“Mektoub My Love : Intermezzo” d’Abdellatif Kechiche : une vision rance des femmes
Mektoub My Love : Intermezzo d'Abdellatif Kechiche restera comme la projection marquante de ce Festival de Cannes 2019. Après le premier volet de la future trilogie (voire plus, si affinités) sorti en salles l’année dernière, le réalisateur poursuit sa recherche d’un chaos hypnotique et musical, qui hurlerait de manière violente sa dépendance à la chair.
Par Olivier Joyard.
3h28 de fesses tendues par le désir, de bouches entrouvertes, de regards en douce, de mains férocement baladeuses, de corps en pleine jeunesse miroitant sous l’effet du sel et du soleil (les 45 premières minutes du film, sur un groupe d’ami.e.s à la plage) ou rendus luisants par la sueur (les 2h45 restantes, avec les mêmes personnes en boîte de nuit). Voilà l’expérience entre Russ Meyer et Hou Hsiao-shien à laquelle Mektoub My Love : Intermezzo a invité les spectateurs cannois, dans ce qui restera comme la projection marquante de ce Festival 2019. Après le premier volet de la future trilogie (voire plus, si affinités) sorti en salles l’année dernière, Abdellatif Kechiche poursuit sa recherche d’un chaos hypnotique et musical, qui hurlerait de manière violente sa dépendance à la chair. Soit un genre de cri cinématographique primal visant la quête éternelle du plaisir, en même temps que la crainte de sa perte. On ne peut que reconnaître l’ampleur du geste, la vague visuelle et sonore sidérante que façonne sur fond de techno boom boom et de plans syncopés le septième film de l’auteur de La Vie d’Adèle, quasiment sculpté sur les peaux de ses interprètes, collé au temps réel de ce qu’il représente : une nuit de folie.
Un tel déploiement de beauté et de talent sert ici un imaginaire rétréci, voire rance, aux œillères strictement masculines
D’où vient alors le sentiment de colère qui persiste après avoir été percuté par cette comète ? C’est qu’un tel déploiement de beauté et de talent sert ici un imaginaire rétréci, voire rance, aux œillères strictement masculines. L’orgie des sens à laquelle convie Kechiche ne regarde que dans une seule direction. Il est question ici du cul des femmes, montré dans toute sa splendeur, ce qui ne serait en rien un problème si quelque chose comme un échange ou l’espoir d’une fluidité possible était au moins envisagé – une sortie du trou noir des représentation vieillottes, en somme. À une époque où l’art s’interroge avec les sœurs Wachowski dans Sense8, Jill Soloway dans I Love Dick, ou Portrait de la Jeune Fille en Feu présenté durant ce Cannes 2019 par Céline Sciamma, sur la pertinence de sortir du “male gaze” (cette vision imposée par des artistes hommes sur des femmes-objets qui a structuré le cinéma – même le plus grand – depuis ses débuts), Kechiche nous force à rester tapis dans l’ancien monde, simplement parce qu’il s’accorde à ses désirs.
Kechiche nous force à rester tapis dans l’ancien monde, simplement parce qu’il s’accorde à ses désirs.
Pendant les plus de deux cents minutes du film, aucune femme n’a le droit de créer l’espace de son désir, même si elle l’exprime, ainsi que le prouve une scène de conversation sur les culs des hommes entre deux des héroïnes : jamais la caméra ne glissera vers ceux dont elle parle, jamais le film ne se risquera à créer un trouble dans son système. Kechiche doit s’estimer incapable de filmer les hommes de manière sexuelle, préférant donc s’abstenir. Pour créer l’illusion d’un déplacement, il va montrer ce que veut dire, selon lui, se retrouver englouti par le désir des femmes – ce qui revient au même, c’est-à-dire à l’ignorer. Ainsi, le clou du film est un cunnilingus explicite d’une quinzaine de minutes, envisagé comme le combat à mort entre la bouche d’un homme et le sexe de son amante. Qui dévore qui ? On ne peut que se désoler que l’audace théorique – montrer du sexe sans détourner le regard – devienne une facilité esthétique paniquée.
Kechiche organise son film autour de situations où les femmes sont contraintes.
Dans Mektoub My Love : Intermezzo, un seul personnage a le droit de vivre en organisant ce qu’il a envie de regarder : c’est Amin, le double évident du cinéaste, que la fiction présente comme un étudiant en cinéma aux idées larges, mais dont elle fait en réalité une image figée du créateur tout puissant, au charme ténébreux. Dans les pas de ce garçon faussement doux, Kechiche organise son film autour de situations où les femmes sont contraintes : quand un homme tient la nuque d’une jeune blonde pour qu’elle embrasse sa partenaire, quand le fameux cunnilingus fait l’objet d’une perpétuelle négociation, après plusieurs refus. Cela peut paraître anodin à l’échelle de trois heures de transe, mais c’est tout l’inconscient du film qui s’exprime ainsi : nous sommes captifs d’une fascination qui nous est imposée.