Centre Pompidou : Rencontre avec le chorégraphe Noé Soulier, star du Festival d’Automne
Événement majeur du calendrier du spectacle vivant, à Paris, le Festival d’Automne consacre cette année son “Portrait” à Noé Soulier. Le chorégraphe français y présente notamment sa pièce First Memory, cette semaine au Centre Pompidou.
Par Delphine Roche.
Numéro : Le Festival d’Automne vous consacre cette année son “Portrait”, dans le cadre duquel vous présentez au Centre Pompidou First Memory, une pièce dans laquelle vous essayez d’accéder, au moyen d’une structure chorégraphique, aux affects que recèle le corps lorsqu’on dérègle ses automatismes moteurs. Peut-on dire qu’une partie de votre travail consiste justement à dé-conditionner les corps, défaire les habitudes ?
Noé Soulier : Une partie de mon travail est effectivement de dé-familiariser notre rapport au mouvement, qui est quotidien et lié à des buts pratiques. D’accéder à un pouvoir d’émerveillement en se débarrassant du voile de l’habitude. Les vocabulaires chorégraphiques appris par les danseurs participent également de ce voile. Les dimensions qu’ils ont ouvertes par leur pratique se referment au fil du temps, donc il faut trouver des manières d’éprouver de nouveau des choses, de recréer de la curiosité. Mon travail est donc notamment basé sur une analyse de ces vocabulaires, pour ne pas être aveugle face à eux. Mes pièces Faits et gestes et First Memory participent de cette démarche.
Comment vous y prenez-vous, concrètement ?
Depuis le début, je travaille avec des mouvements motivés par des buts pratiques. Ce vocabulaire-là est partagé non seulement par les humains mais aussi par une partie du monde animal. C’est aux 17e et 18e siècles que les pas de la danse classique ont commencé à être codifiés. Ils fonctionnent comme des verbes d’action : frapper, fouetter… mais très stylisés, insérés dans une géométrie orthogonale. Les postmodernistes comme Yvonne Rainer ou Robert Morris ont attiré l’attention sur les actions pratiques ou quotidiennes en les portant sur scène. Mais dès qu’on accomplit ces actions “pour elles-mêmes”, sans but pratiques, elles sont dénaturées. Il est donc en vérité impossible de présenter une action quotidienne de manière crédible sur scène. C’est pourquoi j’essaie de me focaliser sur l’expérience qu’on va avoir en accomplissant ces actions pratiques. J’introduis des distorsions, j’enlève l’objet sur lequel on agit, ou je demande aux danseurs d’utiliser des parties de leurs corps qui ne sont pas appropriées… Ma pièce Removing porte, dans son titre même, l’idée de retirer la fin du mouvement ou l’objet visé. Dans First Memory, ce qui m’intéresse, c’est comment générer des séquences de mouvements qui ne sont ni complètement planifiées à l’avance ni totalement improvisées.
Pourquoi le dé-conditionnement du corps des danseurs, ou des non-danseurs, a-t-il un potentiel émotionnel ?
Le corps est bourré d’affects, d’émotions, de mémoire corporelle, psychologique, de jouissance, de peur, de réactions instinctives au danger. Pour moi, tout cela est un champ poétique qu’on peut encadrer par une narration, mais alors tout ce foisonnement d’affects va alors être canalisé et lisible… Or n’importe quelle situation de notre vie est infiniment plus complexe, riche, paradoxale, qu’une histoire, qui est toujours un schéma à la fois très puissant mais aussi simplificateur. Je m’inspire notamment d’écrivains comme Stéphane Mallarmé qui ont essayé de déjouer la narration, de la faire jouer contre elle-même. Je convoque donc un champ poétique qui crée énormément d’amorces de micro-histoires, sans les contraindre et les limiter par la narration ou même par un cadre discursif. J’essaie d’aller déjouer les conventions cinétiques pour libérer le potentiel poétique et affectif du mouvement. Il faut des heures et des heures de travail pour trouver un moment où l’on sort de ses habitudes motrices. Cela crée une forte émotion chez moi, cela me rappelle tous ces moments où on est touché par les gestes de quelqu’un, la façon dont une personne va tourner la tête ou se pencher vers l’avant, par toute cette communication non verbale.
Vous évoquiez la structure de First Memory, ni écrite ni totalement improvisée. Peut-on dire qu’il en est de même de Clocks and Clouds, que vous présenterez en janvier au Carreau du temple, et qui met en scène un grand nombre de danseurs du CNDC d’Angers, que vous dirigez, et du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris ?
Il y a ce même désir de défamiliarisation du mouvement, d’échapper aux normes motrices. S’y ajoute le fait de chorégraphier pour un grand groupe en échappant aux automatismes chorégraphiques liés à la planification des mouvements de groupe. On propose souvent des motifs d’ensemble comme l’unisson, le canon… Ce qui m’intéresse là c’est de trouver des règles d’interaction communes, mais au sein de ces règles communes, beaucoup est laissé à l’initiative de chacun. Par exemple, je propose une phrase chorégraphique à chaque moitié du groupe, mais ils doivent ensuite inventer leur propre interaction dans l’espace pour ne pas entrer en collision. On peut jouer sur le nombre de phrases, la nature des phrases, des règles d’interaction, d’entrée ou de sortie du plateau… Cela crée une multitude de possibilités, et c’est une façon non centralisée de construire des interactions, plus proche de la logique des réseaux ou d’une ruche, d’un carrefour où des gens se croisent. On pose un cadre dans lequel la multiplicité des interactions va générer un nombre énorme d’informations. C’est ce qu’on voit dans le sport par exemple, le cadre est connu de tous, les règles sont très explicites. Dans ma pièce bien sûr elles ne le sont pas autant, mais suffisamment pour souligner les décisions individuelles. La pièce est dansée sur le Concerto de chambre de György Ligeti qui joue un rôle dans cette recherche : dans les années 60 et 70, le compositeur a fait émerger des structures sonores basées sur des formes d’interactions qui ne peuvent pas être totalement contrôlées. Il inclut dans la manière de les écrire des types de friction ou d’interaction entre les musiciens, qui vont produire des effets globaux qui ne se réduisent pas à la somme de chaque partie individuelle.
Noé Soulier, dans le cadre du Festival d’Automne : First Memory, au Centre Pompidou, du 16 au 19 novembre. Clocks and Clouds, au Carreau du Temple, du 6 au 8 janvier 2023. www.festival-automne.com