Francis Ford Coppola : “Quand je mourrai, je pourrai me rappeler que je suis allé au bout de ce projet”
Œuvre pharaonique qui germait en lui depuis la fin des années 70, Megalopolis, le nouveau film du cinéaste culte Francis Ford Coppola brosse le terrifiant portrait d’un monde dominé par l’affrontement entre populisme d’extrême droite et idéalisme. Lors d’une conférence de presse au Festival de Cannes 2024, il s’est confié sur son aspect politique.
par Olivier Joyard.
Le retour de Francis Ford Coppola au cinéma
En arrivant à la conférence de presse consacrée à Megalopolis, pendant le Festival de Cannes, Francis Ford Coppola a fait remarquer que lors de la dernière présentation d’un de ses films sur la Croisette, il portait sa fille Sofia sur ses épaules. Elle n’avait que 8 ans. Le double vainqueur de la Palme d’or (en 1974 pour Conversation secrète, en 1979 pour Apocalypse Now) en avait, pour sa part, à peine quarante. Un vrai jeunot, mais déjà une star.
L’auteur de la trilogie du Parrain, entre 1972 et 1990, est aujourd’hui âgé de 85 ans. Sa seule présence en compétition dans le plus grand festival du monde a contribué à rassurer les cinéphiles sur la persistance d’une haute idée de leur art. Comme si, à travers lui, le cinéma pouvait toujours prôner une place centrale dans la culture, faire réfléchir collectivement, garder son rôle de phare dans la nuit, quand bien même il s’agirait d’une douce illusion.
C’est ce que Coppola lui-même a sous-entendu, s’exprimant ce jour-là devant un parterre de journalistes internationaux transis d’admiration : “Le rôle des artistes consiste à mettre en lumière la vie contemporaine, comme me l’a dit un jour le producteur de théâtre Joseph Papp. J’ai trouvé cela très pertinent. Ils peuvent éclairer notre lanterne. Ne pas le faire, c’est comme fabriquer un hamburger sans aucun pouvoir nutritif, et c’est d’ailleurs ce qui se passe souvent. Mon rêve serait que les artistes permettent aux gens de mieux voir.”
L’histoire houleuse du film Megalopolis
Mieux voir, traverser le miroir et le champ des grandes illusions : Coppola a travaillé ces motifs tout au long de sa carrière faite de plus de vingt-cinq films, commencée dans les années 60 et parsemée d’œuvres amples, souvent très différentes, marquées par l’exploration des dynamiques familiales et intimes les plus profondes. En plus de ses grands classiques seventies, on n’oubliera pas la décennie 1980, souvent moins cotée mais non moins belle : Outsiders, Rusty James, Cotton Club, le sublime Peggy Sue s’est mariée, Jardins de pierre, récit militaire à haute intensité mélancolique, mais aussi le chef-d’œuvre maudit par excellence, Coup de cœur.
Cette histoire d’amour déçu située à Las Vegas est arrivée dans la carrière de Coppola juste après le succès mondial d’Apocalypse Now. Le cinéaste se sent pousser des ailes et veut utiliser des techniques ultra sophistiquées pour tourner cette comédie romantique nouveau genre, aux décors somptueux. Personne ne s’intéresse au résultat, la sortie en 1982 est une catastrophe. Celui qui, dans l’histoire, perd autour de 25 millions de dollars n’est autre que Coppola lui-même, qui a investi de l’argent personnel via sa société Zoetrope. Et se retrouve sur la paille.
Une œuvre ressuscitée
C’est à ce précédent plutôt héroïque que beaucoup ont songé devant Megalopolis. Le film, qui raconte en version dystopique un monde dominé par l’affrontement entre populisme d’extrême droite et idéalisme – toute ressemblance… –, est entré dans la tête du cinéaste dès la fin des années 70. Inspiré par l’historien antique Salluste, Coppola prend alors des notes sur la chute de Rome et finit par se lancer dans l’écriture d’un canevas en 1983, avant de prévoir un tournage en 1989 dans la capitale italienne. Cette perspective est finalement repoussée, faute de moyens financiers.
Suite à des échecs en salle, le réalisateur a perdu de son aura aux yeux de l’industrie hollywoodienne et doit abandonner. Mais il y pense toujours, réécrit le scénario des dizaines de fois au fil des ans. Plus de trois décennies ont passé quand, en 2001, Coppola peut enfin organiser des répétitions avec des acteurs et prévoit de tourner à New York, mais le 11 septembre plombe tout. L’atmosphère apocalyptique du film cadre un peu trop avec ce qui vient de se passer.
“Les fondateurs de l’Amérique ne voulaient pas de roi et ont mis en place une nouvelle forme de gouvernement qu’on appelle république, avec un sénat et des lois.” Francis Ford Coppola
En 2019, alors qu’il vient d’avoir 80 ans, l’ex-enfant terrible du Nouvel Hollywood prouve qu’il n’a rien perdu de son côté frondeur. Pour lui, Megalopolis représente le film d’une vie et rien ne l’empêchera de le mener à bien. Après la vente d’une partie de son vignoble californien, Coppola réunit les 120 millions de dollars nécessaires au projet, tourné à la sortie des divers confinements, entre New York et l’État de Géorgie.
Son idée centrale ? Revenir en arrière vers l’Empire romain (New York s’appelle dans le film “New Rome”) pour mieux éclairer le présent, comme Coppola l’a expliqué : “Les fondateurs de l’Amérique ne voulaient pas de roi et ont mis en place une nouvelle forme de gouvernement qu’on appelle république, avec un sénat et des lois. Quand j’ai eu l’idée du film il y a plusieurs décennies, j’avais le sentiment que c’était pertinent, mais je n’avais pas idée que la réalité me rattraperait à ce point. Ce qui se passe dans notre démocratie ressemble à la manière dont Rome a perdu sa république il y a des milliers d’années.”
“Il existe une tendance mondiale qui consiste à aller vers la néo-droite, et même vers la tradition fasciste. C’est très effrayant. Celles et ceux qui étaient là pendant la Seconde Guerre mondiale ont vu les horreurs que cela produit.” Francis Ford Coppola
Le point de départ de Megalopolis est donc politique, le cinéaste devenant même frontal quand il s’agit de désigner l’ennemi principal à ses yeux. “Il existe une tendance mondiale qui consiste à aller vers la néo-droite, et même vers la tradition fasciste. C’est très effrayant. Celles et ceux qui étaient là pendant la Seconde Guerre mondiale ont vu les horreurs que cela produit. On n’a pas envie de le répéter.”
Le nom de Trump n’est pas cité, mais son ombre plane dans Megalopolis, qui a pour héros un architecte accroché à ses utopies généreuses (Adam Driver), en proie à la folie d’un maire ultraconservateur (Giancarlo Esposito). Coppola situe ce dernier dans une lignée remontant à l’Allemagne des années 30. Cela ne fait pas de son film un modèle de légèreté : le caractère explicatif du propos l’empêche souvent de décoller.
Mais si nous ne sommes pas devant un grand Coppola, Megalopolis intrigue souvent, fascine parfois, ne laisse jamais indifférent. Parler de l’avenir de l’humanité et de la manière dont nos rêves se brisent, telle est l’ambition du cinéaste, qui se fiche assez radicalement de la bienséance narrative ou du bon goût. Nous sommes devant un objet totalement étrange, mêlant science-fiction, parabole politique, exploration romantique et comédie musicale pop. Coppola cherche à dénoncer la vulgarité de l’époque et sa fabrique d’images outrancières, mais il imagine simultanément la possibilité d’une beauté persistante, qu’il faudrait aller chercher à l’intérieur même de l’horreur.
“Quand je mourrai, je pourrai me rappeler que je suis allé au bout de ce projet, que j’ai vu ma fille remporter un Oscar.” Francis Ford Coppola
Megalopolis a beaucoup de limites, comme le traitement franchement rétrograde de certains personnages féminins, notamment la bimbo arriviste incarnée par Aubrey Plaza, ainsi qu’une forme de confusion dans le récit qui le rend retors. Mais on aime le souffle qui se dégage de l’ensemble et l’autoportrait terminal qui se dessine en creux, à travers ce héros architecte joué par Adam Driver, un homme brillant mais peu aimable, un artiste total capable d’arrêter le temps (“Le sujet de l’art, c’est le contrôle du temps” a rappelé Coppola à Cannes), qui voudrait faire aboutir ses visions coûte que coûte.
Autour de lui, les gens souffrent. Le monde sera-t-il plus beau malgré tout ? Megalopolis veut le croire, Francis Ford Coppola aussi, lui qui a jeté toutes ses forces dans la bataille pour mettre au monde ce projet pharaonique, événementiel, aussi fragile que le vieil homme qu’il est devenu. Dans un moment drôle et poignant, le cinéaste a précisé sa motivation : “Tant de gens, au moment où ils meurent, se disent qu’ils auraient aimé faire ceci ou cela. Quand je mourrai, je pourrai me rappeler que je suis allé au bout de ce projet, que j’ai vu ma fille remporter un Oscar, que j’ai pu faire du vin comme j’en avais envie. Je serai tellement occupé à penser à tout cela que je ne remarquerai pas le moment où je disparaîtrai.”
Megalopolis (2024) de Francis Ford Coppola, avec Adam Driver, Nathalie Emmanuel et Aubrey Plaza, actuellement au cinéma.