12 nov 2019

“Les Misérables” : confessions du réalisateur Ladj Ly

Avant d’investir le cinéma, sa caméra a d’abord été pour lui un outil de vigilance citoyenne. Habitant d’une cité de Montfermeil et membre du collectif Kourtrajmé, le réalisateur Ladj Ly a commencé son parcours en filmant la vie de son quartier. Vingt ans plus tard, son film “Les Misérables”, qui raconte une bavure policière dont il a été le témoin, a été sélectionné à la surprise générale en compétition à Cannes et a décroché le prix du Jury. Ce film engagé, essentiel aujourd’hui, est désormais en lice pour la course aux Oscars, où il représente la France. 

Propos recueillis par Olivier Joyard.

Portraits Rayan Nohra.

Réalisation Rebecca Bleynie.

Manteau et pantalon en laine, Alexander McQueen. Boots, collection homme Dior. Assistante réalisation : Céline Gaulhiac. Coiffure et maquillage : Malou Okumu chez Backstage Agency.

Sélectionné à la surprise générale en compétition au dernier Festival de Cannes, le film Les Misérables a fait plus que justifier sa place en repartant avec un prix du Jury. Mieux, il représentera la France aux prochains Oscars. Un conte de fées qui électrise le réalisateur Ladj Ly, sans pour autant altérer sa vision et sa conscience de porter un flambeau. Depuis presque vingt ans, celui qui aura 40 ans en 2020 promène sa caméra aux Bosquets, à Montfermeil, en banlieue parisienne – où il habite –, pour montrer la réalité et filmer les injustices. Avant ce premier long-métrage de fiction, Ladj Ly s’est fait connaître avec les documentaires 365 jours à Clichy Montfermeil (2007), 365 jours au Mali (2014) et le court-métrage Les Misérables (2017). Son film, éclatant et punchy, qui suit l’arrivée d’un policier dans une cité (avant d’étendre le point de vue à toutes les forces en présence pour atteindre une dimension prophétique et lyrique), donne au cinéma français le coup de fouet dont il avait grandement besoin. 

 

Numéro : Le parcours des Misérables, du Festival de Cannes jusqu’à sa sélection pour représenter la France aux Oscars, dépasse l’entendement. Aux États-Unis, le film suscite aussi beaucoup d’enthousiasme.

 

Ladj Ly : Les retours ont été très forts, c’est vrai. Au Festival de Toronto [le plus grand festival nord-américain, qui a lieu chaque année au mois de septembre], à la moindre vanne, tout le monde éclatait de rire. À l’étranger, ils ont une certaine image de la France, et quand ils découvrent le film, ils ne comprennent pas. Ils connaissent la tour Eiffel tout en ignorant que dans ce pays il y a des ghettos. De plus, compte tenu du titre, ils s’attendent à une adaptation de Victor Hugo, donc, forcément, ils sont surpris. [Rires.] Je me rends compte que même en France, la plupart des gens ne connaissent pas la cité. Ils n’y ont jamais mis les pieds, ne savent pas comment ça se passe. Leur seul filtre, c’est les médias et les politiques. Alors, devant ce film, les gens se prennent une tarte.

 

Même si ce film est votre premier long-métrage de fiction, vous travaillez depuis plus de quinze ans à renvoyer une image des quartiers différente des clichés habituels.

 

J’ai tourné mon premier film à l’âge de 17 ans. Il s’appelait Montfermeil Les Bosquets et était réalisé par Kim Chapiron. J’y abordais déjà les problématiques du quartier, les revendications, presque instinctivement. La première fois qu’une caméra s’est posée sur moi, j’ai dénoncé les conditions de vie dans cette cité. Il se trouve que vingt-deux ans plus tard, mon film parle encore du même sujet. Je montre ce que je connais. Je n’ai jamais lâché. Maintenant que mon travail connaît un écho plus important, j’essaie de garder la tête froide. Je pense que j’y arrive parce que cela fait longtemps que je fais partie de Kourtrajmé [collectif de réalisateurs et d’artistes regroupant notamment Kim Chapiron, Ladj Ly, Toumali Sangaré, Romain Gavras…]. Ce n’est pas comme si ce qui se passe me tombait dessus complètement par hasard. Mais se retrouver au Festival de Cannes, en compétition officielle, c’était fort.

 

Vous avez presque 40 ans. Comment expliquer que vous n’ayez éclos en tant que réalisateur de long-métrage qu’à ce moment-là ? Parce que vous ne faites pas partie du sérail ?

 

Ce film, cela fait dix ans que je l’ai en tête. On sait tous que c’est le parcours du combattant pour faire du cinéma. Donc cela a pris un certain temps, pendant lequel je me suis formé un peu sur le tas. L’idée de base, c’était de parler de la vie quotidienne, de la violence policière, de la violence sociale. C’est ce que j’ai toujours fait avec ma caméra : filmer et revendiquer, en diffusant mes films sur Internet. J’estime qu’on habite un quartier abandonné et que cela doit être dénoncé. Mes documentaires, mes petits clips et mes vidéos évoquent cette question. Les émeutes de 2005 ont été l’objet de mon premier documentaire. Ensuite, j’ai eu envie de continuer, que ce soit avec Kourtrajmé ou avec JR. Les toutes premières expos de JR, on les a faites ensemble, en 2002. Après il y a eu cette fameuse photo où il me prend en train de braquer une caméra comme un fusil [Ladj braquage, 2004]. Cette photo fait sens, car j’ai toujours considéré ma caméra comme une arme.

 

Le collectif Kourtrajmé a été votre école de cinéma, mais de manière presque inconsciente, en tout cas naturelle.

 

La force de Kourtrajmé, c’est qu’avant d’être un collectif nous étions des potes d’enfance. Kim Chapiron et Romain Gavras se sont rencontrés à la maternelle. Kim, je l’ai connu parce que ses grands-parents habitaient à Montfermeil, sa mère à Clichy, sa tante à la cité des Bosquets. Toutes ses vacances, il les passait là-bas, donc on se retrouvait au centre de loisirs. C’est une histoire d’amitié et de potes avec la même envie. J’ai commencé en tant qu’acteur, mais je ne savais même pas que j’étais acteur. Quand je filmais, pareil. Dans ma tête, je ne réalisais pas un film. Le cinéma n’existait pas. C’était inaccessible pour nous, à l’époque. C’est comme dire à un gosse qu’il va aller faire des activités sur Mars : ça n’a pas de sens, c’est trop lointain. Même aujourd’hui, j’ai réalisé un long-métrage, et pourtant je ne suis pas cinéphile. J’ai vu quelques films, comme tout le monde, mais quand on me demande mes références, je n’en ai pas vraiment. Le cinéma n’a jamais été une passion. Ça m’est tombé dessus.

 

 

Même en France, la plupart des gens ne connaissent pas la cité. Ils n’y ont jamais mis les pieds, ne savent pas comment ça se passe. Leur seul filtre, ce sont les médias et les politiques. Alors, devant mon film, forcément, les gens se prennent une tarte.”

 

 

Vous avez quand même passé dix ans sur Les Misérables.

 

J’ai fait beaucoup de choses durant ce laps de temps, parce qu’il faut être clair : qui allait miser sur moi ? Le travail et l’acharnement ont payé. Je n’ai jamais eu un boulot normal. Je me suis toujours concentré sur ma petite caméra, sur mes films. 

 

Pendant ces dix ans, la France a changé… pas en mieux.

 

Le point de départ du film, c’est une bavure que j’ai filmée en 2008. Clairement, dix ans après, il n’y a aucun progrès. Les bavures restent dans l’actualité. Mais j’estime qu’il y a encore de l’espoir. On pourrait se mettre autour d’une table et trouver des solutions. Pour cela, il faut une vraie volonté politique.

 

Quel rôle donner au cinéma ?

 

L’objectif, c’est de relancer le débat. Que se passe-t-il en banlieue ? Qu’est-ce que la banlieue aujourd’hui ? On parle de banlieue tous les jours sans savoir. Dans les quarante premières minutes de mon film, nous sommes vraiment en immersion dans le quartier. J’ai souvent entendu que ce n’était pas possible de passer autant de temps là-dessus. Normalement, au bout de cinq minutes l’élément déclencheur doit arriver. Sauf que je voulais faire le film dont j’avais envie, sans entrer dans une case. Donc, nous prenons le temps de découvrir le quartier, le territoire, les personnages. On commence par le point de vue du flic qui arrive dans la cité, joué par Damien Bonnard. Le spectateur peut se mettre à sa place et découvrir avec lui ce qui se passe. Une fois qu’on a compris les codes, le film démarre. 

 

Comment le tournage aux Bosquets, à Montfermeil, s’est-il passé ?

 

Aujourd’hui, cela peut être compliqué de filmer en banlieue, surtout pour les journalistes. Il y a des raisons. Les gens de banlieue ont très peu confiance dans les médias, qui restent dans des clichés, avec des reportages à charge : les voitures qui brûlent, les dealers postés… Dans Les Misérables, c’est tout ce que j’ai voulu éviter : pas de drogue, pas de rap, pas d’armes. J’ai pu tourner très facilement pendant six semaines car j’habite là-bas. Nous avons aussi impliqué les habitants, trois cents personnes, dont de nombreux figurants. C’était important de travailler avec des pros, mais aussi avec des gens sans expérience professionnelle.

Chemise en coton, Valentino.

Le film partage les points de vue entre la police et la population. Personne ne sait faire cela en France.

 

Pour évoquer le point de vue de la police, je pense être légitime. Les flics, je les connais. Pendant longtemps, je faisais du “copwatch”. Cela consiste à filmer les policiers pendant leurs interventions pour avoir une trace si ça dégénère. Je sortais ma caméra et quand ils commettaient une bavure, j’étais là. Ensuite, je diffusais les vidéos sur Internet. J’avais cette plateforme grâce à laquelle je pouvais atteindre un large public. La bavure décrite dans Les Misérables, je l’ai filmée. Ma vidéo a occasionné une enquête de l’IGS et des policiers ont été suspendus. C’était une première en France. Donc, pour les avoir regardés et fréquentés, pour avoir reçu quarante plaintes de leur part à mon encontre, je m’estime légitime pour me mettre dans la peau d’un flic. J’ai aussi été en immersion avec des équipes de la BAC pour préparer le film.

 

Parler de plusieurs points de vue, c’est une question politique ?

 

Je me dis que j’ai tellement de choses à raconter que me limiter à un point de vue rendrait le film moins intéressant. Développer le point de vue des policiers, des habitants du quartier, des dealers, du maire, c’est beaucoup plus vivant et énergique, ça se voit à l’image et c’est ce que j’aime parce que ça ne s’arrête jamais. Un film, quand c’est posé, ça me fait chier. Tout a été tourné caméra à l’épaule – sauf une scène ! Je mélange plusieurs genres, mais je ne sais pas lesquels puisque je ne suis pas cinéphile. J’ai envie d’apporter ma patte, un truc nouveau. J’ai des histoires à raconter. Je ne fais pas partie des personnes militantes. Plein de gens militent, mais moi, je suis seul à faire mes films, même si notre combat est le même. Et ce n’est pas une mince affaire de faire des films.

 

 

Emmanuel Macron, si vous nous lisez, vous êtes le bienvenu. En termes de sécurité, ne vous inquiétez pas, tout se passera bien !

 

 

L’année dernière, vous avez ouvert une école de cinéma Kourtrajmé. De quoi s’agit-il ?

 

C’est une école de cinéma gratuite et différente, installée à Montfermeil. Personnellement, je n’ai jamais mis les pieds à la FEMIS [principale école de cinéma en France]. Je pars du principe qu’aujourd’hui, pour entrer dans une école de cinéma, c’est difficile. Il faut des appuis, de l’argent, un certain niveau d’études. Le concours d’entrée à la FEMIS, c’est bac plus je ne sais pas combien ! Dans notre collectif, personne n’a fait d’école de cinéma. Donc, je veux dire que c’est possible de ne pas passer par ces lieux et de réaliser des films. Dans notre école, il n’y a pas de condition de diplômes. En un an, on a formé trente jeunes, produits cinq courts-métrages et nous sommes en train de développer deux longs-métrages. C’est concret. On fait avec les moyens du bord et on commence à avoir du soutien, comme celui du CNC. Nous avons également quelques partenaires privés. C’est encore du bricolage. Ce projet vient de loin : dès 2001, à 21 ans, je voulais monter une école consacrée au film et à la vidéo. Mais j’ai eu des problèmes avec la mairie et c’est parti en vrille. J’ai gardé cela en tête car je rencontre plein de gens qui veulent faire du cinéma. On essaie de donner aux jeunes des quartiers des clés pour raconter leur histoire. On a des profils très différents. La première année, pour trente places (scénaristes, réalisateurs, monteurs), on a reçu 1 600 candidatures de France et de l’étranger, de toutes les classes sociales. On essaie de jouer la mixité à fond, et la parité également. L’idée c’est d’en ouvrir un peu partout. Cinq écoles en Afrique – Sénégal, Mali, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Maroc – sont prévues. En septembre 2022, ce sera à Angoulême.

 

On a l’impression que votre film est là pour prévenir : si nous ne réagissons pas collectivement, nous courons vers le chaos.

 

C’est un cri d’alarme lancé aux politiques. J’ai adressé un message au président Macron pour qu’il voie le film. En réponse, il nous a invités à l’Élysée. Mais j’ai préféré décliner. Je lui ai proposé de venir à la cité pour voir le film. C’est dans son intérêt, c’est important qu’il fasse la démarche. Il ne faut pas oublier que pendant son quinquennat, un plan banlieue a failli être mis en place et annulé au dernier moment. Ce serait un geste fort qu’il vienne à l’école Kourtrajmé. Donc Emmanuel Macron, si vous nous lisez, vous êtes le bienvenu. En termes de sécurité, ne vous inquiétez pas, tout se passera bien !

 

Restez-vous optimiste dans la France d’aujourd’hui ?

 

C’est assez compliqué. Les “gilets jaunes” sont dans la rue depuis bientôt un an. Tout va mal et c’est de pire en pire. J’ai de l’espoir, mais c’est mal barré. Le but d’un film, c’est de parler d’un sujet important et d’essayer de trouver des solutions. Nous avons fait une projection à Rennes, et un policier de la BAC a pris la parole. Il a dit que le film avait changé sa vision des quartiers et qu’il voulait inciter ses collègues à le voir. Si on arrive à faire changer ne serait-ce qu’une mentalité, ce sera déjà pas mal.

 

Les Misérables de Ladj Ly, sortie le 20 novembre.