12 nov 2019

Rencontre avec Djebril Zonga, star du film “Les Misérables”

Dans “Les Misérables”, le film du réalisateur Ladj Ly, qui représentera la France dans la course aux Oscars, Djebril Zonga incarne Gwada, un policier toujours sur la brèche, officiant à Montfermeil. Au sein d’un trio infernal, l’acteur campe son personnage avec une justesse unanimement saluée par la critique. Découvrez en avant-première des extraits de l'entretien à paraître dans le Numéro de décembre-janvier.

Propos recueillis par Delphine Roche.

Photos par Rayan Nohra.

Réalisation Rebecca Bleynie.

Pull en laine à col amovible et pull transparent en soie, Bottega Veneta. Coiffure et maquillage : Malou Okumu chez Backstage Agency.

Numéro : Vous avez grandi à Clichy-sous-Bois, à quel âge avez-vous rencontré Ladj Ly, le réalisateur des Misérables ?

 

Djebril Zonga : Nous devions avoir 15 ou 16 ans. Nous étions une toute petite troupe, Ladj faisait déjà partie du collectif Kourtrajmé, et nous nous rencontrions surtout à Clichy-sous-Bois et à Montfermeil, aux Bosquets. Je l’ai revu il y a quatre ans. J’avais déjà commencé à prendre des cours d’art dramatique et je lui ai dit : “Pense à moi si tu as un rôle.” Mais ce n’est pas à moi qu’il pensait au départ en préparant Les Misérables.

 

En effet, il a expliqué dans la presse qu’il vous trouvait trop beau pour ce rôle de flic.

 

Il m’a quand même laissé passer le casting et m’a choisi pour le court-métrage qui a été sélectionné aux César. Ensuite, quand il a développé le long-métrage, on lui a proposé de prendre des acteurs plus connus, mais il a refusé. Il a vraiment fait le film qu’il voulait faire.

 

 

 

“C’est génial d’avoir participé à ce film, qui est politique, qui est important… On le compare à La Haine, si on a la même longévité et si ce film marque l’époque, ce sera bien.”

 

 

Suivant la méthode de l’Actors Studio, vous êtes-vous imposé une préparation intense avant le long-métrage ?

 

Je me suis préparé avec un coach. Je voulais changer aussi physiquement, pas pour m’abîmer, mais pour montrer un visage différent de celui de l’ancien mannequin. Je me suis laissé pousser la barbe, j’ai pris du poids, j’ai changé ma coupe de cheveux.

 

Ladj Ly vous a donc laissé la liberté de créer votre personnage ?

 

Oui. On a tourné pendant six semaines. En sortant, j’étais assez déçu, j’avais le sentiment d’avoir été trop en retrait, mais quand j’ai vu le résultat, j’ai compris que ma performance participait à l’équilibre du film. Ensuite, il y a eu la sélection à Cannes, et depuis, je vis une aventure humaine exceptionnelle parce que je la partage avec un pote d’enfance, et avec des gens qui sont aussi devenus des potes, Damien [Bonnard] et Alexis [Manenti]. On vit quelque chose d’énorme. C’est génial d’avoir participé à ce film, qui est politique, qui est important… On le compare à La Haine, si on a la même longévité et si ce film marque l’époque, ce sera bien.

 

Dans quels termes Ladj Ly avait-il évoqué le projet avec vous ?

 

Pour le long-métrage, il m’a juste dit : “Prépare-toi, travaille ton personnage.” J’ai passé beaucoup de temps en immersion avec un flic. J’ai échangé avec lui. Ça m’a aidé à comprendre le point de vue des policiers : peut-être qu’ils aiment leur métier, qu’ils pensent pouvoir changer les choses, mais ils ne sont pas dans les meilleures conditions pour le faire. Je me suis rendu compte qu’en banlieue, ils sont constamment confrontés à la misère. Et je pense qu’ils ne sont pas assez préparés à tout ce qu’ils vont devoir encaisser. Être flic, c’est devoir peut-être annoncer la mort d’un enfant à sa famille. Ce sont des choses qui marquent. Et le rythme de travail est dingue, la plupart d’entre eux sont souvent à bout de nerfs. Bien sûr, ça ne leur donne pas le droit de tirer au Flash-Ball dans la tête d’un enfant, mais il faut reconnaître que leurs conditions de travail ne les aident pas à être disponibles pour les personnes qu’ils sont censés protéger, car n’oublions pas que leur mission est théoriquement de nous protéger. 

Blouson en cuir métallisé et pantalon en Néoprène, Burberry. Boots, Bottega Veneta.

Dans le film, vous faites partie d’un trio de policiers, comment avez-vous appréhendé cette dynamique de groupe ?

 

Nous habitions tous les trois sur place et nous étions tout le temps ensemble. Chaque soir, nous discutions des scènes qu’on allait tourner, et c’est ce qui a créé cette alchimie entre nous. Si je voyais une scène qui n’allait pas entre Damien et Alexis, je n’hésitais pas à leur dire : “Les gars, attention, je trouve que ça sonne faux.” Nous intervenions aussi sur les dialogues, Ladj nous a laissé utiliser nos propres mots. En tant que spectateur, je suis souvent gêné par les petits détails qui ne sont pas crédibles et qui vous font sortir du film. Pour préparer mon rôle, je suis allé dans un commissariat et j’ai demandé aux policiers comment ils réagiraient face à tel ou tel événement, si le comportement de mon personnage leur paraissait juste… Un policier que je connais, et qui a grandi en banlieue, a vu le film. Il m’a dit : “Je me suis vu en toi.” Ça m’a vraiment fait plaisir.

 

Le film maintient une tension permanente, notamment lorsque des gamins tirent sur vous avec des pistolets à eau… on sent qu’à tout moment cela pourrait déraper.

 

Oui, c’est ce que montre le film : il suffit d’un rien, d’une petite étincelle, pour que tout s’embrase. C’est une des grandes réussites de Ladj de maintenir la tension toujours à la limite, toujours sur la brèche. Même quand tout va bien, on sent que ça pourrait exploser. C’est la réalité. Voyez les émeutes de 2005 à Clichy-sous-Bois : elles partent d’un contrôle de police, deux jeunes, Zyed et Bouna, ont pris peur en voyant les flics et ils se sont réfugiés dans un transformateur électrique où ils sont morts. À la base il n’y avait rien de grave. Mais tout peut dégénérer à chaque seconde. Et aujourd’hui, rien n’a changé. Donc c’est bien que le film existe et qu’on remette ce débat sur la table. Il faudrait vraiment prendre des décisions, parce que ça risque de mal finir. 

 

 

“Aujourd’hui, dans la mode, les mannequins noirs sont beaucoup plus présents, et Virgil Abloh et Olivier Rousteing sont à la tête de grandes maisons. J’espère que la même chose arrivera au cinéma, et qu’à l’avenir, la couleur de peau ne sera pas un facteur discriminant pour pouvoir incarner tel ou tel personnage.”

 

 

Ce film sert d’état des lieux en quelque sorte ?

 

C’est un cri d’alarme. Ce film parle de la réalité, même si de très bonnes choses se passent aussi en banlieue. Je crois que Les Misérables est le premier film post-émeutes de 2005, donc c’est bien qu’il existe, qu’il suscite cet engouement, et on verra ce que ça peut donner. Le président Macron a invité Ladj à projeter le film à l’Élysée, Ladj lui a répondu en l’invitant à venir à Montfermeil. Et on n’a pas eu de réponse de sa part. C’est dommage. Il aurait pu montrer que ces questions l’intéressent.

 

Comment expliquer qu’il subsiste aujourd’hui encore une telle méconnaissance des cités dans les médias ?

 

Pour parler des cités, les grands médias invitent n’importe qui sur leurs plateaux. Ces gens vivent en dehors de notre réalité, dont ils ignorent tout, et ils ne font donc qu’ajouter de l’huile sur le feu. Le film Les Misérables a été tourné par une personne qui connaît bien Monfermeil, ses habitants, qui a toujours vécu là. On est dans le vrai. Alors que l’ignorance crée un climat de peur, d’insécurité, qui monte les gens les uns contre les autres.

 

Aïssa Maïga publiait l’année dernière un essai qui dénonçait les rôles stéréotypés auxquels sont assignées les actrices de couleur en France. Souffrez-vous du même problème ?

 

On me propose très peu de castings. Pourtant la production française est abondante, mais peut-être qu’on n’arrive pas encore à imaginer un acteur noir pour incarner un avocat ou un médecin. Tu es noir, donc tu peux jouer le banlieusard. D’autre part, je suis un quarteron, ma mère est métisse, donc je ne suis peut-être pas assez noir pour qu’on s’imagine créer une famille autour de mon personnage. Les directeurs de casting n’imaginent pas que je pourrais avoir un frère beaucoup plus noir que moi, ou une sœur blanche – or j’ai des cousines blanches. Le métissage qui existe dans les familles n’est pas parvenu jusqu’au cinéma français. Déjà, quand j’étais mannequin, j’avais bien compris que c’était un peu compliqué : j’ai peu travaillé en France, beaucoup plus aux États-Unis et à Londres. Aujourd’hui, dans la mode, les mannequins noirs sont beaucoup plus présents, et Virgil Abloh et Olivier Rousteing sont à la tête de grandes maisons. J’espère que la même chose arrivera au cinéma, et qu’à l’avenir, la couleur de peau ne sera pas un facteur discriminant pour pouvoir incarner tel ou tel personnage. Parce qu’aujourd’hui, les gens ont envie de se voir représentés quand ils vont voir un film. 

 

 Retrouvez l'intégralité de l'entretien dans le Numéro de décembre-janvier.

 

Les Misérables, de Ladj Ly, en salles le 20 novembre.