelle est essentielle pour moi. La partager avec d’autres devant un écran, c’est imparable.

 

Titane (2021) de Julia Ducournau. Le film représentera la France aux Oscars 2022.