20 mai 2025

Rencontre avec Mélanie Laurent : “La danse avec Tarantino à Cannes, c’était de l’impro”

L’actrice aux yeux revolver qui a illuminé l’Inglourious Basterds de Quentin Tarantino et l’Enemy de Denis Villeneuve continue de s’imposer à la fois en tant que comédienne essentielle et comme réalisatrice talentueuse. L’an dernier, elle était derrière la caméra pour le film Libre. La Française y filmait Lucas Bravo dans la peau (et le blouson de cuir) de Bruno Sulak, braqueur non violent et anticonformiste des années 80. Cette année, on la retrouve, devant la caméra de Joséphine Japy pour le projet Qui brille au combat, présenté au Festival de Cannes. Rencontre avec une artiste totale.

  • par Violaine Schütz.

  • Publié le 20 mai 2025. Modifié le 25 mai 2025.

    L’actrice et réalisatrice française Mélanie Laurent était au Festival de Cannes pour défendre le bouleversant Qui brille au combat, un film de Joséphine Japy inspiré du handicap de sa sœur et son histoire familiale. L’occasion d’une interview avec une artiste aussi brillante que passionnée.

    L’interview de l’actrice et réalisatrice Mélanie Laurent

    Numéro : Vous aviez dirigé l’actrice Joséphine Japy dans votre film Respire. Et là, c’est elle qui vous filme dans Qui brille au combat, présenté au Festival de Cannes 2025. L’histoire s’inverse…

    Mélanie Laurent : Oui. Quand Joséphine m’a appelée pour me dire qu’elle avait écrit un film et qu’elle voulait que je joue sa mère, je n’ai pas hésité un instant. Après, j’ai lu une troisième version du scénario qui était déjà tellement aboutie. Puis, on a dîné ensemble. J’ai essayé de jouer les guides (rires). Et de lui poser des questions sur la mise en scène pour savoir où elle allait. Mais j’ai vite compris qu’elle savait très bien où elle allait. Elle n’avait besoin d’aucun conseil ni d’aucune guidance. J’étais persuadée, depuis que je la connais, qu’elle était faite pour la réalisation. Et qu’elle allait nous emmener très loin et très fort et ce, avec beaucoup de douceur. Et c’est ce qu’elle a fait.

    Vous êtes à la fois actrice et réalisatrice. Quand quelqu’un d’autre vous dirige, arrivez-vous à redevenir simplement actrice sans penser à la mise en scène ?

    Oui. Car je pense que quand on devient metteur en scène, on comprend mieux les réalisateurs. Après avoir tourné des films, on est justement un meilleur soldat. Et on est plus à l’écoute. Je comprends plus vite comment ça se passe et je suis plus malléable en tant qu’actrice depuis que je réalise des films. Je sais tellement ce que les cinéastes vivent que j’essaie d’être la plus disponible et la plus professionnelle. Alors que finalement, avant de pouvoir réaliser, j’étais certainement plus un électron libre qui avait envie de certaines choses. En tout cas, c’est une immense chance de pouvoir être à la fois actrice et réalisatrice. J’adore être dirigée par quelqu’un.

    Les femmes réalisatrices ont un certain œil et un rapport à l’émotion et à la sensualité qui est un peu différent de celui des hommes.” Mélanie Laurent

    De plus en plus de femmes deviennent réalisatrices. Kristen Stewart et Scarlett Johansson présentent au Festival de Cannes des films qu’elles ont réalisés… Vous étiez en quelque sorte une pionnière dans cette double casquette...

    J’adore cette phrase : « Je suis une pionnière par rapport Scarlett. » Oui, c’est vrai, je crois qu’elle s’est dit qu’elle allait faire comme moi (rires).

    À quel point la notion de female gaze a son importance selon vous ?

    Les femmes réalisatrices ont un certain œil et un rapport à l’émotion et à la sensualité qui est un peu différent de celui des hommes. Mais en même temps, je crois que chaque être humain a sa manière de voir les choses et son œil. Surtout lorsqu’il s’agit de filmer une histoire personnelle, comme c’est le cas pour le film de Joséphine Japy (qui s’inspire de son histoire de sa famille et de sa sœur, atteinte d’un handicap, ndlr). En fait, je crois que les films qui parlent de femmes ont une autre résonance lorsqu’ils sont portés par des femmes. Et en même temps, lorsque j’ai vu Toni en famille avec Camille Cottin, durant tout le film, j’étais persuadée que c’était une femme réalisatrice qui se cachait derrière. Quand j’ai su qu’il s’agissait d’un réalisateur (Nathan Ambrosioni), j’ai halluciné. J’ai trouvé ce portrait d’une femme et d’une mère si beau et si juste. C’est rassurant de savoir qu’il y a des metteurs en scène qui vont aller offrir déjà des rôles incroyables à des femmes. Quentin Tarantino est de ceux-là.

    Quand on pense aux meilleurs moments du Festival de Cannes, on se souvient de votre danse avec Quentin Tarantino sur le tapis rouge…

    C’était totalement improvisé ! Et j’avais 15 cm de talons donc une petite appréhension à aller danser. Mais finalement je crois qu’on ne tombe jamais. On a toujours cette peur de tomber sur le red carpet. Mais en fait, il ne nous arrive jamais rien. Il n’y a pas d’accident. C’est la magie du cinéma… C’est toujours agréable, très fort et jouissif de grimper les marches.

    Il y a dix ans, personne ne me donnait le budget pour réaliser un film de braquage et d’action, même s’il s’agissait aussi d’une histoire d’amour.” Mélanie Laurent

    En 2024, vous réalisiez le film Libre sur Bruno Sulak, braqueur charmeur des années 80 qui a été comparé à Arsène LupinComment est né ce projet ?

    C’est le livre de Philippe Jaenada intitulé Sulak qui m’a donné envie de lui consacrer un film. Le roman raconte sa vie, de sa naissance jusqu’à sa mort. Je me suis demandé pourquoi on avait oublié cet homme alors qu’on se rappelle des autres braqueurs. Des braqueurs qui avaient moins de panache, d’audace, de poésie, d’intelligence et charme mais plus de sang sur les mains. Et qui respectaient beaucoup moins les femmes. On se souvient de certains braqueurs, tels que Jacques Mesrine, presque comme des icônes. Mais pas de Bruno Sulak. C’était une vraie question que je me suis vraiment posée : pourquoi a-t-il été oublié de l’histoire ?

    Vous l’avez donc immortalisé…

    Oui, de là est venue l’envie qu’il ne reste plus oublié. Et puis, c’est intéressant d’observer qu’il y a dix ans, personne ne me donnait le budget pour réaliser un film de braquage et d’action, même s’il s’agissait aussi d’une histoire d’amour. Personne ne me faisait confiance. Alors que dix ans après, oui. Donc, le monde a un peu changé. 

    Après le film Voleuses, que vous avez réalisé et qui mettait en scène un trio de voleuses, la figure du braqueur semble vous passionner…

    Dans Voleuses, ce n’était pas tellement le fait qu’elles volaient qui m’intéressait. C’était cette amitié presque amoureuse qui était racontée. Les thèmes de prédilection, pour moi, dans ces deux films, ce sont la liberté et l’amour plus que le braquage. Finalement, dans Voleuses, on les voyait à peine voler. Et dans Sulak, on voit plutôt les personnages en cavale, lors de moments de vie entre les braquages ainsi que les évasions et cette soif du vent dans les cheveux, du ciel bleu et de ce corps qui a envie de plonger. Mais même quand il plonge des calanques (le film a été tourné à Nice), il prend des risques. 

    J’ai beaucoup de mal avec les portables.” Mélanie Laurent

    Dans les moments partagés par Bruno Sulak avec sa compagne et ses amis, on ne voit pas de téléphone portable puisque nous sommes dans les années 80. Éprouvez-vous de la nostalgie pour cette période-là ?

    Moi, j’ai beaucoup de mal avec les portables. D’abord de manière cinématographique, c’est très compliqué à aborder. Je n’ai jamais pu réussir à mettre en scène cette technologie-là. Les textos et tout ça, c’est une esthétique qui me dégoûte visuellement. Pour mon premier film en tant que réalisatrice, Les Adoptés, sorti en 2011 au cinéma, nous étions encore sur de vieux téléphones, alors que ce n’était pas l’époque. Pour Libre, j’étais très contente parce que dans les années 80, les supermarchés avaient des allures folles, et puis il y avait les looks, les coiffures, la mode… C’était un truc dément à travailler.

    Pourquoi, votre film est assez moderne…

    Je ne voulais pas non plus filmer avec un filtre 80’s et une image 80’s comme on peut faire des films années 70’s avec une certaine chaleur dans la photo. J’avais envie de tourner cette histoire de manière plutôt moderne. Et puis, je ne suis pas allée trop loin dans les permanentes. Je suis restée sur l’idée que ces personnages sont en cavale, qu’ils ont trois fringues et doivent pouvoir partir avec un sac en deux secondes parce qu’à chaque fois, la vie va très vite. 

    Lucas Bravo, qui joue le héros de votre film, arbore tout de même une coupe mulet…

    Oui, c’est vrai, il y a un petit mulet. Avec des acteurs qui m’ont dit “ok”. J’étais quand même contente (rires).

    Où sont les politiques aujourd’hui ? Quelles sont les décisions politiques ?” Mélanie Laurent

    Bruno Sulak était un symbole de liberté et d’anti-capitalisme. Et lors des scènes de braquages, on voit beaucoup de supermarchés filmés façon pop art. Aujourd’hui, on achète sans voir les packagings, sur Internet. Avez-vous essayé de faire passer des messages avec ce film ?

    Il y a, en effet, plein de messages, en plus de la question des raisons pour lesquelles on a oublié Sulak et de ce que ça raconte de la société d’aujourd’hui. Je me suis rendu compte de l’excitation politique de l’époque, lors de l’arrivée de François Mitterrand. On a cru que ça allait vraiment changer, pour de vrai. Il y avait une envie de débattre. Où sont les politiques aujourd’hui ? Quelles sont les décisions politiques ? Qu’est-ce qu’on a fait de cette surconsommation et de l’arrivée en masse de ces supermarchés qui ont commencé à nous faire manger les premiers pesticides et à tuer tous les petits agriculteurs, les artisans et le local ? Mais on peut aussi se demander : Où est passée la passion ? Qu’est-ce que ça veut dire “être libre” aujourd’hui ? Et est-ce que ça ne fait pas un peu du bien, en ce moment, dans un monde aussi anxiogène, d’aller à Nice, de voir la Méditerranée et de boire des coups avec des gens qui sont des poètes ? Il me manque, ces gens-là. 

    Il paraît, d’ailleurs, que Bruno Sulak avait une très belle plume…

    Oui, il y a des textes magnifiques qu’on peut les retrouver sur Internet. Il était publié dans la revue L’Autre journal (éditée de 1984 à 1993 et dirigée par l’auteur Michel Butel) quand il s’est retrouvé à peu près un an enfermé à Fleury-Mérogis et j’adore sa plume. Pour moi, c’est d’abord, c’est un écrivain. 

    Cet équilibre dans un couple entre un homme et d’une femme qui sont à égalité… On a envie d’aspirer à ça.” Mélanie Laurent

    Dans Libre, Bruno Sulak (incarné par Lucas Bravo) est traqué par George Moréas (joué par Yvan Attal), un commissaire de police qui semble envier la liberté du criminel (et qui était conseiller sur votre film)… Est-ce que pour vous, le braqueur est plus libre que le flic qui le poursuit ?

    La question se pose dans le film et personne ne répond. Enfin, Bruno dit que c’est lui et l’autre lui répond : “Ah bon ? Moi, je crois que c’est moi.” (rires) En tout cas, je pense qu’on peut être quand même libre en prison. Il y a aussi ce débat intéressant sur l’incarcération. Bruno Sulak parlait beaucoup du côté animal de la prison, du non-accès à la culture dans les prisons. En fait, il parlait de plein de sujets même s’il disait qu’il était apolitique. Mais tout est politique dans la vie, même quand on pense qu’on ne l’est pas. Quel est le plus libre des deux, je ne le sais pas. Ce que je sais, c’est que le jour où Bruno Sulak a été enfermé à Fleury-Mérogis et qu’on savait qu’il ne pourrait pas sortir, ce flic-là a décidé d’arrêter d’être flic et a pris un voilier. Il est parti faire le tour du monde pendant sa première année. Mine de rien, quand il n’a plus ce brigand et ce braqueur à chasser ou à essayer d’attraper, c’est peut-être lui qui devient le plus libre parce qu’il arrête de courir et qu’il prend du temps pour lui. Il n’a plus envie de courir après personne. Je crois que ça l’a vraiment marqué.

    Quand on regarde de nombreux polars des années 80 (comme Police de Maurice Pialat avec Sophie Marceau), les personnages féminins sont souvent mal traités (et maltraités d’ailleurs)…

    Dans tous les films de braqueurs des années 80, les femmes sont des prostituées, des femmes de flics ou des femmes de voyous qui sont carrément inexistantes. Et en plus, on leur parle mal. Alors, après, évidemment, quand on fait un film sur Mesrine, s’il était comme ça, on ne va pas raconter autre chose de lui. Mais pour une fois qu’on pouvait faire autrement, sans trahir qui que ce soit… Il y avait des mecs comme ça et d’autres, qui étaient différents. Je pense que ça aussi, c’est un écho à aujourd’hui.

    Cet équilibre dans un couple entre un homme et d’une femme qui sont à égalité… On a envie d’aspirer à ça.” Mélanie Laurent

    Le personnage d’Annie, la petite amie de Bruno Sulak, jouée par Léa Luce Busato, est très différent des personnages féminins des polars eighties C’est est une fonceuse…

    Elle est dans le premier plan et le dernier plan. Dans la vraie vie d’ailleurs, elle était vraiment avec lui sur tous les braquages. C’est elle qui attendait la voiture, qui démarrait la voiture. Si elle démarre pas la voiture à la bonne vitesse, ils se font arrêter. Il y a du Bonnie and Clyde dans cette histoire, évidemment. Elle ne l’attend jamais. Elle est là tout le temps avec lui.

    Libre, c’est finalement autant un film de braquage qu’une histoire d’amour…

    C’est une histoire d’amour très charnelle et passionnelle parce qu’ils étaient très, très jeunes. Elle avait 19 ans. J’aime cette fusion des corps et des esprits, l’équilibre dans un couple homme-femme où on se pose même pas la question sur le féminin et le masculin. Elle est presque plus masculine et lui, presque plus féminin qu’elle. Et elle en est fière. Ils ont plein de projets, de vie, d’avenir, de futur, de vieillir ensemble, alors que peut-être qu’ils vont s’arrêter dans la seconde et mourir d’une balle. Il y a un truc très beau, très mature, très fort, très cinématographique. Ce n’est pas une rom com parce qu’une comédie romantique n’aurait pas été traitée comme ça. Mais une vraie histoire d’amour à équilibre. Cet équilibre dans un couple d’un homme et d’une femme qui sont à égalité… Je pense qu’il y a quelque chose d’assez moderne. Et si c’est beau à voir et que c’est inspirant, tant mieux, parce qu’on a envie d’aspirer à ça. J’aimais bien parler d’un couple d’amants avec de l’amitié et de la tendresse. 

    Libre (2024) de Mélanie Laurent, disponible sur Prime Video. Le film Qui brille au combat de Joséphine Japy est présenté au Festival de Cannes 2025.