3 déc 2018

Rencontre avec Bertrand Bonello : “J’ai tellement peur de ne plus faire de films que je mets tout chaque fois.”

Il fait partie des figures contemporaines qui renouvellent avec vitalité et intelligence le cinéma d’auteur français. Célébré pour la subtilité fascinante et mélancolique de L’Apollonide – Souvenirs de la maison close, Bertrand Bonello a connu le succès avec le biopic Saint Laurent. Rencontre.

Propos recueillis par Olivier Joyard.

Autoportrait : Bertrand Bonello

Depuis Quelque chose d’organique, sorti en 1998, Bertrand Bonello a tenu sa place dans le cinéma français et mondial, celle d’un styliste capable de filmer les êtres et l’Histoire comme un mythe, de réfléchir à la puissance de son art, tout en tirant un fil ultra personnel autour de personnages en proie à leurs limites. Le Pornographe (2001) et De la guerre (2008) l’ont mis sur la carte des auteurs qui comptent, L’Apollonide (2011) et surtout Saint Laurent (2014) l’ont rendu incontournable et précieux. Alors qu’il s’apprête à tourner un film… de zombies entre Haïti et Paris cet hiver, le réalisateur s’est confié à Numéro Homme sur sa conception du cinéma à une époque de grande mutation  et sur son obsession pour les mondes finissants.

 

Numéro Homme : Dans une interview au journal Libération, vous expliquiez : “Je vais essayer de faire encore au moins un film. C’est toujours un peu un miracle quand on y arrive.” Que vouliez-vous dire exactement ?

Bertrand Bonello : Un film, c’est vraiment une somme de petits miracles. Il faut développer une vision suffisamment forte pour qu’elle se transforme en un désir, puis financer ce projet, une étape compliquée, car nous traversons une période complexe dans le cinéma français. Ensuite, il y a le tournage. Une journée qui se termine, c’est un petit miracle, il y a tellement d’aléas… C’est ce que je trouve incroyable dans le cinéma, cette espèce de mélange, le fait que l’on soit à la fois dans une grosse économie et dans l’artisanat pur. Un film, ça tient avec des bouts de ficelle, vraiment. Je crois qu’on peut parler de miracle.

 

 

“J’ai un défaut : je rajoute toujours une couche, j’ai du mal à m’arrêter. J’ai tellement peur de ne plus faire de films que je mets tout chaque fois. J’aime bien ce côté “tapis”, comme au poker.”

 

 

Vous tournez depuis une vingtaine d’années, alors que ce n’était pas votre premier métier.
Je suis un cas particulier. Contrairement à beaucoup, quand j’ai démarré le cinéma, je n’y connaissais rien du tout. Je venais de la musique. Mon ignorance m’a donné une forme d’inconscience. Je vois chez des cinéastes qui débutent aujourd’hui beaucoup de connaissance du cinéma et de l’industrie. Ne pas avoir cela m’a aidé, car je n’ai pas pu réaliser tout de suite la difficulté. Je constate, avec le recul, que nous avons vécu un petit âge d’or quand j’ai commencé. Et cet âge d’or disparaît. En même temps, je ne pense pas que ce soit uniquement pour le pire. Aujourd’hui, il faut réfléchir à tout quand on veut réaliser un film, pas seulement à son sujet. Il faut s’interroger sur son économie, sur le public, non pas en termes d’entrées, mais par rapport à la manière dont les spectateurs évoluent. Il faut se poser des questions de récit, se demander ce qu’est la mise en scène de cinéma. Le rapport aux plateformes de streaming a tellement explosé qu’on ne peut pas faire comme si de rien n’était. C’est difficile, mais passionnant.

 

Comment s’est passée la transition entre musique et cinéma ?
J’avais un groupe à moi et j’étais musicien de studio.  J’accompagnais sur scène et sur album divers artistes [Françoise Hardy et Daniel Darc, notamment]. J’ai basculé vers 25 ans. Je m’ennuyais un peu dans la musique. C’est vrai que quand j’ai vu Stranger Than Paradise, de Jim Jarmusch, je me suis dit que le cinéma, c’était aussi bien que la musique. Alors j’ai changé de territoire. La musique en France, à la fin des années 80, n’était pas très festive. C’était plutôt ambiance Top 50, il n’y avait pas de home studios, mais un système archaïque : on envoyait des 45-tours aux majors. Maintenant, je compose la musique de mes films. Je ne vois plus tellement de sens à faire de la musique pour elle-même, il faut qu’elle aille avec des images.

 

Vous avez tourné deux films assez vite ces dernières années : Saint Laurent, puis Nocturama. Pourquoi un enchaînement si rapide ?
Nocturama a été tourné juste après Saint Laurent parce qu’il était déjà écrit depuis 2011 et que j’avais obtenu la confiance des financeurs. C’est plus facile de sortir de Saint Laurent que de Nocturama [Nocturama n’a pas rencontré le succès] ! Au-delà de mon cas personnel, c’est compliqué pour tout le monde. Des partenaires majeurs, comme Canal +, se sont un peu affaiblis ; avec France Télévisions, ce n’est pas évident non plus. Il faut aussi dire une vérité : plus personne ne va voir du cinéma d’auteur. Ça s’est effondré. Ça s’effondre. On perd environ 20 % du public chaque année. Je pense que le public a changé, que ses habitudes ont changé. L’arrivée des séries a bousculé beaucoup de choses, y compris chez les cinéphiles. Il y a aussi le fait que les films ne sont peut-être pas assez sexy, ils ne procurent pas assez de désir.

 

 

“La démocratisation du cinéma ? Nous y sommes. Les images arrivent et sont produites en flux, ce qui donne des choses parfois très décadrées et très belles, mais aussi beaucoup de merdes.”

Quand vous êtes passé de Saint Laurent à Nocturama, aviez-vous l’impression d’un film moins “désirable” ?
Il y a d’abord une question de contexte. Quand j’ai tourné Nocturama, les attentats du 13 novembre 2015 n’avaient pas encore eu lieu. Comme le film parle de jeunes qui décident de mener une action terroriste, c’est évidemment devenu difficile. Je n’ai pas maîtrisé cet aspect, qui a changé la perception.

 

Vous aviez réussi à séduire avec L’Apollonide et Saint Laurent…
Ces films ont une parenté. Ils montrent une fin d’époque. C’est d’ailleurs vrai aussi de Nocturama, qui à mes yeux forme une trilogie avec eux. Le premier parle de la fin duXIXe siècle, le deuxième de la fin des années 70 et du début des années 80, qui constituent pour moi un tournant majeur, et le troisième incarne la fin de quelque chose aujourd’hui, sans certitude sur le futur… L’Apollonide était d’une certaine manière la petite sœur de Saint Laurent.J’ai beaucoup lu l’adjectif “viscontien” à propos de ces films, l’idée d’un monde magnifique et morbide qui s’éteint… J’ai peut-être provoqué cela en filmant Helmut Berger [acteur fétiche de Luchino Visconti] mais Yves Saint Laurent lui-même a tout fait pour devenir un personnage proustien dans sa vie. Je suis sensible à la chose qui s’éteint doucement et qui ne renaîtra jamais, ce qui est une forme de mélancolie.

 

C’est presque une définition du cinéma.

Tout à fait. Le cinéma a cela en lui. Des gens comme Philippe Garrel en parlent très bien à travers leurs films.

 

On peut considérer que l’âge d’or du cinéma tel que nous le connaissions est révolu. Comment vivre dans l’après ? En réinventant tout ?
On peut se poser beaucoup de questions. L’idée du plan, par exemple, a toujours été le cœur battant du cinéma. Pour le spectateur, j’ai l’impression qu’elle ne raconte plus grand-chose. Pour moi, elle continue à signifier énormément. Si on m’enlève ça, je suis perdu. C’est comme une unité de base. En même temps, quand on voit ce que fait Abdellatif Kechiche – qui me semble très important –, le plan, chez lui, n’est pas sacralisé, les choses se passent ailleurs. Quand il arrive sur le plateau le matin, il ne se dit pas : “Tiens, je vais faire tel plan.” Il passe par un autre biais qui, à ce niveau d’excellence, produit un effet fulgurant. J’aime énormément Mektoub My Love : Canto Uno, son dernier film,que je trouve être son plus beau. C’est une histoire de corps et d’été. Il tourne à trois ou quatre caméras simultanées, le découpage classique n’a plus de sens.

 

Il faudrait inventer un autre mot que “cinéma” ?

Les changements contemporains sont profonds. C’est ce que disait déjà Coppola à Cannes en 1979 à la conférence de presse d’Apocalypse Now : “Un jour, une femme de ménage pourra prendre une caméra et faire un film.” Cette démocratisation, nous y sommes. Il n’y a plus vraiment d’apprentissage nécessaire, les images arrivent et sont produites en flux, ce qui donne des choses parfois très décadrées et très belles, mais aussi beaucoup de merdes.

 

Pour être remarqué en tant que cinéaste aujourd’hui, il faut en faire beaucoup. Inventer visuellement. La mise en scène non spectaculaire n’est plus à la mode.

C’est peut-être un petit défaut que j’ai : je rajoute toujours une couche, j’ai du mal à m’arrêter. J’ai tellement peur de ne plus faire de films que je mets tout chaque fois. J’aime bien ce côté “tapis”, comme au poker, ne rien garder en réserve. Au dernier Festival de Cannes, nous avons interrogé Martin Scorsese à plusieurs lors d’une master class à

la Quinzaine des réalisateurs. Il y avait Rebecca Zlotowski, Cédric Klapisch, Jacques Audiard et moi. Je lui ai parlé de l’une de ses phrases sur Clint Eastwood : “J’aimerais pratiquer la mise en scène comme lui, sauf que je ne peux pas m’empêcher de faire le malin.” Il y a cette idée de s’amuser avec le cinéma, un désir de jouer.

 

 

“J’ai écrit très vite un nouveau long-métrage, qui tourne autour de la figure du zombie haïtien… Le prix à payer est de réaliser un film un peu fauché, mais aujourd’hui la plupart des films d’auteur se tournent ainsi.”

Comment préparez-vous un film ?

Je travaille en amont de manière hyper rigide, ce qui me  permet d’arriver sur le plateau décontracté, de m’adapter, d’être le plus ouvert possible… Plusieurs mois à l’avance, je commence à réaliser des moodboards, à assembler des références visuelles, des couleurs… J’ai un gros carnet de notes qui détaille chaque séquence non pas sous la forme d’un découpage plan par plan, mais en posant des questions, en évaluant des distances, en parlant de montage, de personnages, du cœur de la scène. Dès que j’ai trouvé mes décors, je prépare un découpage assez précis, ce qui m’autorise à en changer sans être stressé. Avec les actrices et les acteurs, j’ai l’impression que mon travail, c’est de les mettre en condition pour le plateau. Souvent, je leur prépare des compils de musique que je leur demande d’écouter une fois par jour, en faisant leur jogging par exemple. Parfois, ce sont des liens que je leur envoie, un texte… Ensuite, nous sommes synchrones par rapport à une atmosphère. Pour Nocturama, par exemple, j’avais loué une salle de cinéma la veille du tournage et projeté Elephant, d’Alan Clarke, aux jeunes acteurs et actrices du film. Ils n’avaient jamais vu ça et je suis sûr qu’ils sont entrés différents sur le plateau le lendemain. En ce moment, je prépare un long-métrage avec des gamines de 15 ans. Quand j’aurai trouvé les comédiennes, au lieu de parler du scénario, ce sera plus intéressant de me promener avec elles, de discuter, qu’elles me montrent un magasin de fringues qu’elles aiment…

 

Votre nouveau film sera consacré à des adolescentes ?
J’ai travaillé sur un projet de minisérie en quatre épisodes de cinquante-deux minutes. Pour l’instant, il n’est pas monté, car très cher. Alors j’ai écrit très vite un nouveau long-métrage, qui tourne autour de la figure du zombie haïtien, donc de l’esclave. Je passe par l’évocation des zombies, non pas comme George A. Romero, qui travaillait sur la mythologie du zombie américain, mais plutôt avec l’idée de revenir au zombie originel. Le film va être tourné avec une équipe réduite pour les parties haïtiennes. Le reste se situe à Paris. J’essaie d’inventer un dispositif qui permette l’invention et la légèreté. Le prix à payer est de réaliser un film un peu fauché, mais aujourd’hui la plupart des films d’auteur se tournent ainsi. Le film d’auteur bien financé avec des vedettes devient une denrée rare et j’en ai moins envie. Je suis plus excité par ma grosse minisérie ou mon petit film.

 

Comment est née l’envie d’une minisérie ?

Au départ, le projet supposait un film de deux heures trente, que l’on m’a demandé de couper. Mais je n’y arrivais pas. Du coup, je l’ai rallongé, chapitré, et les choses ont pris un sens plus fort, comme si le récit avait trouvé sa forme. L’écriture de série est passionnante de ce point de vue. Mais ce projet est très coûteux, car il se passe en 1910, en 1936, aujourd’hui et en 2044 !

 

La question de renouveler son point de vue, voire sa conception du cinéma, est devenue centrale. Steven Soderbergh, par exemple, vient de réaliser un film à l’iPhone, Paranoïa.

Je l’ai trouvé assez réussi. J’ai aimé que ce soit une vraie série B, mais contemporaine. Faire une série B comme Nicholas Ray dans les années 40 n’aurait pas vraiment de sens. Soderbergh a trouvé une manière de renouveler cette idée d’un film tourné vite, en allant à l’essentiel. Avec lui, le tournage à l’iPhone n’a rien d’un gadget, mais fabrique un sens esthétique. C’est très découpé, avec de vrais cadrages, mais aussi une texture un peu suintante, étrange, captivante.

 

Faut-il toujours courir après une modernité ?

Il y a des frontières qui sautent. C’est pourquoi il est peut-être plus intéressant de parler des images et non plus seulement de cinéma. C’est compliqué d’être excité comme avant par l’idée du film qui sort le mercredi, de manière classique. Par contre, quelques personnes, et je n’en nommerai pas, deviennent très vite ringardes en essayant de “faire contemporain”. Ce n’est pas parce qu’on va filmer avec un iPhone que tout à coup on va être contemporain. Mais beaucoup travaillent cette obsession de façon créative. Le dernier Godard, Le Livre d’image, me semble extraordinaire de ce point de vue. Jean-Luc Godard a toujours été partout où il fallait être, depuis soixante ans. Il est obsédé par le cinéma du passé et parvient à en fabriquer du contemporain. Il a un côté un peu DJ. Un bon film est hyper stimulant à regarder. Personnellement, la question du contemporain me préoccupe. En commençant la préparation deL’Apollonide, j’ai eu cette peur d’être déconnecté parce que l’action se déroulait il y a plus d’un siècle. Le fait de solliciter une actrice comme Adèle Haenel, les choix narratifs, le montage m’ont ensuite éloigné de ces craintes. J’ai tout de même tourné Nocturama en digital alors que L’Apollonide utilisait de la pellicule. Ce qui est contemporain, c’est toujours les réflexions sur la forme.

 

 

“Montrer une femme brutalisée et malmenée, il faut savoir pourquoi et comment. David Lynch est probablement l’un des réalisateurs qui brutalisent le plus les femmes mais aussi l’un des plus féministes.”

https://youtu.be/WnyTyjbfVzM&

Avez-vous vu la troisième saison de Twin Peaks ?
Oui, elle a produit un choc énorme sur moi. C’est un objet indéfinissable, impossible à reproduire, 18 épisodes réalisés par un seul homme… Si Lynch est revenu aux séries, c’est parce que le cinéma ne l’accueillait plus, après l’échec d’Inland Empire, en 2006. La télévision, censée être un endroit formaté, lui a offert cette liberté. À la fin de cette saison, je pense que j’ai tourné en rond chez moi pendant quatre ou cinq heures.

 

David Lynch vous inspire ?

Je ne sais pas s’il m’inspire, mais Lynch, comme d’autres, me stimule. Ce que j’aime dans le cinéma, et que j’essaie d’atteindre dans mes films, c’est démarrer à un endroit 

assez connu, et petit à petit, par un dérèglement du récit et de la mise en scène, amener les spectateurs à un endroit beaucoup moins connu. Dans L’Apollonide, je prends
la maison close en 1900, un endroit représenté au musée d’Orsay, et petit à petit je m’éloigne de cette image. Avec Saint Laurent, j’ai utilisé le genre du biopic pour l’aider à glisser ailleurs. Faire du cinéma, c’est toujours créer un déplacement.

 

Une prise de conscience a lieu en ce moment à Hollywood autour des questions de genre, avec la dénonciation du sexisme. Les manières de représenter les hommes et les femmes deviennent un enjeu majeur.
Quand vous parlez de cela, je pense à cette tribune parue dans Libération sur Blow-Up, d’Antonioni, où Laure Murat prend un chef-d’œuvre et nous dit qu’aujourd’hui on ne peut plus le voir de la même manière, alors qu’à l’époque il n’y a eu aucun problème. Je trouve cela inhérent à la pratique du cinéma. Montrer une femme brutalisée et malmenée, il faut savoir pourquoi et comment. Cela ne peut plus être fait sans réfléchir. Après, je pense que David Lynch, probablement l’un des réalisateurs qui brutalisent le plus les femmes, est aussi l’un des plus féministes. À cet égard, ma définition du féminisme, c’est de donner à des actrices des rôles sublimes, qu’elles n’ont pas ailleurs. Ce que Lynch fait avec Laura Dern est extraordinaire. Certains films aux sujets ouvertement féministes peuvent être misogynes tellement ils sont ratés. Mais la représentation qui évolue, c’est une vraie question.

 

L’idée de donner des rôles de personnages transgenres à des personnes transgenres s’impose de plus en plus, comme dans la série Pose.
En 2003, j’ai réalisé Tiresia, dont le personnage principal est trans. Je me suis posé la question et, volontairement, je n’ai pas pris une personne transgenre. Dans la mythologie, Tirésias était un homme, puis une femme, puis un homme… J’ai voulu jouer ce côté un peu théorique et abstrait. De plus, le film racontait l’histoire d’une trans privée d’hormones. Je trouvais très difficile de demander à une personne pour qui cela a forcément été une guerre et un combat de lui faire rejouer un trajet inverse. Autour de Tiresia, je n’ai utilisé que des actrices transgenres, mais ce personnage avait un trajet particulier, qui vient de la mythologie, avec une coupure un peu magique entre homme et femme. J’ai souhaité respecter cela aussi. Je pense que je referais la même chose aujourd’hui, mais j’aurais besoin d’une bonne note d’intention dans le dossier de presse pour expliquer ce choix !