18 mai 2018

En direct de Cannes : le chef-d’œuvre du Chinois Bi Gan et le retour du prodige David Robert Mitchell

Deux films de la compétition réfléchissent au passé et à la modernité du cinéma : “Under The Silverlake” de David Robert Mitchell et “Long Day’s Journey Into Night” du chinois Bi Gan – un chef-d’œuvre.

“Long Day’s Journey Into Night“ de Bi Gan

Dans ses deux premiers longs-métrages, The Myth of The American Sleepover et It Follows, le prodige californien David Robert Mitchell avait remixé deux genres majeurs du cinéma de son pays – le teen movie et le film d’horreur – avec grâce. Cette fois, c’est au film noir qu’il s’attaque. Promu en compétition cannoise, le quadra raconte dans Under The Silverlake l’errance d’un jeune homme envouté par les signes du passé hollywoodien dans le Los Angeles contemporain. Descendant du James Stewart de Fenêtre sur cour quand il mate sa voisine sexagénaire aux seins nus, héros post-Raymond Chandler quand il enquête sur la disparition d’une voisine (Riley Keough) qui le séduisait, le solitaire Sam (Andrew Garfield) arpente la ville à l’affut du moindre signe. Il découvre peu à peu – ou imagine ? – un monde souterrain paranoïaque et morbide, où s’épanouissent les théories du complot. Sous le soleil exactement, la noirceur menace.

 

1. Hollywood, éternelle Babylone

 

Le problème et la beauté de Under The Silverlake – ces choses-là sont parfois simultanées -, c’est qu’il ne raconte pas vraiment cette histoire. Nous sommes plutôt devant un film obsessionnel sur des obsessions, qui évide toute logique narrative nette pour façonner une succession de montées de sève brutales suivies de retombées flottantes. Sam croise des actrices de seconde zone dans un cimetière et des membres d’une secte qui n’auraient pas grand-chose à envier à Charles Manson. Il perd ses illusions face à un musicien qui lui donne les clefs de la société du spectacle. Dans Los Angeles désolée, il s’égare entre ses fantasmes et l’idiote réalité. C’est une Californie violente que fixe David Robert Mitchell d’un regard sombre et ironique, mais aussi l’empire du faux que sont devenues nos sociétés saoulées de pop culture et d’images sans âme. Citant abondamment Mulholland Drive, il manque pourtant de générosité dans sa manière d’expliquer que les mythes sont faits pour être renversés. Under The Silverlake flotte dans un monde de références dont il fait à la fois la critique et l’éloge, comme si être cinéaste en 2018 était à la fois une joie et une souffrance.

 

Il y a plus d’une décennie, Richard Kelly avait réussi sur le même sujet un film monstre complètement fou, Southland Tales, qui lui a coûté sa carrière. David Robert Mitchell n’est pas aussi allumé. Il est peut-être plus doué, mais il devra encore le prouver. Son héros est secoué par la vision de pin-up venues de la nuit des temps du regard masculin objectivant. Lui est fasciné par toutes les images et leur revers morbide, Hollywood comme éternelle Babylone. Il se trouve à un carrefour fascinant et doit retrouver une joie de filmer qu’il semble avoir un peu perdue.

2. Comment décoller ?

 

La joie débordante de filmer s’est transférée à Cannes 2018 dans le regard sûr et émouvant d’un chinois né en 1989 (!) nommé Bi Gan, dont le deuxième film Long Day’s Journey Into Night – après Kaili Blues en 2015 – a fait sensation depuis son passage dans la section Un Certain Regard. Le film débute comme une “suite” aux bijoux planants et mélancoliques de Wong Kar-wai circa années 90 (Chungking Express, Nos années sauvages), quand un ancien tueur revient dans sa ville d’origine à la recherche d’une femme qu’il a aimé. Il se pourrait qu’il fantasme sa rencontre avec elle et les occasions manquées. Le film est déjà beau mais pas encore accompli. C’est comme s’il regardait en arrière. Il a besoin d’une transmutation, de balayer ses propres scléroses, de se défaire des tics du cinéma d’auteur moderne. “ Faire d’une forme ancienne une forme nouvelle”, disait Jean-Luc Godard il y a quelques jours dans une séquence hypnotique de son Livre d’image. C’est exactement le programme qu’accomplit Bi Gan (et que David Robert Mitchell ne parvient pas à atteindre) en provoquant une césure dans son film – en lui offrant une nouvelle peau.

 

Au début de la projection de Long Day’s Journey Into Night, des lunettes 3D avaient été distribuées aux spectatrices et spectateurs, un carton invitant à  “suivre le personnage” pour déceler le moment où il faudrait les porter. Ce moment arrive après un peu plus d’une heure. Le héros s’assied dans une salle de cinéma et nous partons avec lui de l’autre côté, vers un monde en relief. La rupture est franche et douce à la fois. Nous sommes peut-être dans le double du même film. Peut-être dans le niveau supérieur d’un jeu vidéo à la poésie infinie. Le générique s’affiche, comme il s’affichait déjà en 2002 au milieu de Blissfully Yours d’Apichatpong Weerasethakul, comme il aurait pu s’afficher au milieu de Mulholland Drive de David Lynch, d’autres grands films coupés en deux.

3. Du “gaze” au “maze” 

 

Les cinquante dernières minutes de Long Day’s Journey Into Night s’étirent alors en un seul plan séquence en 3D, un voyage fou où le héros découvre avec nous une autre dimension : les mêmes problématiques amoureuses et mémorielles que dans la première partie sont rejouées différemment. Il entame une partie de ping-pong avec un jeune garçon. Il se lance au-dessus du vide sur une tyrolienne. Il va carrément voler. Un âne chargé d’oranges s’approche dangereusement de la caméra. Le héros retrouve une jeune femme brune qui porte le même nom de celle qu’il cherchait. Plus tard, une chanteuse de bal pop s’égosille sur un podium. Nous sommes dans un rêve de rêve, un pays de spectres bienveillants où tout est calme.  “Comment sortir du labyrinthe ?”, demande-t-il au jeune garçon qu’il a affronté au tennis de table. En ne cherchant pas à en sortir, il est possible d’avancer, répond le film, donnant la clef d’une conception du cinéma comme aventure sensorielle et intellectuelle sans limites. Au cinéma du  “gaze” (regard fixé sur un objet fétichisé, sur lequel repose Under The Silverlake) succède un cinéma du  “maze” (la construction d’un labyrinthe où se perdre et se retrouver).

 

Dans la trouée virtuose et ultra maitrisée de cette deuxième partie, le plus stupéfiant reste le sentiment constant d’apaisement et de modestie. La 3D est ici autant un outil pour décoller qu’une manière de révéler les formes et les peaux, de donner un supplément de matière au film. D’une maturité formelle effrayante pour son âge, Bi Gan a aussi le don de se laisser dépasser par ses visions, d’en découvrir la vérité en même temps que nous. Il y a quelque chose de magique dans Long Day’s Journey Into Night, cette audace de proposer une expérience de cinéma absolue (comment imaginer le voir vraiment autrement qu’en salle ?) tout en laissant entrer un trouble dans la représentation. Nous évoluons dans un mausolée du cinéma tel qu’il a été, qui prendrait le temps de regarder quelles fleurs repoussent sous les tombes.