2 jan 2025

Pourquoi le cinéma d’Andrea Arnold nous obsède

L’orée de l’année 2025 nous offre Bird, un nouveau film d’Andrea Arnold à voir absolument, sorti au cinéma ce mercredi 1er janvier 2025. Poétique et poignant, à l’instar des œuvres précédentes de la réalisatrice, le film ouvre cette fois une fenêtre sur le fantastique à travers un personnage atypique et marginal. L’occasion de revenir sur l’ensemble de sa carrière.

Barry Keoghan dans Bird (2025) © Atsushi Nishijima.
Barry Keoghan dans Bird (2025) d’Andrea Arnold © Atsushi Nishijima.

Une réalisatrice de l’humain

Une attention aux moindres sensations parcourt le cinéma d’Andrea Arnold depuis ses débuts. La réalisatrice née en 1961 à Dartford, dans le Kent, a souvent situé ses récits dans son pays natal, explorant avec une justesse unique le destin des classes subalternes anglaises. Pourtant, ce n’est pas le réalisme social qui caractérise en premier lieu ses films, mais plutôt un art du portrait, et une empathie quasi-viscérale avec des personnages à l’étroit dans leur condition, étouffés par leur environnement.

Caméra à l’épaule, Andrea Arnold suit au plus près les moindres mouvements de ses protagonistes, et scrute leurs émotions. Cette plongée immersive dans leur subjectivité dépasse le choix stylistique (naturaliste ou rappelant le documentaire), pour traduire avec force une sensation d’apnée, d’asphyxie, et une recherche de tout ce que le monde peut offrir de beauté : la lumière, la nature, la sensualité, le souffle d’un instant volé à la brutalité du quotidien. 

American Honey.
Riley Keough et Shia LaBeouf dans American Honey (2017) © Holly Horner.

Fish Tank, American Honey, Bird… Un cinéma poétique et enragé

Andrea Arnold n’a pas son pareil pour construire des personnages attachants, souvent des adolescentes de condition très modeste. Ces jeunes femmes qu’elle suit sans les juger, sont à la fois le sujet et le moteur principal de ses films. L’énergie électrique et la rage de Mia (interprétée par Katie Jarvis) dans Fish Tank (2009), la lassitude mélancolique et les élans de liberté de Star (interprétée par Sasha Lane) dans American Honey (2017), préfigurent la méfiance butée et la colère sourde de Bailey (interprétée par Nykiya Adams) dans Bird, sorti au cinéma ce mercredi 1er janvier 2025. A travers la tension qui les anime, le spectateur ressent physiquement l’oppression que produisent nos sociétés inégalitaires.

A la fois contrepoint et écho du thème de l’asphyxie qui traverse la filmographie d’Andrea Arnold, la nature revêt une importance capitale. Les animaux sont eux aussi prisonniers, enchaînés comme la jument que veut libérer Mia dans Fish Tank, ou extirpés de leur élément naturel comme le poisson pêché par le personnage interprété par Michael Fassbender dans le même film, ou encore fétichisés comme des jouets ou des cadeaux. Les plans de coupe se multiplient au fil des films d’Andrea Arnold, pour s’intéresser même au sort des insectes.

Sasha Lane dans American Honey (2017) d’Andrea Arnold © Robbie Ryan.
Sasha Lane dans American Honey (2017) d’Andrea Arnold © Robbie Ryan.

Andrea Arnold ou une passion pour la nature brute

Cette réflexion converge avec les enjeux écologiques actuels, et avec les théories du philosophe Bruno Latour (disparu en 2022) appelant à penser l’égalité des humains et du monde vivant (animaux et végétaux). Andrea Arnold matérialise cette égalité dans Cow (2022), un documentaire consacré au quotidien de Luma, une vache laitière à qui elle voue la même attention qu’à ses héroïnes humaines. 

La nature sauvage, dans son cinéma, n’est pas une allégorie, mais un puissant rappel à notre propre désir de vivre, de liberté et de sensations. Dans son adaptation des Hauts de Hurlevent (2012), célèbre roman d’Emily Brontë, la réalisatrice s’attarde sur les escapades de Cathy et Heathcliff, sur leur bonheur de goûter les intempéries les plus puissantes, de se sentir vivants sous la pluie, dans la boue et le vent.

Nykiya Adams dans Bird (2025) d’Andrea Arnold © Atsushi Nishijima.
Nykiya Adams dans Bird (2025) d’Andrea Arnold © Atsushi Nishijima.

Lorsque Cathy rentre dans le rang et épouse Edgar, riche et de bonne famille – elle finira par en mourir –, on pense fortement au livre King Kong Théorie de Virginie Despentes (qui inscrit cette phrase dans le contexte de sa perspective queer et féministe) : “Elle n’a servi qu’à capturer l’animale. Qu’à trahir son alliée, sa protectrice. Ce avec quoi elle avait des affinités. Son choix de l’hétérosexualité et de la vie en ville, c’est le choix de sacrifier ce qui en elle est hirsute, puissant, ce qui en elle rit en se frappant la poitrine.” 

Au fil de sa filmographie, Andrea Arnold définit son propre espace, qu’elle offre comme un refuge à ses personnages en lutte. Naviguant à travers les codes des genres, elle les adapte et se les approprie. Ainsi, American Honey (avec Shia LaBeouf et Riley Keough) semble être un road-movie traversé par une liberté de mouvement, mais c’est autre chose qui s’y joue : la beauté poétique de la nature et des animaux fait contrepoint à la dynamique de meute humaine qui structure les rapports entre les personnages. 

Kaya Scodelario dans Les Hauts de Hurlevent (2012) d’Andrea Arnold © Prokino Filmverleih.
Kaya Scodelario dans Les Hauts de Hurlevent (2012) d’Andrea Arnold © Prokino Filmverleih.

Bird, le nouveau chef-d’œuvre de la réalisatrice avec Barry Keoghan

Régie par les lois du capitalisme compétitif, la petite troupe de vendeurs de journaux dont nous suivons l’évolution applique des principes de darwinisme social, dans une ambiance d’éternel springbreak. La traversée épique bercée par le rap et la pop de son époque oscille entre la joie perpétuelle du mouvement, l’énergie de la jeunesse, et la dureté froide des rapports marchands étendus à la sphère sentimentale.

Cette façon de redéfinir les genres trouve un relief particulier dans le film Bird, qui met en scène Barry Keoghan : Bailey se prend d’amitié pour un jeune homme lunaire, libre et étrange, qui a dépassé les souffrances de son vécu en s’inventant un personnage d’homme-oiseau.

Lorsque la violence dans sa vie devient insoutenable, celui-ci intervient non en qualité d’amoureux, mais de justicier ailé qui fait basculer le film dans le registre du fantastique. Il offre à Bailey, dévorée de solitude comme toutes les protagonistes des films d’Andrea Arnold, une ouverture, un espoir, pour qu’advienne un apaisement et une forme de réconciliation avec son quotidien. 

Bird (2025) d’Andrea Arnold, avec Barry Keoghan, actuellement au cinéma.