“J’ai eu envie d’un film populaire qui ne prendrait pas les gens pour des cons.” Romain Gavras s’explique sur “Le monde est à toi”.
Pour son deuxième long-métrage, Romain Gavras a imaginé un polar pop et décalé. Un film de voyous inattendu et brillant, servi par l’interprétation magistrale d’Isabelle Adjani et de Vincent Cassel.
Propos recueillis par Olivier Joyard.
En racontant l’histoire de petits voyous français embarqués dans une mission dangereuse en Espagne, en filmant un héros qui refuse de se conformer aux clichés du gangster que l’on attend de lui, Romain Gavras signe, pour son deuxième film, un polar pop et décalé, à mille lieues des standards français et anglo-saxons. Dans Le monde est à toi, on croise aussi bien Isabelle Adjani, géniale en mère possessive et filoute, que Vincent Cassel, en homme de main un peu limité, le tout emballé dans une esthétique punchy et léchée, sans être tape-à-l’œil. Présenté à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes cette année, le film a surpris par sa maturité, son sens du jeu et sa douceur. Romain Gavras a livré à Numéro les secrets d’une aventure rare dans le cinéma français.
Numéro : Vous réalisez votre deuxième film huit ans après Notre jour viendra. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Comment Le monde est à toi est-il né ?
Romain Gavras : Parce qu’il est difficile de faire des films, tout simplement. J’ai eu une fille, j’habite une partie du temps à l’étranger. J’ai aussi mis un pied dans la réclame, réalisé des clips et commencé à recevoir de gros scripts américains de blockbusters. Puis je me suis dit que j’allais écrire le mien, une sorte de Docteur Folamour en Afghanistan, sur lequel j’ai galéré deux ans pour finalement ne pas le monter ! Enfin, en 2016, j’ai commencé à réfléchir à un film tourné en France. Je suis allé au tribunal assister à des comparutions immédiates, j’ai fait parler des potes qui ont des vies un peu hautes en couleur. J’ai réuni plein d’anecdotes sur le milieu du crime, mais je n’avais pas encore trouvé mon angle d’attaque. Puis, au cours des échanges avec mes coscénaristes, Noé Debré et Karim Boukercha, un personnage de mère a commencé à se dessiner, ce qui m’a émotionnellement attaché au projet. Même si l’ambition était de réaliser un film pop et de divertissement, j’en avais besoin. Avec ce personnage, je me rattache à ma propre mère, mais aussi, de façon plus universelle, aux mères de ma génération. Parce qu’on est un peu des fils à maman, beaucoup plus en tout cas que la génération de mes parents, où la figure paternelle dominait.
“Il y a en France, et dans le cinéma indé en général, une tendance qui consiste à se foutre de l’image. Ce n’est pas mon cas, et je le revendique.”
Cette mère est incarnée par Isabelle Adjani, une icône française.
On n’a jamais vu Isabelle Adjani comme ça. Je suis fan d’Isabelle qui, au-delà d’être une icône française, est une magnifique actrice. En commençant à travailler avec elle, je me suis rendu compte à quel point elle est drôle, rapide et maligne. On a commencé à faire du shopping de pièces Versace ensemble pour créer le personnage. Isabelle a fait tant de fois le grand écart durant sa carrière qu’elle n’appartient pas à une seule famille de cinéma. C’est ce que j’aime chez elle. Nous avons scellé un pacte : elle sera dans tous mes films à partir de maintenant, même si c’est juste pour une apparition.
Le film ne ressemble pas à un polar français classique, son ADN est international, comme votre rapport au cinéma.
Je ne me suis pas construit “contre” le cinéma français. Il y a plein de moments du cinéma français que j’adore. Pialat est un de mes réalisateurs préférés, Bertrand Blier aussi. Pour moi, le cinéma le plus intéressant en France se situe avant et après la Nouvelle Vague. AvecLe monde est à toi, je ne voulais pas faire un film à l’américaine sur des voyous français, avec des mallettes ou du funk. Je voulais utiliser des codes hexagonaux, notamment à travers la musique, de Sardou à PNL. Moi, j’aime réellement Sardou, comme j’aime réellement PNL. Dans la foulée, l’idée était de démythifier le genre du film de gangsters. En France, on a ce truc avec les films de Melville – que j’adore – qui présentent un gangster charismatique, un peu sombre, qui ne parle pas beaucoup. Delon. La coolitude incarnée. Or, ce gangster sombre et charismatique n’existe pas vraiment. Ce que je vois autour de moi, ce n’est pas ça. Je trouve la petite voyoucratie beaucoup plus attachante et beaucoup plus abrutie. Elle raconte quelque chose de notre époque, un peu à l’image des comédies italiennes comme Le Pigeon ou Affreux, sales et méchants, qui gardent une liberté de ton tout en abordant des sujets profonds. J’adore Mario Monicelli, Ettore Scola et Dino Risi. Quand le cinéma est trop sérieux et sans fantaisie, j’ai un peu de mal.
“J’aime bien le classicisme dans le cinéma : décors forts, costumes forts, acteurs forts, et après, on essaie de ne pas faire trop le malin en réalisation. Ce qui se périme en premier, ce sont les références trop voyantes.”
Vous avez tourné une partie du film à Benidorm, une station balnéaire espagnole stupéfiante…
Benidorm, c’est incroyable. Un mélange entre Glasgow et Miami. J’y suis allé post-ado avec des potes. Je réalisais déjà des courts-métrages et je me suis toujours dit qu’il fallait revenir tourner ici un jour. Ce sont les vacances les plus low cost d’Europe, les décors ne sont pas chers, mais à l’image, ça paie. La ville est presque un personnage du film. Beaucoup d’Anglais viennent là. Ils ont foutu le bordel pendant des siècles dans le monde pour finir là. Il y a un côté fin d’empire assez fou. J’aime filmer des personnages et des endroits qui te racontent quelque chose du moment actuel. En filmant Benidorm, tu n’es pas obligé de faire des grandes théories sur la fin du monde pour comprendre qu’on n’en est pas loin.
Le monde est à toi détonne dans le cinéma français par son esthétique très travaillée.
Il y a en France, et dans le cinéma indé en général, une tendance qui consiste à se foutre de l’image. Ce n’est pas mon cas, et je le revendique. Pour moi, ça pique les yeux de ne pas soigner un film – sauf si tu es Pialat. Je ne trouve pas ça nul que les jeunes réalisateurs actuels aient une culture de l’image. J’ai 36 ans, j’ai grandi dans les années 90, j’appartiens à une génération influencée par la pub, par Mondino, par les clips. Notre champ d’influences est très vaste.
Pour ce film, avez-vous condensé vos influences dans un lookbook ?
En publicité, on crée en permanence des lookbooks. Mais au cinéma, si tu fais trop de recherches d’images, ça devient difficile de renouveler quoi que ce soit. Je me suis inspiré de photographes, mais pas question de créer un Tumblr. Pendant les repérages, avec mon chef opérateur André Chemetoff, on s’est beaucoup parlé de ce qu’on aimait, mais le film reste assez classique dans sa grammaire visuelle. En photographie, dans mon univers personnel, il y a Martin Parr et Andreas Gursky, et au cinéma, Stanley Kubrick. Quand on est réalisateur, comment ne pas être impressionné par Kubrick ? Le piège, c’est que lorsqu’on travaille beaucoup pour la pub [Romain Gavras a réalisé des publicités, notamment pour Dior avec Robert Pattinson], on acquiert une maturité technique, et on sait claquer des plans “à la Kubrick”.
Il faut alors se forcer à ne pas les reproduire pour un long-métrage, tant ils sont référencés. Au fond, j’aime bien le classicisme dans le cinéma : décors forts, costumes forts, acteurs forts, et après, on essaie de ne pas faire trop le malin en réalisation. Ce qui se périme en premier, ce sont les références trop voyantes.
La musique du film est très éclectique, de la variété française de Laurent Voulzy au hip-hop de Booba. Pourquoi ce choix ?
Sardou, Balavoine, PNL sont tous dans ma playlist Spotify. Ce sont des morceaux que j’écoute beaucoup. Évidemment, c’est un peu rigolo de mettre Sardou sur l’ouverture d’un film dans une cité où un mec va dealer, mais je ne le fais pas au second degré. Le Phénix est un morceau que j’adore. Sardou l’avait écrit pour Hallyday, les accords sont incroyables. Les paroles du Cœur grenadine de Voulzy, le côté sucré, c’est aussi le ton du film, un côté bonbon au soleil. Chez Scorsese, Paul Thomas Anderson et Tarantino, j’aime bien l’utilisation de gros morceaux américains que tout le monde adore. On a évidemment envie de cela. Mais j’ai résisté à la tentation parce que j’aime la musique française.
“Cette fois, j’ai eu envie d’un film populaire qui ne prendrait pas les gens pour des cons.”
Au début des années 2000 vous étiez membre du collectif Kourtrajmé qui comptait également Kim Chapiron, mais aussi le futur chef Bertrand Grébaut. Comment voyez-vous votre évolution collective ?
Les membres de l’aventure Kourtrajmé sont arrivés à maturité maintenant. On est tous encore potes, mais le nom n’existe plus. On a commencé jeunes, quand on avait 15 ans. Très vite, on nous avait proposé des gros trucs dégueulasses, comme des comédies musicales hip-hop, et je pense que nous avons bien fait de refuser ces sollicitations. Nous étions là avant Internet, les gens n’arrivaient pas trop à nous cerner. Nous nous sommes construits petit à petit et nos choix s’en ressentent positivement. Ladj Ly a réalisé un court-métrage et prépare un long-métrage. Bertrand Grébaut imaginait toutes nos pochettes, ainsi que le logo du collectif. Il a fini par dire que le graphisme c’était pour les baltringues et il est devenu cuisinier ! Aujourd’hui, Bertrand est le chef du Septime. Quant à moi, je pense que Le Monde est à toi témoigne d’une plus grande maturité que mon premier long-métrage, tout en restant fidèle à mon univers. J’aime beaucoup mon premier film. Je l’ai sorti de moi à l’âge de 27 ans, mais il était presque dirigé contre le spectateur, en tout cas dans un certain esprit de confrontation. Cette fois, j’ai eu envie d’un film populaire qui ne prendrait pas les gens pour des cons. Le film possède le même humour, mais il est moins violent. Je commence déjà à réfléchir au prochain. Cette fois, je ne veux pas attendre huit ans.