5 juin 2020

“Faire une fellation est bien plus fort que dire ‘Je t’aime’” L’interview culte d’Asia Argento

Italienne sensuelle à la réputation sulfureuse, Asia Argento n’en finit pas de jouer les provocatrices. Retour sur son interview culte.

Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.

Asia Argento par Jean-Baptiste Mondino

Elle ne fait pas le spectacle, elle est le spectacle. Car peu importe son statut – réalisatrice, actrice, écrivaine, mère de famille ou chanteuse – Asia Argento ne cherche qu’une chose : atteindre une totale liberté à travers une seule et même occupation qu’elle n’a de cesse de revendiquer : “Faire de l’art, tous les jours, sous toutes ses formes.”Un art qui est d’abord le cinéma. Elle débute sa carrière en 1985 en tant qu’actrice en Italie – elle n’a même pas 10 ans – et tournera rapidement avec son père, le mythique Dario Argento, puis avec Patrice Chéreau en France ainsi qu’avec un autre mythe, américain celui-là, Abel Ferrara, dont le film New Rose Hotel, en 1998, lui offre alors une certaine légitimité internationale. Ses tatouages, effacés depuis, et ses relations multiples avec des acteurs underground comme Michael Pitt et Vincent Gallo, ont parfois fait oublier qu’Asia Argento est loin d’être la bad girl sulfureuse que l’on a dépeinte. Alors qu’elle accepte de jouer dans le très mauvais film XXX en 2002, elle revendique l’avoir fait par pragmatisme, pour se faire une notoriété aux États-unis. Cette décision lui permettra de réaliser un deuxième film, américain cette fois, Le Livre de Jérémie, et d’approcher une nouvelle famille cinématographique, celle de Gus Van Sant et de Sofia Coppola avec lesquels elle tourne en 2005 et 2006. Et si la musique est passée pour la nouvelle lubie d’une éternelle adolescente, ce serait oublier qu’Asia Argento avait déjà réalisé un clip pour Marilyn Manson et prêté sa voix à Placebo ou Munk il y a presque dix ans. Retour sur l’interview culte d’Asia Argento.

 

Numéro : Après avoir prouvé que vous n’étiez pas seulement une “fille de” en tant qu’actrice et réalisatrice, vous exposiez en 2013 à un autre cliché décrié, celui de la comédienne qui sort son premier album. N’êtes-vous pas un peu masochiste ?

Asia Argento : On me juge depuis ma naissance. Si j’y avais prêté attention, je me serais suicidée. Et puis, être actrice, quelle désolation ! Si seulement je pouvais mettre un terme à cette carrière. J’ai tant donné. Je me suis prostituée. Bien sûr, je ne suis pas la seule, les actrices sont toutes des prostituées – métier qui mérite tout notre respect, je vous l’assure. Quel métier sublime que celui de donner du plaisir ! Mais l’actrice, comme la prostituée, n’est qu’un instrument servant à assouvir le rêve d’un autre, réalisateur ou client. Et quant à l’idée d’être une “fille de”, je crois enfin qu’elle n’a plus lieu d’être après trente ans de carrière au cinéma. D’ailleurs, j’ai oublié ce père, même si cela m’a pris longtemps. Je m’en suis éloignée. Non pas pour éviter cette question insidieuse de la filiation, mais parce qu’il a perdu la flamme. Il ne reste plus chez lui qu’un cœur de pierre. Je ne vais quand même pas tenter de le briser à l’aide d’un burin afin d’y trouver quelque chose.

 

Vous considériez-vous comme le leader d’un groupe, qui impose sa vision ?

Je n’ai jamais ressenti le désir de faire partie d’un groupe, ni d’en être le leader. La seule chose qui m’intéresse dans la création musicale – comme dans le métier d’actrice – est d’entrer dans l’univers d’un autre artiste : chaque morceau a été élaboré à partir de compositions d’artistes avec lesquels j’étais en contact : Morgan, mon ex-mari, Tim burgess de The Charlatans, The legendary Tigerman, Anton Newcombe de The Brian Jonestown Massacre, etc. J’ai écrit sur leur musique. Écrire de la poésie sur une mélodie est un exercice magnifique. Je me sens alors comme une prêtresse poétique. Je suis ouverte à tous les genres de musique, mais je hais ce qui est commercial. J’avais donc envie de m’essayer au rock’n’roll primitif avec The legendary Tigerman, à la techno avec mon ex-mari, ou à la musique orchestrale, à des morceaux plus électro avec Antipop et Archigram.

 

D’où vous vient ce rapport si particulier à la musique ?
Cette ouverture et cet amour, je les dois à ma mère. Elle nous faisait écouter rien de moins que Metal Machine Music de Lou Reed pendant notre enfance. J’ai gardé précieusement l’ensemble de ces vinyles. Mais mon premier disque, celui que je me suis offert pour l’un de mes anniversaires, est un album d’Elvis Presley, le grand amour de mon enfance. Puis, dans les années 80, je me suis tournée vers une musique plus extrême. Je ne me déhanchais ni sur Madonna ni sur Duran Duran. Et je suis devenue amie avec ces musiciens que j’admirais, comme Richard Hell. Mon prochain film en tant que réalisatrice parlera justement de cette musique oubliée des années 80, plus précisément de l’année 1984.

J’ai assisté à l’un de vos show, vous insultiez le public à coups de “fuck you”, de “motherfucker” et de “suck my dick” ? Voilà de bien singuliers messages d’amour. Pourquoi êtes-vous donc incapable de dire “je t’aime” comme tout le monde ?

Ce sont des messages d’amour bien entendu ! Si je disais “je t’aime” tout le temps, quel sens cela aurait-il ? Alors que lorsque je m’écrie “motherfucker, suck my dick”, j’exprime un amour énorme. Faire une fellation à quelqu’un est un acte d’amour très fort, bien plus fort que ces couples qui passent leur temps à se répéter des “je t’aime” à tue- tête… Je suis tellement touchée par le fait que le public vienne à mon concert que je lui propose de “sucer ma bite”, de partager cette intimité, cet instant de sincérité, de vérité et d’amour. Il s’agit d’un moment de partage. Tout cela me paraît moins déprimant qu’une chanson de Barry White.

 

Ne vous verra-t-on plus en tant que prostituée, enfin, pardon… en tant qu’actrice ?
Vous connaissez sans doute la chanson de The Pop Group, We Are All Prostitutes : “Everyone has their price. And you too will learn to live the Lie.” Je fais parfois des films seulement pour l’argent. Il faut bien payer la nounou de mes enfants. Mais à quelques occasions, c’est également important de les faire pour apprendre. non pas à être une actrice, je pense déjà être un bon instrument entre les mains des réalisateurs. Je suis humble face à leurs demandes. en revanche, ce qui attise mon désir de jouer, c’est ma passion pour l’exercice du métier de réalisateur. Chaque expérience en tant qu’actrice doit être le moyen pour moi d’en apprendre plus sur le sujet. Et je le dois avant tout aux techniciens. Sur les tournages, je passe ma vie à les observer. J’apprends comment tel type de travelling peut prendre quinze minutes, qu’un gros plan peut se faire avec une focale de cinquante ou de deux cents. J’ai compris de cette manière ce que j’aimais et ce que je n’aimais pas pour mes propres films. Mais je dois avouer que personne ne m’a jamais appris autant que Tony Gatlif. Il restera mon maître ultime.Sson plus beau cadeau fut de m’enseigner l’art de l’improvisation. Tony se limitait à me dire ce qui allait se passer lors d’une scène et me laissait libre. Je n’avais plus qu’à suivre mes sentiments. Ma participation à l’un de ses films représente pour moi le Kilimandjaro de ma vie d’actrice. Je ne vois pas ce qui aujourd’hui pourrait être plus important.

 

Vous êtes donc définitivement fâchée avec votre ancien maître, Abel Ferrara ?
Je préfère mon Tony Gatlif et mon Olivier Assayas. Abel est trop méchant. Mais même s’il me déteste parce que je n’ai pas voulu de lui, je sais qu’il se rappellera toute sa vie de cette petite gamine qui comprenait tout du cinéma, qui lui a tout donné. D’autant que j’ai tatoué mon autographe sur ses fesses.

 

Vous n’avez pourtant pas toujours refusé les avances de vos partenaires au cinéma…
Je ne couche plus avec les acteurs depuis longtemps. Ce sont de très mauvais amants. Je déteste leur besoin d’être rassurés perpétuellement. Ils sont égocentriques et fragiles. Ils ont besoin d’être beaux, d’être regardés, d’être aimés, de dominer le monde, l’écran… cela me fatigue. Je trouve tout cela pathétique.

 

Vous faites référence à votre expérience avec Vincent Gallo ?

 Vincent Gallo, c’est autre chose, il est malade. C’est dommage. Il fait partie de ces personnes qui n’assument pas leur homosexualité et qui sont rongées de l’intérieur. il en devient méchant.

 

Nul acteur ne trouve grâce à vos yeux ?

Bien sûr que si. J’ai adoré travailler avec Charlotte Gainsbourg sur le film d’Yvan Attal. Je l’aime. Mais ce n’est pas une actrice, c’est une poétesse, une musicienne. Elle a une âme. Vous savez, j’ai beaucoup changé depuis l’époque où je m’identifiais aux personnages étranges et rejetés du film Freaks – La Monstrueuse Parade de Tod browning. Je me considère toujours comme une freak mais je suis capable d’aimer l’humanité telle qu’elle est. J’ai appris à apprécier ce que chacun, dans sa différence, peut m’apporter. Lorsque je rencontre une personne fermée, bloquée, ma réaction aujourd’hui est de partager avec elle mon énergie. J’aurai bientôt 40 ans – le moment le plus beau de la vie d’une femme – et je suis riche d’une énergie que je n’avais jamais connue. Je suis heureuse de vieillir, de grandir. Je veux vivifier le monde qui m’entoure.